Des nouvelles d’Hamlet

Elle n’est pas tout à fait nouvelle, mais la version d’Hamlet de Peter Brook (2001) nous a été présentée par Muriel Mosconi ce 23 janvier dans le cadre du collège de clinique psychanalytique du sud-est. On se rappelle la version un peu morne et inhabitée, presque mélancolique, de Franco Zeffirelli (1990), et celle plus en relief, baroque et emphatique, plutôt histrionique, de Kenneth Branagh (1996). Peter Brook a fait le choix d’une mise en scène épurée, où l’accessoire est déplacé pour dégager l’essence de la pièce. Les déplacements d’époque, de cultures, de couleurs de peau, de décors, soulignent l’intemporalité du récit. Servi par un jeu d’acteurs sobre mais consistant, le texte est raccourci par les coupes du metteur en scène, dépouillé de ses supposées digressions pour ne conserver qu’une articulation minimale du mythe d’Hamlet. Il en ressort une pièce courte, dynamique, passionnée et passionnante. Comme l’indiquait Muriel Mosconi dans son commentaire, le clinicien curieux (pléonasme ?) gagnera à enrichir le spectacle de la lecture du commentaire de Freud dans la Traumdeutung1 et des sept chapitres de son séminaire (livre VI) consacrés par Lacan à l’élucidation de ce mythe, dans son rapport au désir. En réponse au clin d’œil du comité de la rubrique, il n’est pas inintéressant d’interroger l’horreur de savoir d’Hamlet, le « pire » de ce personnage – rappelons-le au passage – de fiction. On en distingue plusieurs niveaux : celle que Shakespeare met en avant au premier plan, l’horreur pour Hamlet de savoir que son père a été assassiné, qui recouvre, à suivre Freud, celle de savoir qu’il eût voulu être l’assassin. Meurtre dont il ne se prive d’ailleurs pas dans le verbe : « The king is a thing […] of nothing2. » Mais l’horreur qui semble mener Hamlet du début à la fin est plutôt celle du commandement de vengeance qu’implique le dévoilement du meurtre, le mettant en demeure de se faire le bras vengeur du roi, commandement auquel il tente de se dérober jusqu’à la fin, au risque de la déréliction.
Et pour creuser encore un peu un sillon qui m’intéresse, il y a là, me semble-t-il, une des façons d’attraper la différence entre Œdipe et Hamlet, que Freud considère comme la marque du progrès du refoulement « dans la vie affective de l’humanité ». Là où Œdipe passe à l’acte, Hamlet act out. Là où Œdipe éjecte l’objet de la scène, Hamlet du début à la fin remet sans cesse l’objet sur scène. Et ce, jusqu’à sa dernière parole : « The rest is silence3. »

Francis Le Port

1 FREUD S., L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p.230.
2 SHAKESPEARE W., Hamlet, (bilingue), Lambersart, Editions Vasseur, 2013, act IV – scene II, p.83.
3 Ibid., act V – scene II, p.125.

Le pire

« … Nous vous lancerons (donc) de temps en temps un « truc », tel « un pavé dans la mare1 », en prenant le risque du « flop », mais aussi à partir d’un effet de vague, du rebond-dire des uns et des autres2 ».

Alors allons-y. Le pire sera le thème de la première proposition, le pire, soit ce qui peut arriver de mieux en fin de compte lors d’une psychanalyse. Je cite Colette Soler lors de son cours du 2 décembre 2020 : « il y a bien une horreur de savoir quand ce qu’il y a à savoir c’est le pire et ça génère le recul du sujet. Le sujet à la fin il acceptera donc de savoir. Accepter de savoir, oui, mais quoi ? Accepter de savoir c’est pas un désir de savoir. Accepter, bon, on s’y fait. Mais quoi ? Lacan nous dit : qu’il est un rebut ». Est-ce que cela vous Un-ce-Pire ?

En janvier, il est d’usage de présenter ses vœux, nous vous souhaitons donc le pire, avec ses effets, une fois extrait…

Cédric Bécavin

1 « La métaphore et la métonymie (…) donnaient le principe dont j’engendrais le dynamisme de l’inconscient. La condition en est ce que j’ai dit de la barre saussurienne (…) comme ce qu’elle est pour Saussure, faire bord réel, soit à sauter, du signifiant qui flotte au signifié qui flue. C’est ce qu’opère la métaphore, laquelle obtient un effet de sens (non pas de signification) d’un signifiant qui fait pavé dans la mare du signifié », LACAN J., Radiophonie, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 416.

2 cf édito de la rubrique Coup d’Oeil

Adolescentes

Il faut voir ADOLESCENTES[1], de Sébastien Lifshitz. Pendant cinq années, le réalisateur a filmé dans leur quotidien intime, par périodes de plusieurs semaines, deux adolescentes, évidemment lambdas, évidemment singulières. Avec une bienveillance subtile, de plans larges en gros plans, de clair en obscur, de non-dits en corps parlants, le documentariste dévoile les contrastes. Contrastes entre les deux filles, bien sûr, qui mènent, comme elles peuvent, leur corps vivant dans des histoires sociales et familiales tellement différentes. Mais contrastes de chacune en elle-même, aussi. Dans une oscillation entre volubilité bavarde et lourd silence, les deux jeunes filles semblent rejouer un Fort-Da qui interroge sans cesse, me semble-t-il, leur propre présence-absence au monde (celui des adultes), dans une tentative déterminée, acharnée, de symbolisation d’elles-mêmes. Lacan appelait « symbole pur[2] » le + et le – : à défaut de signifiants pour faire sens, les filles bordent l’angoisse et la jouissance par du plus, du moins, du chiffre : l’âge, les notes, le classement des garçons par ordre de beauté, le bac… Sébastien Lifshitz met en image l’adolescence comme un temps de réel où les mots – don nécessairement défaillant tant attendu de l’Autre, en particulier parental – manquent, ou embarquent (« tu me saoules ! »). Le film révèle de manière saisissante la dimension nécessaire du langage, pour que chacun.e puisse (re)prendre place dans la chaîne signifiante, dans le monde. Une place désignée par un désir singulier, étrange( r ), et non plus assignée par le désir d’un autre.

Anne-Claire Lucas


[1] sorti en salle le 9 septembre 2020. Et puis il faudra voir ou revoir, aussi, l’indispensable BOYHOOD, de Richard Linklater. À l’inverse, il s’agit d’une fiction filmée comme un documentaire, suivant pendant une douzaine d’années un jeune garçon qui devient un homme. Les enjeux subjectifs y sont bien de même nature…

[2] Jacques LACAN, Le séminaire, Livre IV, « La relation d’objet », coll. Champ freudien, Seuil, Paris 1994, p. 131

Monstres et Cie

Cet été, et jusqu’au 13 septembre 2020, le musée d’Orsay nous propose un voyage « Au pays des monstres » pour découvrir les différentes sculptures et dessins créés par Léopold Chauveau (1870-1940).

Au fil de la visite et des rencontres avec ses créations, la vie de l’artiste se révèle. Ayant réalisé des études de médecine, puis exerçant comme chirurgien, sa passion pour l’univers fantastique, imaginaire et sa soif de création n’ont jamais cessé.

En naviguant entre tous ces monstres, il est surprenant d’observer combien certains des objets de la pulsion y prennent une place considérable. Et d’ailleurs, si on lève les yeux au ciel on constate que, pour décorer la pièce, des yeux pendent du plafond, presque en orbite, suspendus, droits sur nous.

A l’occasion, les adultes se prêtent à un jeu proposé aux enfants pendant la visite sur une tablette tactile, à savoir « dessine ton monstre ». Les monstres dessinés sont ensuite projetés sur l’un des murs de la salle d’exposition parmi les autres. Que de figures multiples et effrayantes où chaque monstre a son trait, sa particularité qui le définit comme tel. Une bouche ensanglantée, des yeux exorbités, un corps difforme, éclaté, modifié. Faire dessiner les dits adultes et entrevoir quelle serait leur figure du monstrueux.
C’est un jeu pour les enfants auxquels les adultes font mine de jouer car c’est bien connu, les petits seraient les seuls à avoir peur des monstres, ils demandent de regarder sous le lit, dans le placard, derrière l’armoire. Mais alors quand est-ce que ça s’arrête ? Où regarde t-on après ?
Au-dehors de la chambre ?

Les récits que l’on peut lire tout au long de notre promenade, content comment ce créateur voulait inventer des monstres imaginaires qui s’avéraient moins effrayants (voire sympathiques) que ceux du monde extérieur. Le visage, le corps révèlent-ils les monstres ? Qui sont les monstres ?
Médecin ayant aidé les blessés de la guerre 14-18, Léopold Chauveau s’engagera contre le fascisme dans cet entre deux guerres et s’éteindra en 1940 à la veille de la seconde guerre mondiale. Une époque qui mettra la lumière sur d’autres monstres, eux, bien réels.

Faire le choix d’écrire dans ce qui se passe des formes

De cette lecture de l’ouvrage de Dominique Touchon Fingermann, « La (dé)formation du psychanalyste. Les conditions de l’acte », je fais le choix d’écrire, là, attrapé par du texte. « Quand on écrit, on peut toucher au réel, mais non pas au vrai1».

(Dé)formation présentée sur un trépied freudien : analyse didactique, étude de la théorie et contrôle, Dominique Touchon Fingermann creuse, inscrit là, où il y a de la déformation, sans cesse, et propose de se tenir au travail des effets de production, pas sans Ecole. L’expérience de la cure, l’irréductible restant, les preuves de la passe, se tenir responsable à « n’être enseigné qu’à la mesure de son inconscient2 » (p. 60), trouver lieu et adresse à cette responsabilité et au travail de l’« aberration » (p.80) à se faire semblant d’objet, agent de l’acte… l’auteur convoque au tranchant du réel.

Dominique Touchon Fingermann propose par sa (dé)formation ce qu’il en est du franchissement « du savoir de l’inconscient « au lieu » de la vérité » (p.54) et de ses conséquences. Un « choisir la voie par où prendre la vérité3 », là où de la position de l’inconscient s’opère, « parvenir à faire taire le maître, le professeur, l’hystérique » (p.182). « L’intranquilité » (p.154) confortée d’une lecture, de cette lecture, au plus près de quelque chose, pousse à passe. Les conditions de l’acte sont ainsi entrevues, seuls les effets d’après-coupe en feront sa qualité.

La formation du psychanalyste, l’analyse des analystes, la passe, la psychanalyse et son enseignement, le contrôle et le choix de l’école, l’auteur parcourt du trajet.  A leurre du savoir établi et de ses comités, ce livre est là où la psychanalyse réveille, pas sans se tenir responsable de sa jouissance donc. Face à la paresse du savoir établi, proposition est faite au travail de l’inconscient et de ses effets, une lecture donc qui peut prêter à faire sonner ce qui relève de sa cloche.

Angers, octobre 2019

1 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 80.

2 J. Lacan, « Allocution sur l’enseignement », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 299.

3 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 15.

Et si on parlait d’art ?

du 27 avril 2019 – 3 novembre 2019 aux Musées des Beaux Arts de Rennes, avec Guillaume Kazerouni, commissaire de l’exposition & Vincent-Michaël Vallet, artiste invité, diplômé de l’École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne (EESAB) en 2017.

Charles Le Brun, Descente de croix (vers 1679) et Vincent-Michaël Vallet, Amour et Bagarre dans souliers propres sur gazon coloré (2019), modèle numérique imprimé sur moquette.

Co-errance

À première vue, l’occupation de Vincent-Michaël Vallet génère un éparpillement d’objets ludiques et disparates, tirés d’un imaginaire toujours déjà enfantin et d’un rapport naïf au monde. Dans cette constellation, qu’y lire ? Errance, plus qu’égarement, là où l’erre désigne l’élan acquis qui pousse dans une direction ; lancée qui atteint à un sens. La co-errance consonne alors comme seul lot de savoir possible.

Contre toute attente, il y aurait de la cohérence dans l’errance. Est-ce à dire que toute errance est déterminée ? Encore faut-il accepter de se mettre à l'(h)auteur de l’enfant, et de la plus sérieuse des questions, « Pourquoi ?« . Auteur de vue. Pour autant, l’artiste ne joue pas à l’enfant. Cet enfant qui, dans sa liberté de production et son autorité, est artiste par excellence. Prélude. Consentir au déplacement qui conduit du lieu du sens commun et tranquille de l’adulte, celui qui croit savoir, vers la proposition de la dissidence. Co-errer avec, être disposé à se laisser glisser vers une forme d’éloge du balbutiement, de la potentialité de l’ébauche et de l’étonnement comme éthique de celui qui se met à l’heure de l’école de l’enfant.

Vincent-Michaël Vallet, avec cette nouvelle proposition, poursuit sa geste artistique en proposant un parcours dans les collections de peintures du musée des Beaux-Arts de Rennes. Retrouverait-on ici ce verbe enfantin, buissonner ? Buissonner, soit, comme l’indique Frédéric Emprou (Portrait de l’artiste en buissonnier, Revue 303, n°141, 2016, p.72), partir à l’aventure ou prendre un chemin de travers(e). Au cours de déplacements entre les salles, on y découvre peintures, sculptures, collages, compositions ; déambulations et rencontres qui proposent une autre lecture de ce qui fait l’habitus du musée…

Entretien avec Barbara Cassin

Dans le cadre de notre Première Convention Européenne, l’EPFCL-France a convié Barbara Cassin, philologue et philosophe française, pour un échange avec Elisabete Thamer autour de la question de l’exil.

Nous vous invitons à retrouver la vidéo (sous-titrée en espagnol et en italien) de cette rencontre sur le lien suivant :

https://www.youtube.com/channel/UCSig2Jd9pVXtiU4j2YeAMUQ

La commission d’organisation

Poésie irakienne : Ali Thareb « Un homme avec une mouche dans la bouche »

Ali Thareb est né en 1988 en Irak, où il a grandi et vit toujours.

« Un homme avec une mouche dans la bouche » est son premier recueil de textes traduit et publié en français depuis peu et qui a obtenu le Prix des Découvreurs.

Poète et performeur, il fait partie d’un collectif de poètes Irakiens, la Milice de la culture. A travers des mises en scène de lecture de textes sur les lieux même du crime (champ de mines, cage de prisonnier, voitures piégées, …), La Milice de la culture vise à dénoncer l’horreur de la guerre et des pratiques de Daesch.

Ces poètes font le choix de rester dans leur pays et d’attraper par les mots un quotidien qui côtoie la mort.

Pour Ali Thareb, l’écriture poétique est vitale :

 « Elle me permet de me sauver et d’essuyer, ne serait-ce qu’un petit peu, le sang qui coule sur ma vie. […] J’essaie constamment d’ouvrir notre mort quotidienne avec toutes ses facettes, sur les limites du mot, le mot qui pousse non pas comme une rose mais comme une balle[1]. »

Recourir aux signifiants pour nommer l’horreur de la mort devenue banalité, n’est pas sans se cogner aux limites du symbolique.

Deux polarités semblent se dégager dans la démarche de ce poète : recourir aux mots pour évider le sang et la violence tout en se confrontant à la violence même du mot : tel une balle, qui file et percute.

L’écriture du poète est ancrée dans le quotidien et traversée de bout en bout par la perte.

« La mort nous menace chaque jour
et jusqu’ici nous n’avons rien commencé
ainsi sommes-nous depuis l’enfance
pas une fois je n’ai vu entre tes mains autre chose
qu’une poupée sans jambes
tu m’auras vu tant de fois
tirant des pierres sur mon cerf-volant
pendu aux câbles électriques
j’aurais tant aimé dessiner des cœurs
avec la buée
quand tu étais face à moi à la maison
une fenêtre nous séparait
mais nos fenêtres n’avaient plus de vitres[2]. »

Quant au titre, percutant, peut-il être éclairé à la lumière des différents poèmes ?

« Un homme avec une mouche dans la bouche ». Comment cette mouche s’est-elle retrouvée là ?

S’agit-il d’un cadavre, bouche béante ? Est-ce un homme qui reste « bouche-bée », sans mots pour nommer ce qu’il voit ? Ou, au contraire, un homme qui en parlant prend le risque qu’une mouche se faufile jusqu’à l’intérieur de l’orifice qui lui permet justement de l’ouvrir ?

« Soudain ta bouche tombe sur la table
tu restes calme sur la chaise
tu touches ta bouche appuies dessus
enfonces deux doigts de la main gauche
traces un cercle avec les gouttes d’eau
échappées du verre renversé
y piques plusieurs fois ta cigarette
à la fin elle ressemble à un insecte mort
tu l’entoures de cercles infinis
avec le sang qui coule de ton visage[3]. »

Dans ce poème, nulle bouche ouverte ou fermée, mais une « bouche » qui chute et du sang. Qu’est-ce que cela met en exergue ? Nulle parole ne peut émerger de ces lèvres rabougries jusqu’à la mortification. Pourtant, le poète trace par ses mots un contour qui borde et épingle quelque chose en creux. Ces « cercles infinis » circonscrivent-ils par le trait l’espace de ce qui ne peut être dit par la parole aérienne ?

Le 23 Avril prochain, Ali Thareb est l’invité de la Maison de la Poésie, avec sa traductrice, Souad Labbize, pour une rencontre autour de ce recueil.

[1] THAREB A., Un homme avec une mouche dans la bouche, Editions des Lisières, Corbières, 2018, 4ème de couverture.
[2] Ibid., p.55.
[3] Ibid., p.37.

Poésies musicales de Bertrand Belin

L’arrivée dans les bacs du dernier album de Bertrand Belin est une heureuse nouvelle pour qui apprécie la mélodie des textes de l’artiste ou pour qui viendrait à le découvrir.

Avec ces 13 morceaux réunis sous le titre Persona, Bertrand Belin poursuit son travail sur la matière sonore des mots et des rythmes. Le style est là, vif et précis. Pas d’évidence dans ses textes pour évoquer des existences chahutées, le parcours de sujets qui, un jour, ont chuté de leur escabeau.

J’ai glissé
Je n’ai plus de paix de paye de pays
Me donner du pain
M’en faire don
Madame
Monsieur

« Glissé redressé », Persona

Le masque social brisé, le sujet se perd et en vient à parler seul.

La nuit je parle
Je parle seul
Je parle tout seul

 « Choses nouvelles », Persona

Déjà là dans ses précédents albums, que ce soit celle de l’être aimé, celle de l’exil, celle de la chute du corps ou encore celle sociale du licenciement, la rupture et ses effets sur l’existence se compose avec délicatesse dans les textes de l’artiste.

Solitude d’un sujet dont on n’entendrait plus le son de la voix.

Depuis quand
Je n’ai rien
Parlé
Depuis quand
Je suis ceint
De douves ?

« Douves », Cap Weller

Isolement de celle qui construit des entours à son monde.

A vos yeux rompus à l’esquive l’on devine :
Qu’on a brûlé les archives ! l’on devine
Pourquoi mettre tous ces arbres autour de vous ?

« La Perdue », La Perdue

Avec, très souvent, dans ces chroniques douces amères de la vie quotidienne, la nature qui marque sa présence, vivante de ses arbres, de ses oiseaux, de ses mers et de la pluie.

Mais c’est en ne laissant aucune place au pathos que s’inscrit le style de Bertrand Belin. Il fait le choix de suggérer. Ces textes elliptiques offrent les mots aux imaginaires. Pas d’engluement dans le sens pour cerner le réel.

La dernière fois
Qu’on nage
Une chose est sûre
Me dit toujours Peggy
On ne le sait pas

« Peggy », Parcs

Avec sa voix grave et jouant d’une diction théâtrale, Bertrand Belin chante les sons des mots, et ainsi en donnant relief et résonances aux mots, les sens l’emportent sur le sens et l’entrelacs de l’accompagnement musical – guitare, claviers, batterie – y participe. Bertrand Belin brise la syntaxe, répète les syllabes, fissure le texte de silence ; le rythme se saccade jusqu’à parfois devenir entêtant.

Ce travail, Bertrand Belin le déplie sur scène non sans y glisser quelques pas de danses, touches d’humour et émergence du désir.

Une ruine
Sous une pluie fine
Fine fine fine fine
Parmi les digitales
Rouge
Sentimental

« Ruine », Parcs

Pour esquisser un bref portrait de cet auteur-compositeur-interprète, nous pourrions relever qu’il a grandit près de l’océan, qu’il a saisi à l’adolescence une guitare et qu’il a fait le choix, en s’éloignant de son littoral breton, de s’extraire de ce qui aurait pu le déterminer. Après de nombreuses collaborations artistiques, son goût pour la littérature et la poésie l’a conduit à creuser le sillon de l’écriture.

Écriture de chansons avec en 2005 un 1er album éponyme puis suivront La Perdue (2007), Hypernuit (2010), Parcs (2013), Cap Weller (2015) et cette année Persona sur le label Cinq7.

Écriture de romans, Requins (2015), Littoral (2016) et Grands carnivores (2019) accueillis par P.O.L.

 

Image : Bertrand Belin sous l’oeil et le collodion du photographe bordelais. Pierre Wetzel, [https://www.sudouest.fr/2016/04/16/disquaire-day-un-photographe-bordelais-pour-une-edition-limitee-2333086-2780.php]