Ecrit-jet, débord de divan

J’ai rendez-vous avec vous
Vous rendez-vous avec moi
Au rendez-vous de ce moi
Mais pouvez-vous avec moi
Au rendez-vous avec soi
Où vous voulez que je sois
Au rendez-vous avec vous
Mais rendez-moi mes dix sous
Que vous gardez avec vous
Que voulez-vous que j’y voie
Que savez-vous de ce moi
Qui m’avait mis en émoi
Mais restons là entre soi
Et livrons le désarroi
Où au royaume sans un roi
Il sera de bon aloi
De regarder derrière soi
Et vous livrer de ce moi
Celui qu’on ne connaît pas
Mais qui est bien tapi là
Serré entre vous et moi
Entre vu au rendez-vous
J’ai rendez-vous avec vue
Un rendez-vous sur les toits
Sans arrière vue sur le moi
J’ai bien compté sur mes doigts
Su par cœur la dure loi
J’ai voulu qu’on s’apitoie
Voulu tous ces rendez-vous
Les rendez-vous jusqu’à 3
J’ai rendez-vous par 2 fois
Sans avoir pu sur ma foi
Rendez-vous au 4 fois 3
J’ai rendez-vous je le dois
Un rendez-vous avec vous
Gardé entre vous et moi…

On s’arrête là !

Bénédicte Lecarpentier

Écrire

Écrire,

pour supporter le sujet qui se risque.

Écrire,

pierre posée sous le grand obélisque.

Mêlant l’impair au père,

l’écriture est distance,

symbolique, nécessaire,

à celui qui se pense.

Car l’écriture décolle de la plaie de la vie;

elle comble les rigoles, les panse jusqu’à la lie.

Absorbant les humeurs de celui qui se dit,

qui vomit à son heure ce qui noue et le lie.

L’écriture est vautour, se repaît de charogne,

et fait naître aux beaux jours les langes sous la cigogne.

L’écriture est silence, possible page blanche.

A l’aube de donner sens, les mots tiennent leur revanche.

Ils bercent dans leurs lettres le réel écorché,

ouvrent grand la fenêtre au poète nouveau-né.

L’écriture est le choix qui arrache à l’enfance

en imposant sa loi, ses manques et ses béances .

Écrire,

c’est accepter que ce qui nous façonne

c’est la perte, et le trait d’une voix qui dissone. 

Séverine Dodier Cossec

De la déchirure

Déchirure. 
C'est par elle que je respire. 
"Ma déchirure" disait Aragon de son aimée Elsa.
Ma déchirure à moi ne porte pas le nom d'un être, 
Mais le nom d'une absence. 
Un désêtre innommable 
Qui ne peut qu'essayer de se dire. 

Respirer par cette fêlure,
Elle est le seul point de respiration,
Qui permet à l'être de s'échapper,
S'évanouir,
Puis se recueillir dans un lieu inexistant.

L'être par essence éclipsé, 
Insaisissable et décomplété. 
Il n'y a pas de moi-profond,
Désolée de vous spoiler,
Il y a un trou,
Avec des bords. 
C'est tout.

C'est tout,
Mais certainement pas rien. 
Car c'est de là qu'on parle,
Qu'on respire,
Qu'on désire. 
On ne fait qu'aborder le trou
Pour tenter de se saisir.

Béance impensable
Qu'on essaye de panser.
Là se trouve l'inconsolable
Qui permet de s'inventer. 

L'inconsolable,
Ce point aveugle,
Qui ne peut s'attacher à rien,
Qui ne s'articule à rien,
Qui dit toujours encore,
Encore tout et rien.
Il est juste là,
Il ne répond pas,
Il n'a même pas prétention à dire,
Mais pousse pourtant à parler. 

S'ouvrir à la vie,
C'est supporter notre angle mort,
Notre insu-porté.
C'est aller l'explorer,
L'effleurer, l'enlacer, le cerner,
C'est aller le détourner,
Subvertir ce qu'on a et ce qui nous a porté. 

Inespéré
Jusqu'à ce que la psychanalyse ne vienne me heurter.
Une approche littérale,
Qui a suivi les lettres qui ont accroché mon corps,
Celles qui m'ont bordée. 
J'y ai découvert mon propre littoral : 
Terre intime, terre cachée,
Avec ses fêlures, ses lisières et ses aspérités. 

De la déchirure 
Naissent ces berges littérales qui
Libèrent Je. 

Je ne suis plus déchirée car
Je est déchirure. 

Phoebé LIBERGE 

Un Appel

La maison d’édition Les Liens qui Libèrent a publié le dernier essai de Roland Gori : La fabrique de nos servitudes. Dans ce nouvel opus de son appel, Roland Gori reprend son travail d’analyse anthropologique, sociologique et philosophique des discours dominants actuels, en particulier le dit néo-libéral, pour nous en montrer non seulement la redoutable efficacité, mais aussi les limites.

La fabrique des servitudes passe par le contrôle de l’information et de la formation, par la réduction du langage à sa fonction instrumentale de communication, par la dévalorisation de la création artistique, et par l’idéalisation de l’auto-entrepreneur de soi-même. Au service du pouvoir financier, les neurosciences cognitives fabriquent un sujet neuro-économique, éduqué et préparé à la concurrence par les neuro-pédagogues, entraîné à gérer ses émotions et tout ce qui peut faire obstacle sur le chemin glorifié du leader, du winner (évidemment ici, l’importation des termes a toute son importance).

Partant de cet état des lieux plutôt désolant, l’écrit de Roland Gori n’est pas pour autant une invitation à la dépression ou à l’éco-nomico-anxiété, mais bien plutôt une incitation au rêve, à l’utopie et à la résistance. Car les raisons d’espérer sont inhérentes au rapport de l’humain au langage. La disette des mots, l’inadéquation fondamentale du langage au réel nous obligent à inventer, à créer. Et ceci d’autant plus qu’elles sont révélées et soutenues par un discours qui, à l’instar de la psychanalyse, défait les sens établis et dissipe les illusions. Ce discours d’indisciplinarité comme il dit, Roland Gori le construit en faisant appel à son expérience de psychanalyste et d’enseignant, et aussi aux textes de nombreux penseurs du siècle dernier : Walter Benjamin, Gilles Deleuze, Giorgio Agamben, Ludwig Wittgenstein, pour n’en citer que quelques-uns, ou encore de penseurs plus actuels, comme Achille Mbembe, Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau. L’acte de création est acte de résistance pour Deleuze. Qu’il soit artistique, linguistique, poétique ou autre, l’acte de création est au final politique.

C’est ainsi que Roland Gori nous invite au marronnage par l’échappement au rationalisme morbide de la langue utilitaire ; il nous incite à délaisser le pouvoir du langage instrumental pour user de la puissance poétique de la langue ; il nous convie à la grande fête de la créolisation d’une langue toujours bien vivante. Car le vivant d’une langue n’est pas sans effets sur le réel.

Se trouver dans la pluie

Se trouver dans la pluie

Je vous partage ici ce texte que j’ai prononcé le 20/01/2023 au Collège Clinique d’Angers. C’est un travail succinct réalisé sur le thème de l’année « Clinique du désir » à partir du texte Subversion du sujet et dialectique du désir de Lacan. J’ai choisi d’en conserver son aspect vif et spontané, comme cela m’est venu lors de l’écriture.

Arrêtée sur une citation, je partirai d’elle pour cette élaboration. Réflexion théorique dans un premier temps, puis associations et témoignage dans un second.

Page 802 des Écrits, Lacan nous dit : « Être de non-étant, c’est ainsi qu’advient Je comme sujet qui se conjugue de la double aporie d’une subsistance véritable qui s’abolit de son savoir et d’un discours où c’est la mort qui soutient l’existence » (1).

Citation dense. Lacan parle ici de la condition fondamentale de tout être parlant. Le sujet n’a pas de substance, il est un effet de langage, un effet de l’aliénation à l’Autre. Le Je subsiste à s’abolir de son propre savoir. Il se soutient d’un insu. L’existence du sujet se soutient de sa condition même d’être soumis à la castration.

Du fait même d’être condamné à ne pas pouvoir tout se saisir, tout se dire. C’est là que le sujet s’ouvre à la logique désirante, car à ne pas pouvoir tout se dire, il va faire appel à l’Autre, pour l’aider à dire son être. Ça va lui permettre de causer. Rossella Tritto disait récemment, lors du séminaire collectif à Rennes, qu’il s’agit pour l’analyste de « consentir à être cause perdue ». Peut-être d’ailleurs est-ce là même notre condition de sujet : être causé par sa perte et causer sa perte.

Le sujet n’existe que sur fond d’absence. Comme une vague, il n’existe que par son propre effacement. Condamnés à n’être pas tout, cela nous permet de chercher encore.

Mais alors maintenant qu’est ce qui résonne pour moi dans ce thème ?

Qu’est-ce que m’évoque le désir ?

Je me dis spontanément : « Le désir, c’est quand on se mouille ».

L’analyse, pour ma part, permet ça.

J’apprends à me mouiller.

Je me rends compte d’ailleurs que plus j’avance plus j’aime la pluie.

Dans la cure, je dis des choses, les choses, j’apprends à parler ma langue.

Et des fois, souvent même, quand je dis les choses qui comptent, je pleure.

Plus j’avance plus j’aime la pluie.

Plus j’avance plus j’aime mes pleurs.

Parce qu’ils viennent dire quelque chose de ce qui touche

Je.

La pluie permet l’invention. Les pleurs, les pincements et vibrations du corps m’indiquent que c’est Je qui parle. Ce qui m’était honteux auparavant, ce qui me reste toujours coûteux d’ailleurs, est pourtant devenu invitation à dire, à inventer, à créer, à partager.

Chez moi, la pluie, comme les pleurs, est une précipitation, un pousse-à-créer.

Cela m’évoque une citation de l’auteur Martin Page à propos de la pluie : « Ce n’est qu’en recevant des trucs sur le crâne (de l’eau, des tragédies, des chagrins d’amour…) que l’homme fit des rencontres, se pose des questions et cherche à résoudre des problèmes. »(2). La pluie, littéralement, c’est le ciel qui nous tombe sur la tête, c’est un réel qui nous tombe dessus.

Voilà ma cause perdue.

Mes larmes sont ma cause perdue.

Ces larmes que je perds viennent tout droit de l’effleurement d’un dire, mon dire, qui touche Je.

Mon réel c’est ma propre pluie,

C’est mon corps qui réagit à ce qui se dit.

Et si mes pleurs et les pincements de mon corps sont ce qui m’indiquent le fruit d’une création à venir,

Alors il n’y a plus à avoir peur,

Car j’ai mon pas-tout à portée de main.

Je finirai sur cette citation de Jean-Paul Sartre qui, pour moi, illustre bien cette question du désir et ce qui serait d’ailleurs la visée d’une cure : « On n’est pas homme tant qu’on n’a pas trouvé quelque chose pour quoi on accepterait de mourir » (3). Elle n’est pas sans évoquer Freud qui disait « Si tu veux pouvoir supporter la vie, sois prêt à accepter la mort. » (4).

Pour conclure, voilà ce que je dirai du désir : le désir est une condamnation salutaire.

Phœbé Liberge

Notes :

1 LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir » dans Les Ecrits, p.802.

2 PAGE M., De la pluie, Paris, Éditions Ramsay, 2007, p.63.

3 SARTRE J.P., L’âge de raison

4 FREUD S., « Notre attitude devant la mort » dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 40.

Illustration :

L’eau (Juillet 2022), cyanotype réalisé par Phoebé LIBERGE

« Le démon de la colline aux loups » (2)

« D’une prison l’autre », voilà ce qui me vient lorsque je pense au roman de Dimitri Rouchon-Borie : « Le démon de la colline aux loups ». Sa lecture peut provoquer un effet d’oppression, voire d’angoisse, un effet dans le corps, quelque chose entre l’attrait et la répulsion. Dans un style vif et sans fioriture, au détour de chapitres courts et incisifs, nous rencontrons le narrateur, Duke, un homme dont on se dit qu’il est surtout né au mauvais endroit. Soumis aux caprices et à la jouissance parentale, se déclinant en diverses versions, Duke est littéralement écrasé comme sujet. Le recours aux mots est bien pauvre à tempérer les effets du trajet qui est le sien, mais il s’y efforce cependant par l’entremise d’une vieille machine à écrire.

Duke n’apprend son prénom que lorsque, forcé d’aller à l’école après des années d’isolement, sa maîtresse s’adresse à lui. Enfin, a-t-on envie de rajouter. Jusque là personne ne l’appelait ni le nommait. Être appelé par un nom ne fait pas forcément nomination, mais donne tout de même l’occasion de tenter de se reconnaître et de s’unifier. « Elle est revenue en grondant gentiment non non non Duke et c’est là que j’ai appris que je m’appelais Duke et elle a montré mon nom sur le tableau avec la liste des élèves et elle a dit tu vois tu es avec nous maintenant Duke. Moi je ressentais ça comme un son dur comme l’écho d’un caillou contre un caillou quelque part dans les bois derrière la Colline aux loups ça ferait Duke Duke Duke. Mais c’était magique et je murmurais Duke Duke et j’essayais de faire le rapport avec la sensation que j’avais de moi à l’intérieur1 ».

Plus loin : « Elle m’a montré dans un miroir et j’ai ouvert les yeux immenses car je crois que je ne m’étais jamais vu avant à la maison il n’y avait pas de miroir peut-être dans la chambre des parents mais c’était interdit d’y aller je ne sais pas pourquoi. Ce que j’ai vu j’ai su bien sûr que c’était moi mais comment fait on une chose pareille de se reconnaître soi même après j’ai souvent demandé aux psys. J’ai dit c’est Duke et la dame a dit oui c’est Duke et moi j’ai répété Duke c’est moi et la dame a fait oui oui et elle a approché son visage pour regarder avec moi dans la glace. C’est vrai que tu vas devenir un bel homme Duke moi j’ai noté que j’avais des cheveux noirs et de yeux clairs je plissais des yeux pour vérifier que c’est bien moi qui faisais ça2 ».

Et si du ravage il est grandement question dans ce texte, ce qui touche et accroche le lecteur c’est aussi la tension entre ce réel pur, cette horreur quasiment indicible et l’innocence du narrateur, tombé si violemment du nid.

Véronique Le Hir

Notes :

1. ROUCHON-BORIE D., Le démon de la colline aux loups, Le Tripode, 2021, p. 26.

2. Ibid., p. 28.

À propos du film « Les Banshees d’Inisherin » de Martin McDonagh

Un lieu. L’Irlande. En réduction. En concentré. Une île de l’ouest. Imaginaire mais à placer du côté de celles d’Aran. Paysages sauvages, landes immenses, ciels démesurés, contrastent avec l’insularité, le huis clos auquel chacun est tenu : un confinement à ciel ouvert.
Une époque : 1923. Faisant suite aux luttes de libération contre l’occupant anglais, chassé après plus de quatre siècles d’une domination implacable, c’est par une guerre civile que le pays, exsangue, est désormais déchiré. Mais ici, sur Inisherin, malgré les difficultés du quotidien, on ne perçoit que les bruits lointains, assourdis, de ces combats fratricides qui continuent d’ensanglanter le pays.
Ici, tout semble réglé, presque harmonieux. Chacun a sa place selon ses affinités et ses travers : l’artiste, le petit paysan, le simple d’esprit, la commère, le policier, la vieille sorcière. Tout tourne : un ballet mystérieux réglé comme un mécanisme d’horlogerie semble régir ce petit monde et donner l’image d’une pastorale immuable. Mais si tout tourne effectivement, c’est en rond et l’apparence se révèle fragile quand soudain l’autre, cet autre que l’on croyait connaître, sur lequel on venait prendre appui, s’opacifie, se dérobe, ne présentant plus que l’énigme de son désir insondable, devenant soudain étranger, menaçant par son silence incompréhensible de briser des années de certitudes patiemment construites.
L’ébranlé, c’est Pádraic, qui vit dans une maison isolée, entre ses animaux, sa sœur qui partage son quotidien depuis la mort des parents, et les longs après-midi au pub en compagnie de Colm, le poète, le musicien. Tout paraît aller de soi, dans cet ordre arrêté, malgré quelques débordements que chacun fait mine d’ignorer. Jusqu’au jour où l’artiste décide sans préavis de mettre fin à cette amitié de toujours. Alors tout l’équilibre précaire de ce microcosme se met à vaciller, comme menacé d’effondrement ; tous sont pris de doutes ravageant quant à leurs places respectives et ce sur quoi sont fondées leurs relations. Que suis-je pour l’autre ? Qu’ai-je jamais été pour n’être plus rien, ou si peu, aujourd’hui ? Par défaut d’explication, devant ce silence ravageant, un sentiment d’inquiétante étrangeté s’empare de celui qui se sent mis en péril dans son existence même et le pousse à agir, à réagir pour tenter d’atténuer, d’oublier sa douleur.

Amitié ou amour, ici la rupture est vécue avec la même violence, celle d’un lien qui touche au vital ; l’affect qui réunissait les deux hommes se retourne alors en haine devant l’insupportable de la question sans réponse et la béance ouverte sur l’angoisse, dont les apparitions de la banshee, cette créature mythique de la mythologie celtique qui annonce la mort, rappellent la proximité.

Pascal Garrioux

« Le démon de la colline aux loups »

Dimitri ROUCHON-BORIE
Édition Le Tripode 2021
Prix Louis Guilloux 2021

Le 17 mars 2023, des collègues du pôle 6, Patricia Robert et Pierre Perez, organisent à la librairie «Comment Dire» à Rennes, une rencontre avec cet écrivain briochin et son éditeur. C’est l’occasion de revenir sur ma lecture de ce livre.

Avec cette aquarelle de Clara Audureau sur la couverture, ce livre est un bel objet, un écrin pour le réel. Car c’est bien du traitement du réel dont nous parle cet écrivain, Dimitri Rouchon-Borie.

Il y a dans ce livre deux questionnements qui se poursuivent, deux écritures.

Celle de Duke, le personnage crée par l’auteur, qui écrit son trajet de vie, un chemin parti « du monde de l’unité indistincte »(1) et qui inexorablement le ramène à son point de départ, au commencement des sensations de vie pour lui dans « le nid »(2). Le nid, l’espace de l’enfance, «c’était l’horreur mais au fond c’était notre paradis et rien n’a été mieux que cela »(3).
Avec ce qu’il nomme « son parlement » (4), ses mots et son phrasé, Duke essaye de cerner ses limites à dire et à comprendre, il dépose sa question concernant son père : que fallait-il faire « pour plus subir son héritage j’étais comme quelqu’un qui se débat avec un poids tu coules tu coules mais tu ne sais pas où est attachée la pierre »(5)?

Puis il y a l’écriture de l’auteur, qui a accepté, dit-il, « d’aller jusqu’à s’oublier soi »(6), de « se laisser traverser »(7) par l’histoire et les mots qui ont surgi, qui se sont imposés à lui après cette question : qu’est ce que je viens faire là ? «Là», ce sont les salles d’audience des Assises où son travail de journaliste l’a mené ; « là », à voir mais surtout à entendre l’horreur, celle qui peut advenir dans les existences humaines.
A propos de l’écriture de ce livre D. Rouchon Borie dit que c’était comme «être intensément là mais pas non plus présent»(8).
Une écriture qui tente de traiter ce qui traverse un sujet, un être enfermé, en prison, mais surtout dans ses affects et dans ce qu’il pense qu’on a déposé en lui.

Deux écritures qui s’appuient sur celle des Confessions de Saint Augustin : Duke, comme son créateur, traitent leurs questions : là où ils en sont, qu’est-ce qui les y a amené ?
Un tourment qui pourrait se formuler comme le fait Saint Augustin dans son introspection avant l’heure : « J’étais ce moi qui voulais et ce moi qui ne voulais pas, j’étais l’un et l’autre moi. Ni je voulais pleinement, ni je ne refusais pleinement ma volonté. C’est pourquoi je luttais avec moi même et j’étais déchiré intimement »(9).

Avec ce livre écrit en trois semaines, dans une quasi absence de ponctuation et de respiration, qui s’impose à la lecture comme il a surgi à l’écriture, D Rouchon-Borie considère être « aller chercher au bord du gouffre pour comprendre certaines choses de ce qu’est l’humanité »(10).

Janvier 2023
Soizic Garnier Maleuvre

Notes :
1. Le démon de la colline aux loups, Le Tripode, 2021, page 16
2. Ibid., p. 15
3. Ibid., p. 74
4. Ibid., p. 9
5. Ibid., p. 183
6. D. Rouchon Borie, Rencontres littéraires, Villa Carmélie, Saint Brieuc, 10 juillet 2021
7. Idem
8. Idem
9. Saint Augustin, Les Confessions, Livre VIII, p. 170, Éditions Garnier-Flammarion
10. D. Rouchon Borie, Rencontres littéraires, Villa Carmélie, Saint Brieuc, 10 juillet 2021

Sans filtre

« Triangle de tristesse » serait la traduction littérale du nouveau film du réalisateur Ruben Ostlünd qui vient de paraître le 28 septembre sur les écrans français sous le titre « Sans filtre » après avoir reçu la palme d’Or du festival de Cannes en mai 2022.
Sans filtre ce film l’est assurément, pourtant le titre original garde le privilège d’annoncer le programme tant par sa forme que par son fond. Comme un triangle le film s’articule sur trois côtés, désignés en trois actes, telle une pièce de théâtre. Chacun des actes traitant successivement la question du genre, la question de l’argent et du pouvoir et enfin la question du réel, soit l’occasion de rebattre les cartes, en revenant comme à l’accoutumée à la même place.
Sur le le fond « le triangle de tristesse » correspond à la surface comprise entre les deux sourcils et le haut du nez et qui se forme lorsque qu’un sujet semble préoccupé voire soucieux. Elle correspond à une toute première scène du film où Carl, mannequin homme est prié par un bookeur de faire disparaître « son triangle de tristesse ». La demande est claire : aujourd’hui l’image à donner serait celle du bonheur, de la complétude enfin assumée et revendiquée.
Car le sujet du film c’est la question de ce qui se joue à l’heure du capitalisme outrancier, comment au fond la question du plus-de-jouir, décorrélé de la notion d’impossible, tente de s’immiscer dans tous les questions que se pose l’humanité en abordant la fausse promesse de la satisfaction totale et continue.
Comme nous l’a enseigné Lacan en 1969 avec ses discours1, le discours capitaliste avec son aversion pour la perte, ne présente aucun obstacle pour entraver la jouissance et la satisfaction. En effet le discours capitaliste est un discours du Maître perverti. L’inversion sujet et S1 ainsi que l’absence d’impossible produit le discours capitaliste. En résulte un circuit, celui du plus-de- jouir que rien ne peut freiner. Le sujet est ainsi dépossédé de son savoir, le sujet étant coupé de S2. On assiste à une homogénéisation des savoirs2 les réduisant à un marché unique, « la jouissance s’ordonne et peut s’établir comme recherchée et perverse »3. Ainsi les deux premiers actes traiteront de ces modifications et de leurs impacts sur le lien social. Le deuxième acte traitera tout particulièrement du rejet du symbolique et de la castration. Ce qui se vit est péremptoire, autoritaire et radical comme cette scène où une passagère exige que tout le personnel « profite » en allant se baigner. Comme le souligne Lacan : « Ça suffit à ce que ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume. »4
Cette croisière où rien n’est refusé, car la jouissance est permise à celui qui possède, va subir cette consumation et rétablir un nouvel ordre des choses où les places, in fine, seront à redéfinir. Une ode à notre propre aliénation, un pamphlet moderne rock et subversif.
Jus – Bile – A voir.

Laurence Texier

1 Lacan J, Le Séminaire livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991.
2 Lacan J, Le Séminaire livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006, p.40
3 Ibid
4 Lacan J, Du discours psychanalytique, conférence de Milan, le 12 mai 1972.