Perfect Days, un film de Wim Wenders

Du lever au coucher du soleil
Un corps qui respire
Un corps en mouvement qui renouvelle ses gestes routiniers.

Un homme qui mange, avec d’autres
Un homme qui se baigne, avec d’autres
Un homme qui travaille à nettoyer les déchets des corps.

Un homme silencieux
Un homme à l’écoute de ce(ux) qui l’entoure(nt)
Un homme qui lève son regard vers le ciel.

Un regard qui se pose sur une jeune pousse
Un regard qui se tourne vers la lumière perçant à travers les feuilles
Un œil qui scrute la tâche et saisit un instant décisif.

Wim Wenders dessine le portrait d’un homme qui sait se faire disparaître au milieu des autres.
Hirayama, il est celui qu’on ne regarde pas dans son labeur ; quand bien même l’architecture des lieux est soignée et gadgétisée, ces lieux restent ceux du dépôt, des déchets. Hirayama est un silencieux qui lit et écoute des écritures venues d’ailleurs et d’avant. Cet underground qu’il laisse passer de lui ne laisse pas indifférent celles et ceux qui le côtoient et le rencontrent. Qui est-il ? D’où vient-il ? Que pense-t-il ? Quelle est son histoire ? etc. Ses silences accentuant l’énigme.

Wim Wenders dessine le portrait d’un homme à l’œuvre. D’un qui peut prendre à sa charge le déchet, d’un qui peut entendre les mots qui cherchent à se consoler quand la mort frappe, d’un qui ne recule pas devant le sous-terrain. La lumière dans la forêt.

Wim Wenders construit un film d’une esthétique minimaliste. C’est en épurant la ronde du quotidien, en resserrant la routine à quelques gestes que de subtiles et vivaces variations peuvent prendre la lumière et s’éclairer. 
Aller à ce qui fait l’os d’une vie, toute en ombres et lumières, aller à cet effeuillement-là permet que s’attrape l’inattendu. Ce qui surgit d’un instant à l’autre ne pouvant être saisi que par l’attention portée au temps qui précède. Une photographie succédera à une autre.

Rien ne change. Et pourtant. La trouvaille est là, composition de ce qui a été.
Perfect Days, pour dire la joie d’une existence.
En un sourire.

Kristèle Nonnet-Pavois 

Une ligne après l’autre

La ligne est un tracé qui, par l’acte effectif qu’il sous-tend, fait naître un espace imaginaire propre à figurer le champ du fini et de l’infini.

Dans le geste créatif, la délimitation appelle irrémédiablement à un positionnement, à un repérage spatial. L’on peut, tour à tour, se placer « en dedans » ou « en dehors » du trait. S’il y en a deux, l’on peut aussi vouloir se situer « entre » dans une poétique inachevée de l’interligne.

Quelque soit l’endroit où le sujet décide de se situer par rapport à une ligne, l’acte du placement est inaugural dans le sens où il supporte la subjectivité d’un choix visant un but. J’en veux pour exemple, la « ligne de départ » réservée à celles et ceux qui s’apprêtent à faire la course pour être « la » ou « le » vainqueur et, accessoirement gagner la coupe. Dans cette situation, les starting-blocks font miroiter au coureur la victoire qui l’attend au bout de la piste.

Mais laissons la compétition pour revenir à la ligne comme forme propice à quelques réflexions métaphysiques.

Aux extrémités d’un trait, les caractéristiques de « l’au-delà » et de « l’en-deçà » se muent en des qualités qui jettent les bases d’une localisation possible de la Chose.

Le trait qui advient transcende et bouscule l’ordre des choses. Une multiplicité de possibles est en devenir pour qui choisit d’appartenir à l’un ou l’autre de ces champs qui s’ouvrent de chaque côté d’une ligne.

Grâce aux bords qu’il délimite, le trait formalise le lieu de l’existant, palpable et impalpable à la fois. Au carrefour de ces enchevêtrements et de ces alignements, il y a à la fois de l’abstraction et de la représentation.

Dans le travail de quadrillage, bâtir des lignes fait naître une perspective dans laquelle le regard vient se loger grâce au point de fuite. Dans cette construction visuelle, l’œil est attrapé par le détail. En revanche, le foisonnement de traits peut venir brouiller la vision et perturber la contemplation. Il faut alors sortir de ce nœud optique pour trouver d’autres repères plus espacés dans le tableau. Couché sur un papier, le travail des lignes se met au service d’une esthétique des aléas optiques du désir visuel.

Mais dégageons-nous de ce resserrage de l’expérience sensorielle pour prendre un peu de distance.

Je commencerai par cette question naïve : Pourquoi existe-t-il des traits, des lignes dans le monde qui nous entoure ?

D’un point de vue concret et pratique, une ligne a la propriété de réunir tout autant que de séparer. Tout dépend de l’usage que l’on en fait.

Dans certains cas, elle peut servir à faire la jonction entre deux choses, deux rives, deux univers différents. Par exemple, dans l’univers cinématographique du dessin-animé « Coco », le pont comme ligne-passerelle permet de passer du monde des morts à celui des vivants et vice versa. Il est essentiel car il représente le véritable le passage clé pour régler les problèmes de la famille de Miguel Rivera, héros du film.

Cependant, l’auteur d’une ligne peut la tracer dans le but de barrer, d’exclure, de rejeter hors d’elle tout ce qui se présente comme différent au regard de l’ensemble qu’elle définit en son sein. Ainsi, avoir le pouvoir d’établir une ligne n’est jamais anodin. Nous pourrions à ce sujet imaginer une triste « Histoire des murs » érigés dans différents endroits de la planète au fil des guerres et des conflits.

Loin de ségréguer, le franchissement d’une ligne peut aussi revêtir une valeur éthique et politique lorsqu’il s’agit d’une barrière, d’un barrage, d’une barricade, d’une frontière. Le dépassement infléchi par la traversée entraîne alors une temporalité individuelle pour qui tente de passer de l’autre côté. « Quitter, partir, s’affranchir » veut dire qu’il ne sera plus possible de revenir en arrière, de retourner à, vers. Et, plus rien ne sera jamais comme avant. Dans ce moment décisionnaire, le courage s’élève comme une bannière pour assumer une perte en laissant derrière soit un passé, pour un futur. Le passage de cette ligne symbolique se transforme alors en horizon, en échappée, en une trouée qui ouvre la perspective d’un à-venir meilleur. 

Malgré l’interdit de franchir décidé par quelque autorité que ce soit, certain(e)s se risquent à traverser, bien souvent au péril de leur vie, si l’on a en tête la question des migrants. Franchir pour fuir l’horreur ou l’insupportable devient alors une nécessité pour éviter le pire. L’acte de survie d’un tel passage se fait au nom d’une cause, d’une raison qui se trouve derrière la ligne de démarcation comme la promesse d’un monde meilleur.

Quand elle forme un cercle, une ligne enserre, rassemble, regroupe dans l’espace de l’Un. Untel qui appartient au même groupe est comme moi. Il devient mon semblable. Tandis que l’autre qui ne répond pas au critère de conformité sera placé en dehors. Nous touchons là un des effets discriminants du « tous en rond ! » dans le champ du lien social.

La formation d’un cercle peut avoir ses effets d’exclusion en repoussant en dehors de lui ce qui se présente, a priori, comme différent de soi. Tout élément renvoyé à l’extérieur de la circonvolution garantirait une protection contre le non désirable, le non désiré. Les figures fantasmatiques de l’étranger ou de l’inconnu sont, à ce titre, paradigmatiques du rejet de l’autre comme porteur d’une différence inassimilable. Pour celle ou celui qui se trouve dedans, les abords du cercle figurent un danger, un espace indéterminé, informe. L’individu appartenant au cercle reste donc confortablement installé dans une identité de « l’entre-soi » qui règne en maître au sein d’une réunion de personnes ayant un dénominateur commun.

Néanmoins, à l’appui de la psychanalyse, nous pensons que la dimension de l’Altérité ne se trouve pas autour de soi, mais dans le sujet lui-même en tant qu’il est divisé.

Ainsi, les « unions » qui se voudraient garants du familier, du connu est, dans l’expérience, une limite poreuse. Car, à suivre Freud, l’étrangeté réside dans l’inconscient du sujet comme langage dissimulé, caché. A son corps défendant, cette langue subjective fait retour dans les rêves, les lapsus, les actes manqués.

L’amour du cercle comme garant du Moi échoue donc quand surgit la vérité de l’Autre en soi.

Quittons cette forme géométrique du rond pour revenir aux dessins partagés qui, à bien des égards, signent un esprit fougueux dans le caractère sinueux que ses lignes revêtent.

Lorsque le crayon se pose sur la feuille, c’est une aventure délicieuse et incertaine qui commence dans une musicalité, un rythme, un tempo fait de dérives et de déviations. La perfection est un mirage vers quoi le désir de la réalisation idéale tend. Mais c’est un échec et heureusement. Car du ratage, il ressort toujours de la surprise, de l’inattendu. Alors, la nouveauté prend place dans un paysage visuel qui admet la coupure, la rupture et l’inachevé. « L’idée de la ligne droite est un fantasme 1» affirme Lacan à la fin de son enseignement en 1977. Il est donc impossible d’aller « tout droit ». La matière vivante du tracé intègre la réalité de l’erreur, de l’imperfection, de la discontinuité. Elle fait place à tout ce que l’artiste n’avait pas vu venir au commencement du trait.

En réaction à l’imprévu, la ligne dévie, la mine contourne l’obstacle dans un ballet dansant aux multiples virages. Le changement de direction fait partie du cheminement. Il arrive parfois qu’il y ait un point d’arrêt, un moment d’égarement, de doute… avant un nouveau départ. La digression est salvatrice pour se remettre dans les rails de la réalisation qui ambitionne l’achèvement final de l’œuvre. Voici au final une métaphore de cette fameuse « ligne de vie » qui prend des détours pour se frayer un chemin dans les méandres du vivant.

Tel le célèbre personnage issu de la série télévisée « La Linea » créé par le dessinateur italien Osvaldo Cavandoli, l’être humain marche sur un fil dont l’horizontalité se modifie, se tord et se déforme au gré des aventures qu’il rencontre sur son chemin.

Pour autant, il n’y a pas que de la nouveauté. Dans les dessins présentés, la répétition est ultra présente. Dans ce processus pulsionnel au cœur de cette impulsion à « refaire un autre trait », il y a une trace qui s’imprime dans le sillon de la ritournelle graphique. Une rengaine de la barre qui tente de cerner l’objet qui s’échappe dans l’interlude des tentatives d’inscription. Cependant, aucune marque ne s’équivaut. Tracer une, deux, trois lignes, c’est mettre en série des unités singulières entre lesquelles il n’y a rien. C’est le néant, l’absence, le vide. A partir de ce trou creusé d’un bord à l’autre des segments, un comptage symbolique s’opère dans un aller-retour permanent.

Ce mouvement de va-et-vient n’est pas sans rappeler ce jeu enfantin de l’élastique où la joueuse, le joueur sautent pour atterrir à pieds joints, tantôt sur la première ficelle, tantôt sur la deuxième. Jeu d’équilibriste dans lequel l’enfant est, dans ce moment fugace du saut, à la lisière de l’inévitable retombée. Le plaisir d’être en l’air, cette exaltation aérienne sera remplacée rapidement par la jubilation de l’atterrissage en plein sur le fil. La partie est finie. Une autre peut commencer.

Pour conclure, je ne peux pas faire l’impasse sur la dimension du corps et de son corolaire, la jouissance. Le dessin prend vie dans une expérience viscérale avec ses effets d’angoisse. Le porteur de la mine choisit de s’embarquer dans ce voyage dont il ignore comment celui-ci va se finir. Immergé « dans » la ligne, le créateur est fébrile de « ça-voir » où son propre geste va le mener.

« C’est le crayon qui me guide ». Je reprends là les mots touchants d’un jeune enfant ayant réalisé de multiples dessins d’une valeur inestimable pour sa construction dans l’ordonnancement psychique de son monde. 

1 LACAN J. Le Séminaire, Livre XV, Le moment de conclure, leçon du 15 novembre 1977

Ecrit-jet, débord de divan

J’ai rendez-vous avec vous

Vous rendez-vous avec moi

Au rendez-vous de ce moi

Mais pouvez-vous avec moi

Au rendez-vous avec soi

Où vous voulez que je sois

Au rendez-vous avec vous

Mais rendez-moi mes dix sous

Que vous gardez avec vous

Que voulez-vous que j’y voie

Que savez-vous de ce moi

Qui m’avait mis en émoi

Mais restons là entre soi

Et livrons le désarroi

Où au royaume sans un roi

Il sera de bon aloi

De regarder derrière soi

Et vous livrer de ce moi

Celui qu’on ne connaît pas

Mais qui est bien tapi là

Serré entre vous et moi

Entre vu au rendez-vous

J’ai rendez-vous avec vue

Un rendez-vous sur les toits

Sans arrière vue sur le moi

J’ai bien compté sur mes doigts

Su par cœur la dure loi

J’ai voulu qu’on s’apitoie

Voulu tous ces rendez-vous

Les rendez-vous jusqu’à 3

J’ai rendez-vous par 2 fois

Sans avoir pu sur ma foi

Rendez-vous au 4 fois 3

J’ai rendez-vous je le dois

Un rendez-vous avec vous

Gardé entre vous et moi…


On s’arrête là !

Bénédicte Lecarpentier

Écrire

Écrire,

pour supporter le sujet qui se risque.

Écrire,

pierre posée sous le grand obélisque.

Mêlant l’impair au père,

l’écriture est distance,

symbolique, nécessaire,

à celui qui se pense.

Car l’écriture décolle de la plaie de la vie;

elle comble les rigoles, les panse jusqu’à la lie.

Absorbant les humeurs de celui qui se dit,

qui vomit à son heure ce qui noue et le lie.

L’écriture est vautour, se repaît de charogne,

et fait naître aux beaux jours les langes sous la cigogne.

L’écriture est silence, possible page blanche.

A l’aube de donner sens, les mots tiennent leur revanche.

Ils bercent dans leurs lettres le réel écorché,

ouvrent grand la fenêtre au poète nouveau-né.

L’écriture est le choix qui arrache à l’enfance

en imposant sa loi, ses manques et ses béances .

Écrire,

c’est accepter que ce qui nous façonne

c’est la perte, et le trait d’une voix qui dissone. 

Séverine Dodier Cossec

De la déchirure

Déchirure. 
C'est par elle que je respire. 
"Ma déchirure" disait Aragon de son aimée Elsa.
Ma déchirure à moi ne porte pas le nom d'un être, 
Mais le nom d'une absence. 
Un désêtre innommable 
Qui ne peut qu'essayer de se dire. 

Respirer par cette fêlure,
Elle est le seul point de respiration,
Qui permet à l'être de s'échapper,
S'évanouir,
Puis se recueillir dans un lieu inexistant.

L'être par essence éclipsé, 
Insaisissable et décomplété. 
Il n'y a pas de moi-profond,
Désolée de vous spoiler,
Il y a un trou,
Avec des bords. 
C'est tout.

C'est tout,
Mais certainement pas rien. 
Car c'est de là qu'on parle,
Qu'on respire,
Qu'on désire. 
On ne fait qu'aborder le trou
Pour tenter de se saisir.

Béance impensable
Qu'on essaye de panser.
Là se trouve l'inconsolable
Qui permet de s'inventer. 

L'inconsolable,
Ce point aveugle,
Qui ne peut s'attacher à rien,
Qui ne s'articule à rien,
Qui dit toujours encore,
Encore tout et rien.
Il est juste là,
Il ne répond pas,
Il n'a même pas prétention à dire,
Mais pousse pourtant à parler. 

S'ouvrir à la vie,
C'est supporter notre angle mort,
Notre insu-porté.
C'est aller l'explorer,
L'effleurer, l'enlacer, le cerner,
C'est aller le détourner,
Subvertir ce qu'on a et ce qui nous a porté. 

Inespéré
Jusqu'à ce que la psychanalyse ne vienne me heurter.
Une approche littérale,
Qui a suivi les lettres qui ont accroché mon corps,
Celles qui m'ont bordée. 
J'y ai découvert mon propre littoral : 
Terre intime, terre cachée,
Avec ses fêlures, ses lisières et ses aspérités. 

De la déchirure 
Naissent ces berges littérales qui
Libèrent Je. 

Je ne suis plus déchirée car
Je est déchirure. 

Phoebé LIBERGE 

Un Appel

La maison d’édition Les Liens qui Libèrent a publié le dernier essai de Roland Gori : La fabrique de nos servitudes. Dans ce nouvel opus de son appel, Roland Gori reprend son travail d’analyse anthropologique, sociologique et philosophique des discours dominants actuels, en particulier le dit néo-libéral, pour nous en montrer non seulement la redoutable efficacité, mais aussi les limites.

La fabrique des servitudes passe par le contrôle de l’information et de la formation, par la réduction du langage à sa fonction instrumentale de communication, par la dévalorisation de la création artistique, et par l’idéalisation de l’auto-entrepreneur de soi-même. Au service du pouvoir financier, les neurosciences cognitives fabriquent un sujet neuro-économique, éduqué et préparé à la concurrence par les neuro-pédagogues, entraîné à gérer ses émotions et tout ce qui peut faire obstacle sur le chemin glorifié du leader, du winner (évidemment ici, l’importation des termes a toute son importance).

Partant de cet état des lieux plutôt désolant, l’écrit de Roland Gori n’est pas pour autant une invitation à la dépression ou à l’éco-nomico-anxiété, mais bien plutôt une incitation au rêve, à l’utopie et à la résistance. Car les raisons d’espérer sont inhérentes au rapport de l’humain au langage. La disette des mots, l’inadéquation fondamentale du langage au réel nous obligent à inventer, à créer. Et ceci d’autant plus qu’elles sont révélées et soutenues par un discours qui, à l’instar de la psychanalyse, défait les sens établis et dissipe les illusions. Ce discours d’indisciplinarité comme il dit, Roland Gori le construit en faisant appel à son expérience de psychanalyste et d’enseignant, et aussi aux textes de nombreux penseurs du siècle dernier : Walter Benjamin, Gilles Deleuze, Giorgio Agamben, Ludwig Wittgenstein, pour n’en citer que quelques-uns, ou encore de penseurs plus actuels, comme Achille Mbembe, Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau. L’acte de création est acte de résistance pour Deleuze. Qu’il soit artistique, linguistique, poétique ou autre, l’acte de création est au final politique.

C’est ainsi que Roland Gori nous invite au marronnage par l’échappement au rationalisme morbide de la langue utilitaire ; il nous incite à délaisser le pouvoir du langage instrumental pour user de la puissance poétique de la langue ; il nous convie à la grande fête de la créolisation d’une langue toujours bien vivante. Car le vivant d’une langue n’est pas sans effets sur le réel.

Se trouver dans la pluie

Se trouver dans la pluie

Je vous partage ici ce texte que j’ai prononcé le 20/01/2023 au Collège Clinique d’Angers. C’est un travail succinct réalisé sur le thème de l’année « Clinique du désir » à partir du texte Subversion du sujet et dialectique du désir de Lacan. J’ai choisi d’en conserver son aspect vif et spontané, comme cela m’est venu lors de l’écriture.

Arrêtée sur une citation, je partirai d’elle pour cette élaboration. Réflexion théorique dans un premier temps, puis associations et témoignage dans un second.

Page 802 des Écrits, Lacan nous dit : « Être de non-étant, c’est ainsi qu’advient Je comme sujet qui se conjugue de la double aporie d’une subsistance véritable qui s’abolit de son savoir et d’un discours où c’est la mort qui soutient l’existence » (1).

Citation dense. Lacan parle ici de la condition fondamentale de tout être parlant. Le sujet n’a pas de substance, il est un effet de langage, un effet de l’aliénation à l’Autre. Le Je subsiste à s’abolir de son propre savoir. Il se soutient d’un insu. L’existence du sujet se soutient de sa condition même d’être soumis à la castration.

Du fait même d’être condamné à ne pas pouvoir tout se saisir, tout se dire. C’est là que le sujet s’ouvre à la logique désirante, car à ne pas pouvoir tout se dire, il va faire appel à l’Autre, pour l’aider à dire son être. Ça va lui permettre de causer. Rossella Tritto disait récemment, lors du séminaire collectif à Rennes, qu’il s’agit pour l’analyste de « consentir à être cause perdue ». Peut-être d’ailleurs est-ce là même notre condition de sujet : être causé par sa perte et causer sa perte.

Le sujet n’existe que sur fond d’absence. Comme une vague, il n’existe que par son propre effacement. Condamnés à n’être pas tout, cela nous permet de chercher encore.

Mais alors maintenant qu’est ce qui résonne pour moi dans ce thème ?

Qu’est-ce que m’évoque le désir ?

Je me dis spontanément : « Le désir, c’est quand on se mouille ».

L’analyse, pour ma part, permet ça.

J’apprends à me mouiller.

Je me rends compte d’ailleurs que plus j’avance plus j’aime la pluie.

Dans la cure, je dis des choses, les choses, j’apprends à parler ma langue.

Et des fois, souvent même, quand je dis les choses qui comptent, je pleure.

Plus j’avance plus j’aime la pluie.

Plus j’avance plus j’aime mes pleurs.

Parce qu’ils viennent dire quelque chose de ce qui touche

Je.

La pluie permet l’invention. Les pleurs, les pincements et vibrations du corps m’indiquent que c’est Je qui parle. Ce qui m’était honteux auparavant, ce qui me reste toujours coûteux d’ailleurs, est pourtant devenu invitation à dire, à inventer, à créer, à partager.

Chez moi, la pluie, comme les pleurs, est une précipitation, un pousse-à-créer.

Cela m’évoque une citation de l’auteur Martin Page à propos de la pluie : « Ce n’est qu’en recevant des trucs sur le crâne (de l’eau, des tragédies, des chagrins d’amour…) que l’homme fit des rencontres, se pose des questions et cherche à résoudre des problèmes. »(2). La pluie, littéralement, c’est le ciel qui nous tombe sur la tête, c’est un réel qui nous tombe dessus.

Voilà ma cause perdue.

Mes larmes sont ma cause perdue.

Ces larmes que je perds viennent tout droit de l’effleurement d’un dire, mon dire, qui touche Je.

Mon réel c’est ma propre pluie,

C’est mon corps qui réagit à ce qui se dit.

Et si mes pleurs et les pincements de mon corps sont ce qui m’indiquent le fruit d’une création à venir,

Alors il n’y a plus à avoir peur,

Car j’ai mon pas-tout à portée de main.

Je finirai sur cette citation de Jean-Paul Sartre qui, pour moi, illustre bien cette question du désir et ce qui serait d’ailleurs la visée d’une cure : « On n’est pas homme tant qu’on n’a pas trouvé quelque chose pour quoi on accepterait de mourir » (3). Elle n’est pas sans évoquer Freud qui disait « Si tu veux pouvoir supporter la vie, sois prêt à accepter la mort. » (4).

Pour conclure, voilà ce que je dirai du désir : le désir est une condamnation salutaire.

Phœbé Liberge

Notes :

1 LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir » dans Les Ecrits, p.802.

2 PAGE M., De la pluie, Paris, Éditions Ramsay, 2007, p.63.

3 SARTRE J.P., L’âge de raison

4 FREUD S., « Notre attitude devant la mort » dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 40.

Illustration :

L’eau (Juillet 2022), cyanotype réalisé par Phoebé LIBERGE

« Le démon de la colline aux loups » (2)

« D’une prison l’autre », voilà ce qui me vient lorsque je pense au roman de Dimitri Rouchon-Borie : « Le démon de la colline aux loups ». Sa lecture peut provoquer un effet d’oppression, voire d’angoisse, un effet dans le corps, quelque chose entre l’attrait et la répulsion. Dans un style vif et sans fioriture, au détour de chapitres courts et incisifs, nous rencontrons le narrateur, Duke, un homme dont on se dit qu’il est surtout né au mauvais endroit. Soumis aux caprices et à la jouissance parentale, se déclinant en diverses versions, Duke est littéralement écrasé comme sujet. Le recours aux mots est bien pauvre à tempérer les effets du trajet qui est le sien, mais il s’y efforce cependant par l’entremise d’une vieille machine à écrire.

Duke n’apprend son prénom que lorsque, forcé d’aller à l’école après des années d’isolement, sa maîtresse s’adresse à lui. Enfin, a-t-on envie de rajouter. Jusque là personne ne l’appelait ni le nommait. Être appelé par un nom ne fait pas forcément nomination, mais donne tout de même l’occasion de tenter de se reconnaître et de s’unifier. « Elle est revenue en grondant gentiment non non non Duke et c’est là que j’ai appris que je m’appelais Duke et elle a montré mon nom sur le tableau avec la liste des élèves et elle a dit tu vois tu es avec nous maintenant Duke. Moi je ressentais ça comme un son dur comme l’écho d’un caillou contre un caillou quelque part dans les bois derrière la Colline aux loups ça ferait Duke Duke Duke. Mais c’était magique et je murmurais Duke Duke et j’essayais de faire le rapport avec la sensation que j’avais de moi à l’intérieur1 ».

Plus loin : « Elle m’a montré dans un miroir et j’ai ouvert les yeux immenses car je crois que je ne m’étais jamais vu avant à la maison il n’y avait pas de miroir peut-être dans la chambre des parents mais c’était interdit d’y aller je ne sais pas pourquoi. Ce que j’ai vu j’ai su bien sûr que c’était moi mais comment fait on une chose pareille de se reconnaître soi même après j’ai souvent demandé aux psys. J’ai dit c’est Duke et la dame a dit oui c’est Duke et moi j’ai répété Duke c’est moi et la dame a fait oui oui et elle a approché son visage pour regarder avec moi dans la glace. C’est vrai que tu vas devenir un bel homme Duke moi j’ai noté que j’avais des cheveux noirs et de yeux clairs je plissais des yeux pour vérifier que c’est bien moi qui faisais ça2 ».

Et si du ravage il est grandement question dans ce texte, ce qui touche et accroche le lecteur c’est aussi la tension entre ce réel pur, cette horreur quasiment indicible et l’innocence du narrateur, tombé si violemment du nid.

Véronique Le Hir

Notes :

1. ROUCHON-BORIE D., Le démon de la colline aux loups, Le Tripode, 2021, p. 26.

2. Ibid., p. 28.

À propos du film « Les Banshees d’Inisherin » de Martin McDonagh

Un lieu. L’Irlande. En réduction. En concentré. Une île de l’ouest. Imaginaire mais à placer du côté de celles d’Aran. Paysages sauvages, landes immenses, ciels démesurés, contrastent avec l’insularité, le huis clos auquel chacun est tenu : un confinement à ciel ouvert.
Une époque : 1923. Faisant suite aux luttes de libération contre l’occupant anglais, chassé après plus de quatre siècles d’une domination implacable, c’est par une guerre civile que le pays, exsangue, est désormais déchiré. Mais ici, sur Inisherin, malgré les difficultés du quotidien, on ne perçoit que les bruits lointains, assourdis, de ces combats fratricides qui continuent d’ensanglanter le pays.
Ici, tout semble réglé, presque harmonieux. Chacun a sa place selon ses affinités et ses travers : l’artiste, le petit paysan, le simple d’esprit, la commère, le policier, la vieille sorcière. Tout tourne : un ballet mystérieux réglé comme un mécanisme d’horlogerie semble régir ce petit monde et donner l’image d’une pastorale immuable. Mais si tout tourne effectivement, c’est en rond et l’apparence se révèle fragile quand soudain l’autre, cet autre que l’on croyait connaître, sur lequel on venait prendre appui, s’opacifie, se dérobe, ne présentant plus que l’énigme de son désir insondable, devenant soudain étranger, menaçant par son silence incompréhensible de briser des années de certitudes patiemment construites.
L’ébranlé, c’est Pádraic, qui vit dans une maison isolée, entre ses animaux, sa sœur qui partage son quotidien depuis la mort des parents, et les longs après-midi au pub en compagnie de Colm, le poète, le musicien. Tout paraît aller de soi, dans cet ordre arrêté, malgré quelques débordements que chacun fait mine d’ignorer. Jusqu’au jour où l’artiste décide sans préavis de mettre fin à cette amitié de toujours. Alors tout l’équilibre précaire de ce microcosme se met à vaciller, comme menacé d’effondrement ; tous sont pris de doutes ravageant quant à leurs places respectives et ce sur quoi sont fondées leurs relations. Que suis-je pour l’autre ? Qu’ai-je jamais été pour n’être plus rien, ou si peu, aujourd’hui ? Par défaut d’explication, devant ce silence ravageant, un sentiment d’inquiétante étrangeté s’empare de celui qui se sent mis en péril dans son existence même et le pousse à agir, à réagir pour tenter d’atténuer, d’oublier sa douleur.

Amitié ou amour, ici la rupture est vécue avec la même violence, celle d’un lien qui touche au vital ; l’affect qui réunissait les deux hommes se retourne alors en haine devant l’insupportable de la question sans réponse et la béance ouverte sur l’angoisse, dont les apparitions de la banshee, cette créature mythique de la mythologie celtique qui annonce la mort, rappellent la proximité.

Pascal Garrioux