Un Appel

La maison d’édition Les Liens qui Libèrent a publié le dernier essai de Roland Gori : La fabrique de nos servitudes. Dans ce nouvel opus de son appel, Roland Gori reprend son travail d’analyse anthropologique, sociologique et philosophique des discours dominants actuels, en particulier le dit néo-libéral, pour nous en montrer non seulement la redoutable efficacité, mais aussi les limites.

La fabrique des servitudes passe par le contrôle de l’information et de la formation, par la réduction du langage à sa fonction instrumentale de communication, par la dévalorisation de la création artistique, et par l’idéalisation de l’auto-entrepreneur de soi-même. Au service du pouvoir financier, les neurosciences cognitives fabriquent un sujet neuro-économique, éduqué et préparé à la concurrence par les neuro-pédagogues, entraîné à gérer ses émotions et tout ce qui peut faire obstacle sur le chemin glorifié du leader, du winner (évidemment ici, l’importation des termes a toute son importance).

Partant de cet état des lieux plutôt désolant, l’écrit de Roland Gori n’est pas pour autant une invitation à la dépression ou à l’éco-nomico-anxiété, mais bien plutôt une incitation au rêve, à l’utopie et à la résistance. Car les raisons d’espérer sont inhérentes au rapport de l’humain au langage. La disette des mots, l’inadéquation fondamentale du langage au réel nous obligent à inventer, à créer. Et ceci d’autant plus qu’elles sont révélées et soutenues par un discours qui, à l’instar de la psychanalyse, défait les sens établis et dissipe les illusions. Ce discours d’indisciplinarité comme il dit, Roland Gori le construit en faisant appel à son expérience de psychanalyste et d’enseignant, et aussi aux textes de nombreux penseurs du siècle dernier : Walter Benjamin, Gilles Deleuze, Giorgio Agamben, Ludwig Wittgenstein, pour n’en citer que quelques-uns, ou encore de penseurs plus actuels, comme Achille Mbembe, Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau. L’acte de création est acte de résistance pour Deleuze. Qu’il soit artistique, linguistique, poétique ou autre, l’acte de création est au final politique.

C’est ainsi que Roland Gori nous invite au marronnage par l’échappement au rationalisme morbide de la langue utilitaire ; il nous incite à délaisser le pouvoir du langage instrumental pour user de la puissance poétique de la langue ; il nous convie à la grande fête de la créolisation d’une langue toujours bien vivante. Car le vivant d’une langue n’est pas sans effets sur le réel.

Se trouver dans la pluie

Se trouver dans la pluie

Je vous partage ici ce texte que j’ai prononcé le 20/01/2023 au Collège Clinique d’Angers. C’est un travail succinct réalisé sur le thème de l’année « Clinique du désir » à partir du texte Subversion du sujet et dialectique du désir de Lacan. J’ai choisi d’en conserver son aspect vif et spontané, comme cela m’est venu lors de l’écriture.

Arrêtée sur une citation, je partirai d’elle pour cette élaboration. Réflexion théorique dans un premier temps, puis associations et témoignage dans un second.

Page 802 des Écrits, Lacan nous dit : « Être de non-étant, c’est ainsi qu’advient Je comme sujet qui se conjugue de la double aporie d’une subsistance véritable qui s’abolit de son savoir et d’un discours où c’est la mort qui soutient l’existence » (1).

Citation dense. Lacan parle ici de la condition fondamentale de tout être parlant. Le sujet n’a pas de substance, il est un effet de langage, un effet de l’aliénation à l’Autre. Le Je subsiste à s’abolir de son propre savoir. Il se soutient d’un insu. L’existence du sujet se soutient de sa condition même d’être soumis à la castration.

Du fait même d’être condamné à ne pas pouvoir tout se saisir, tout se dire. C’est là que le sujet s’ouvre à la logique désirante, car à ne pas pouvoir tout se dire, il va faire appel à l’Autre, pour l’aider à dire son être. Ça va lui permettre de causer. Rossella Tritto disait récemment, lors du séminaire collectif à Rennes, qu’il s’agit pour l’analyste de « consentir à être cause perdue ». Peut-être d’ailleurs est-ce là même notre condition de sujet : être causé par sa perte et causer sa perte.

Le sujet n’existe que sur fond d’absence. Comme une vague, il n’existe que par son propre effacement. Condamnés à n’être pas tout, cela nous permet de chercher encore.

Mais alors maintenant qu’est ce qui résonne pour moi dans ce thème ?

Qu’est-ce que m’évoque le désir ?

Je me dis spontanément : « Le désir, c’est quand on se mouille ».

L’analyse, pour ma part, permet ça.

J’apprends à me mouiller.

Je me rends compte d’ailleurs que plus j’avance plus j’aime la pluie.

Dans la cure, je dis des choses, les choses, j’apprends à parler ma langue.

Et des fois, souvent même, quand je dis les choses qui comptent, je pleure.

Plus j’avance plus j’aime la pluie.

Plus j’avance plus j’aime mes pleurs.

Parce qu’ils viennent dire quelque chose de ce qui touche

Je.

La pluie permet l’invention. Les pleurs, les pincements et vibrations du corps m’indiquent que c’est Je qui parle. Ce qui m’était honteux auparavant, ce qui me reste toujours coûteux d’ailleurs, est pourtant devenu invitation à dire, à inventer, à créer, à partager.

Chez moi, la pluie, comme les pleurs, est une précipitation, un pousse-à-créer.

Cela m’évoque une citation de l’auteur Martin Page à propos de la pluie : « Ce n’est qu’en recevant des trucs sur le crâne (de l’eau, des tragédies, des chagrins d’amour…) que l’homme fit des rencontres, se pose des questions et cherche à résoudre des problèmes. »(2). La pluie, littéralement, c’est le ciel qui nous tombe sur la tête, c’est un réel qui nous tombe dessus.

Voilà ma cause perdue.

Mes larmes sont ma cause perdue.

Ces larmes que je perds viennent tout droit de l’effleurement d’un dire, mon dire, qui touche Je.

Mon réel c’est ma propre pluie,

C’est mon corps qui réagit à ce qui se dit.

Et si mes pleurs et les pincements de mon corps sont ce qui m’indiquent le fruit d’une création à venir,

Alors il n’y a plus à avoir peur,

Car j’ai mon pas-tout à portée de main.

Je finirai sur cette citation de Jean-Paul Sartre qui, pour moi, illustre bien cette question du désir et ce qui serait d’ailleurs la visée d’une cure : « On n’est pas homme tant qu’on n’a pas trouvé quelque chose pour quoi on accepterait de mourir » (3). Elle n’est pas sans évoquer Freud qui disait « Si tu veux pouvoir supporter la vie, sois prêt à accepter la mort. » (4).

Pour conclure, voilà ce que je dirai du désir : le désir est une condamnation salutaire.

Phœbé Liberge

Notes :

1 LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir » dans Les Ecrits, p.802.

2 PAGE M., De la pluie, Paris, Éditions Ramsay, 2007, p.63.

3 SARTRE J.P., L’âge de raison

4 FREUD S., « Notre attitude devant la mort » dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 40.

Illustration :

L’eau (Juillet 2022), cyanotype réalisé par Phoebé LIBERGE

« Le démon de la colline aux loups » (2)

« D’une prison l’autre », voilà ce qui me vient lorsque je pense au roman de Dimitri Rouchon-Borie : « Le démon de la colline aux loups ». Sa lecture peut provoquer un effet d’oppression, voire d’angoisse, un effet dans le corps, quelque chose entre l’attrait et la répulsion. Dans un style vif et sans fioriture, au détour de chapitres courts et incisifs, nous rencontrons le narrateur, Duke, un homme dont on se dit qu’il est surtout né au mauvais endroit. Soumis aux caprices et à la jouissance parentale, se déclinant en diverses versions, Duke est littéralement écrasé comme sujet. Le recours aux mots est bien pauvre à tempérer les effets du trajet qui est le sien, mais il s’y efforce cependant par l’entremise d’une vieille machine à écrire.

Duke n’apprend son prénom que lorsque, forcé d’aller à l’école après des années d’isolement, sa maîtresse s’adresse à lui. Enfin, a-t-on envie de rajouter. Jusque là personne ne l’appelait ni le nommait. Être appelé par un nom ne fait pas forcément nomination, mais donne tout de même l’occasion de tenter de se reconnaître et de s’unifier. « Elle est revenue en grondant gentiment non non non Duke et c’est là que j’ai appris que je m’appelais Duke et elle a montré mon nom sur le tableau avec la liste des élèves et elle a dit tu vois tu es avec nous maintenant Duke. Moi je ressentais ça comme un son dur comme l’écho d’un caillou contre un caillou quelque part dans les bois derrière la Colline aux loups ça ferait Duke Duke Duke. Mais c’était magique et je murmurais Duke Duke et j’essayais de faire le rapport avec la sensation que j’avais de moi à l’intérieur1 ».

Plus loin : « Elle m’a montré dans un miroir et j’ai ouvert les yeux immenses car je crois que je ne m’étais jamais vu avant à la maison il n’y avait pas de miroir peut-être dans la chambre des parents mais c’était interdit d’y aller je ne sais pas pourquoi. Ce que j’ai vu j’ai su bien sûr que c’était moi mais comment fait on une chose pareille de se reconnaître soi même après j’ai souvent demandé aux psys. J’ai dit c’est Duke et la dame a dit oui c’est Duke et moi j’ai répété Duke c’est moi et la dame a fait oui oui et elle a approché son visage pour regarder avec moi dans la glace. C’est vrai que tu vas devenir un bel homme Duke moi j’ai noté que j’avais des cheveux noirs et de yeux clairs je plissais des yeux pour vérifier que c’est bien moi qui faisais ça2 ».

Et si du ravage il est grandement question dans ce texte, ce qui touche et accroche le lecteur c’est aussi la tension entre ce réel pur, cette horreur quasiment indicible et l’innocence du narrateur, tombé si violemment du nid.

Véronique Le Hir

Notes :

1. ROUCHON-BORIE D., Le démon de la colline aux loups, Le Tripode, 2021, p. 26.

2. Ibid., p. 28.

À propos du film « Les Banshees d’Inisherin » de Martin McDonagh

Un lieu. L’Irlande. En réduction. En concentré. Une île de l’ouest. Imaginaire mais à placer du côté de celles d’Aran. Paysages sauvages, landes immenses, ciels démesurés, contrastent avec l’insularité, le huis clos auquel chacun est tenu : un confinement à ciel ouvert.
Une époque : 1923. Faisant suite aux luttes de libération contre l’occupant anglais, chassé après plus de quatre siècles d’une domination implacable, c’est par une guerre civile que le pays, exsangue, est désormais déchiré. Mais ici, sur Inisherin, malgré les difficultés du quotidien, on ne perçoit que les bruits lointains, assourdis, de ces combats fratricides qui continuent d’ensanglanter le pays.
Ici, tout semble réglé, presque harmonieux. Chacun a sa place selon ses affinités et ses travers : l’artiste, le petit paysan, le simple d’esprit, la commère, le policier, la vieille sorcière. Tout tourne : un ballet mystérieux réglé comme un mécanisme d’horlogerie semble régir ce petit monde et donner l’image d’une pastorale immuable. Mais si tout tourne effectivement, c’est en rond et l’apparence se révèle fragile quand soudain l’autre, cet autre que l’on croyait connaître, sur lequel on venait prendre appui, s’opacifie, se dérobe, ne présentant plus que l’énigme de son désir insondable, devenant soudain étranger, menaçant par son silence incompréhensible de briser des années de certitudes patiemment construites.
L’ébranlé, c’est Pádraic, qui vit dans une maison isolée, entre ses animaux, sa sœur qui partage son quotidien depuis la mort des parents, et les longs après-midi au pub en compagnie de Colm, le poète, le musicien. Tout paraît aller de soi, dans cet ordre arrêté, malgré quelques débordements que chacun fait mine d’ignorer. Jusqu’au jour où l’artiste décide sans préavis de mettre fin à cette amitié de toujours. Alors tout l’équilibre précaire de ce microcosme se met à vaciller, comme menacé d’effondrement ; tous sont pris de doutes ravageant quant à leurs places respectives et ce sur quoi sont fondées leurs relations. Que suis-je pour l’autre ? Qu’ai-je jamais été pour n’être plus rien, ou si peu, aujourd’hui ? Par défaut d’explication, devant ce silence ravageant, un sentiment d’inquiétante étrangeté s’empare de celui qui se sent mis en péril dans son existence même et le pousse à agir, à réagir pour tenter d’atténuer, d’oublier sa douleur.

Amitié ou amour, ici la rupture est vécue avec la même violence, celle d’un lien qui touche au vital ; l’affect qui réunissait les deux hommes se retourne alors en haine devant l’insupportable de la question sans réponse et la béance ouverte sur l’angoisse, dont les apparitions de la banshee, cette créature mythique de la mythologie celtique qui annonce la mort, rappellent la proximité.

Pascal Garrioux

« Le démon de la colline aux loups »

Dimitri ROUCHON-BORIE
Édition Le Tripode 2021
Prix Louis Guilloux 2021

Le 17 mars 2023, des collègues du pôle 6, Patricia Robert et Pierre Perez, organisent à la librairie «Comment Dire» à Rennes, une rencontre avec cet écrivain briochin et son éditeur. C’est l’occasion de revenir sur ma lecture de ce livre.

Avec cette aquarelle de Clara Audureau sur la couverture, ce livre est un bel objet, un écrin pour le réel. Car c’est bien du traitement du réel dont nous parle cet écrivain, Dimitri Rouchon-Borie.

Il y a dans ce livre deux questionnements qui se poursuivent, deux écritures.

Celle de Duke, le personnage crée par l’auteur, qui écrit son trajet de vie, un chemin parti « du monde de l’unité indistincte »(1) et qui inexorablement le ramène à son point de départ, au commencement des sensations de vie pour lui dans « le nid »(2). Le nid, l’espace de l’enfance, «c’était l’horreur mais au fond c’était notre paradis et rien n’a été mieux que cela »(3).
Avec ce qu’il nomme « son parlement » (4), ses mots et son phrasé, Duke essaye de cerner ses limites à dire et à comprendre, il dépose sa question concernant son père : que fallait-il faire « pour plus subir son héritage j’étais comme quelqu’un qui se débat avec un poids tu coules tu coules mais tu ne sais pas où est attachée la pierre »(5)?

Puis il y a l’écriture de l’auteur, qui a accepté, dit-il, « d’aller jusqu’à s’oublier soi »(6), de « se laisser traverser »(7) par l’histoire et les mots qui ont surgi, qui se sont imposés à lui après cette question : qu’est ce que je viens faire là ? «Là», ce sont les salles d’audience des Assises où son travail de journaliste l’a mené ; « là », à voir mais surtout à entendre l’horreur, celle qui peut advenir dans les existences humaines.
A propos de l’écriture de ce livre D. Rouchon Borie dit que c’était comme «être intensément là mais pas non plus présent»(8).
Une écriture qui tente de traiter ce qui traverse un sujet, un être enfermé, en prison, mais surtout dans ses affects et dans ce qu’il pense qu’on a déposé en lui.

Deux écritures qui s’appuient sur celle des Confessions de Saint Augustin : Duke, comme son créateur, traitent leurs questions : là où ils en sont, qu’est-ce qui les y a amené ?
Un tourment qui pourrait se formuler comme le fait Saint Augustin dans son introspection avant l’heure : « J’étais ce moi qui voulais et ce moi qui ne voulais pas, j’étais l’un et l’autre moi. Ni je voulais pleinement, ni je ne refusais pleinement ma volonté. C’est pourquoi je luttais avec moi même et j’étais déchiré intimement »(9).

Avec ce livre écrit en trois semaines, dans une quasi absence de ponctuation et de respiration, qui s’impose à la lecture comme il a surgi à l’écriture, D Rouchon-Borie considère être « aller chercher au bord du gouffre pour comprendre certaines choses de ce qu’est l’humanité »(10).

Janvier 2023
Soizic Garnier Maleuvre

Notes :
1. Le démon de la colline aux loups, Le Tripode, 2021, page 16
2. Ibid., p. 15
3. Ibid., p. 74
4. Ibid., p. 9
5. Ibid., p. 183
6. D. Rouchon Borie, Rencontres littéraires, Villa Carmélie, Saint Brieuc, 10 juillet 2021
7. Idem
8. Idem
9. Saint Augustin, Les Confessions, Livre VIII, p. 170, Éditions Garnier-Flammarion
10. D. Rouchon Borie, Rencontres littéraires, Villa Carmélie, Saint Brieuc, 10 juillet 2021

Sans filtre

« Triangle de tristesse » serait la traduction littérale du nouveau film du réalisateur Ruben Ostlünd qui vient de paraître le 28 septembre sur les écrans français sous le titre « Sans filtre » après avoir reçu la palme d’Or du festival de Cannes en mai 2022.
Sans filtre ce film l’est assurément, pourtant le titre original garde le privilège d’annoncer le programme tant par sa forme que par son fond. Comme un triangle le film s’articule sur trois côtés, désignés en trois actes, telle une pièce de théâtre. Chacun des actes traitant successivement la question du genre, la question de l’argent et du pouvoir et enfin la question du réel, soit l’occasion de rebattre les cartes, en revenant comme à l’accoutumée à la même place.
Sur le le fond « le triangle de tristesse » correspond à la surface comprise entre les deux sourcils et le haut du nez et qui se forme lorsque qu’un sujet semble préoccupé voire soucieux. Elle correspond à une toute première scène du film où Carl, mannequin homme est prié par un bookeur de faire disparaître « son triangle de tristesse ». La demande est claire : aujourd’hui l’image à donner serait celle du bonheur, de la complétude enfin assumée et revendiquée.
Car le sujet du film c’est la question de ce qui se joue à l’heure du capitalisme outrancier, comment au fond la question du plus-de-jouir, décorrélé de la notion d’impossible, tente de s’immiscer dans tous les questions que se pose l’humanité en abordant la fausse promesse de la satisfaction totale et continue.
Comme nous l’a enseigné Lacan en 1969 avec ses discours1, le discours capitaliste avec son aversion pour la perte, ne présente aucun obstacle pour entraver la jouissance et la satisfaction. En effet le discours capitaliste est un discours du Maître perverti. L’inversion sujet et S1 ainsi que l’absence d’impossible produit le discours capitaliste. En résulte un circuit, celui du plus-de- jouir que rien ne peut freiner. Le sujet est ainsi dépossédé de son savoir, le sujet étant coupé de S2. On assiste à une homogénéisation des savoirs2 les réduisant à un marché unique, « la jouissance s’ordonne et peut s’établir comme recherchée et perverse »3. Ainsi les deux premiers actes traiteront de ces modifications et de leurs impacts sur le lien social. Le deuxième acte traitera tout particulièrement du rejet du symbolique et de la castration. Ce qui se vit est péremptoire, autoritaire et radical comme cette scène où une passagère exige que tout le personnel « profite » en allant se baigner. Comme le souligne Lacan : « Ça suffit à ce que ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume. »4
Cette croisière où rien n’est refusé, car la jouissance est permise à celui qui possède, va subir cette consumation et rétablir un nouvel ordre des choses où les places, in fine, seront à redéfinir. Une ode à notre propre aliénation, un pamphlet moderne rock et subversif.
Jus – Bile – A voir.

Laurence Texier

1 Lacan J, Le Séminaire livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991.
2 Lacan J, Le Séminaire livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006, p.40
3 Ibid
4 Lacan J, Du discours psychanalytique, conférence de Milan, le 12 mai 1972.

Ah ! La trace !

Je prends à chaque début de séance, une photo.

Je prends en photo le tissu du divan, l’assise du divan en plein cadre. Là où le(a) précédent(e) analysant(e) s’est allongé(e) : son corps par contact sur la matière sensible offre à mon œil son empreinte. La surface d’inscription est incarnée. Cet « encore-là » du corps me met en présence de l’autre, disparu. La trace m’a fait signe. L’empreinte est ici trace de vivant, où l’autrefois rencontre le maintenant en un éclair. Elle fera pour moi marque durable et profonde. Reste d’analyse, elle est à la fois absence, présence, contact, perte. Marque déposée d’une parole inscrite.

J’appartiens à cette communauté d’analysants qui s’allongent là pour y faire la même chose que moi : parler. Une familiarité m’unit à cette trace, mais son inquiétante étrangeté m’en éloigne. 

 Plaisir de voir et horreur de perdre liés dans cette singulière altérité… La trace m’a fait impression. Elle me révèle autant qu’elle me cache. Mon regard fasciné est en arrêt sur l’image qui exerce son pouvoir d’attraction. Que cherche-t-elle à me dire ?  Que me cache -t-elle ? J’en connais son origine mais mon regard se fige sur la scène…. Qu’y a-t-il à voir ? à découvrir ? à comprendre ? Un trou dans le savoir ? Horreur de savoir ? La trace abandonnée là n’opère que pour celui (celle) qui décide de la regarder. L’auteur de cette trace n’a eu aucune intention. C’est moi qui décide d’en faire quelque chose : mon œil s’en est emparé… et elle me regarde. Mais qu’est ce qui me regarde dans cette sorte de portrait en miroir ?

 La résolution s’est faite par étapes : voir, regarder, questionner, comprendre, répondre ; pour essayer de conclure . ( Inscription, transcription, traduction). L’image fascinante est transformée en image énigmatique : il faut en décoder le sens. Ma curiosité est éveillée : quelque chose doit être résolu. J’ai suivi une temporalité et appréhendé un savoir, des savoirs. J’ai cherché les différentes acceptions des mots : trace,empreinte,impression, marque, signe… et relevé dans des champs discursifs divers ce qui pouvait m’aider à résoudre.

L’espace du divan est un lieu où le transfert opère. La preuve tangible du transfert de l’autre sur le tissu représente l’image de son transfert à l’analyste et me renvoie l’énigme de mon propre transfert ? L’analyse laisse des traces : une production énigmatique en lien avec le regard et la voix. La production de savoir se fait à partir des traces mémorielles explorées dans le discours, lors d’un travail à la trace, entre voir et savoir. Mais au-delà de ce que je vois, qu’y a t il derrière ce que je regarde ?

 Si voir, c’est saisir optiquement la forme, je sens qu’elle m’échappe totalement et qu’elle échappe aussi au savoir. Insaisissable donc. Il y a menace de perdre et ainsi, de ne pas tout savoir. Menace d’une déchirure.

J’ai cherché au-delà du regard : l’invisible. Angoissante figure du vide.

Du fait de la volatilité de l’empreinte et la nécessité à prendre place sur le divan, il y avait urgence. La photo est venue temporairement calmer l’angoisse de perdre. Des clichés rapides pour archiver et remettre à plus tard la perte inévitable. J’ai transformé l’éphémère en marque indélébile…durable donc. La photo suspend le temps et fait durer l’instant de voir : entre besoin de voir et désir de regarder. Le cliché étire le temps et traite la disparition ; maintient la présence. La photo est là pour dire : « c’est ça ! », rien de plus dans ce « ça a été » : moyen de suppléer à l’impossible à dire. Grâce à la photo, l’empreinte passe à la trace et la réflexion est reportée.

Je peux alors l’effacer et prendre place : la présence livrée à l’effacement est ainsi différée. La séparation n’est pas définitive ; la rencontre est remise. Les photos accumulées ont été développées. Le nombre matérialise la répétition à l’œuvre dans le cheminement analytique. Série de mêmes jamais tout à fait pareilles. Il devint nécessaire de les disposer sur un mur, suivant une ligne horizontale 3 par 3, à hauteur d’œil. Un début et une fin à venir. J’y retrouve : l’espace, le temps, la répétition, le voir et le battement présence/ absence.
Quant au dire, s’il ne se voit pas, il se sait. Le voir s’est fait « sçavoir ». Je peux accepter l’impossible à dire grâce à ce nécessaire à montrer, venu border le trou dans le savoir.

Jamais je n’ai pris en photo mon empreinte ; mais j’ai pris soin de l’effacer. « Circulez, il n’y a rien à voir !» S’écrivent alors les marques de mon effacement, signes de mon passage.


 Souviens toi : « On n’y voit rien car l’essentiel est invisible pour les yeux » ( Dada reprenant les mots de Saint-Exupéry.

Bénédicte Lecarpentier

La contestation du divan

Fluctuat nec mergitur

Histoire populaire de la psychanalyse, voilà un titre qui dénote d’avec tous les grands livres qui frisent la confortable[1] Histoire de la psychanalyse. La présence du mot « populaire » interroge immédiatement ce lien de la psychanalyse au politique, une psychanalyse engagée dans la polis. Le psychologue, psychanalyste, maître de conférences à Paris VIII et membre de la revue Chimères, Florent Gabarron-Garcia, révise l’officiel récit historique de la psychanalyse à partir de ses « bifurcations décisives[2] », ses chicanes, en portant attention à ce qui se sera écrit dans les marges et qui sera resté hors du sens unique de la grande Histoire. Repartant de ce qui objecte à toute unification de l’Histoire, Florent Gabarron-Garcia s’occupe du passé pour interroger l’actuel.

Les histoires

D’emblée, les premières pages donnent la mesure du rapport qu’entretient l’auteur avec le texte ; travail qu’il considère comme tout autre qu’une lecture repliée sur l’exégèse, s’agissant « au contraire d’ouvrir les textes à l’Histoire[3] » – ouverture qui signifie considérer le contexte social et politique de l’époque. Avec ce retour au texte, Florent Gabarron-Garcia illustre et revient sur la pente réactionnaire contemporaine qui traverse ce qu’il propose de nommer, avec Robert Castel, le « psychanalysme[4] » ; discours qui participe de la fabrication d’une idéologie croyant dire l’achevé du vrai, l’interprétation comblante.

Cette lecture permet de renouer avec la tradition révolutionnaire de la psychanalyse qui s’approcherait par-là d’une suite possible à Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique de Freud rédigé en 1914. Du mouvement et du populaire à partir de figures marquantes. Pourtant bien plus qu’une simple contribution, cet ouvrage restitue le vivant du rapport de la psychanalyse au politique, là où il s’entend volontiers combien la psychanalyse, ou plutôt le psychanalyste, devrait se tenir à l’écart de la polis ; « neutralité politique » dont on (re)découvre la filiation directe avec les décisions d’Ernest Jones sous le IIIe Reich au nom d’un prétendu « sauvetage » de la psychanalyse par l’établissement de la règle « d’abstinence politique[5] ».

Les « policliniques »

« Rien n’est plus faux que la fable d’une psychanalyse neutre[6]. » Pour le démontrer, nous revenons avec un plaisir rafraîchissant sur l’évènement politique que constitua la conférence de Freud à Budapest en 1918 à l’occasion du Ve Congrès international de Psychanalyse – quelques mois seulement après la révolution d’octobre 1917 en Russie. Occasion pour chacun de parcourir à nouveaux frais la lecture du texte de cette conférence de Budapest, Wege der psychoanalytischen therapie.

On découvre que le vœu freudien d’édification d’établissements ou d’instituts de consultation gratuits auxquels seraient affectés des médecins formés à la psychanalyse, reçut un considérable écho dans les années 1920 avec les ouvertures nombreuses de policliniques. « Policlinique » dont le choix d’écriture aura retenu l’attention de l’auteur : non pas polyclinique, de laquelle s’entendrait la multiplicité des soins, mais policlinique, engagée dans la vie de la cité[7]. Ces initiatives de pratiques psychanalytiques engagées dans la polis essaimèrent l’Europe – de Londres à Moscou, en passant par Budapest, Vienne, Zagreb, Berlin, Trieste, Rome ou Francfort –, dans l’attente que l’état reconnaisse l’urgence de ses obligations.

Freud et les jeunes

Toutes ces initiatives furent engagées par de jeunes analystes, ceux dits de « la troisième génération », enthousiastes et « ne bénéficiant pas encore de clientèle privée, s’investissa[nt] dans une pratique clinique à l’adresse des plus pauvres[8] » : Wilhelm Reich, Sándor Ferenczi, Siegfried Bernfeld, Vera Schmidt, Marie Langer, pour ne citer qu’eux. Chacune de ces initiatives fût accueillie et soutenue par Freud lui-même.

Ce n’est pas tant la jeunesse pour la jeunesse auquel on opposerait naïvement son âge, son être jeune[9], plutôt les jeunes dans un certain rapport au désir et à la vérité, « pas trop immunisés par la pratique même de l’analyse[10] […] », comme le souhaitait Lacan pour son École. Quelle surprise d’apercevoir au-delà du travail précédemment engagé au sein du Pôle Ouest de l’EPFCL-France sur le thème de « Lacan et la jeunesse[11] », que Freud ne misait pas sur n’importe qui quant à l’à-venir de la psychanalyse dans une Europe révolutionnée avant le brutal et glacial arrêt fasciste.

L’exemple le plus enseignant sera celui de la trajectoire singulière de Wilhelm Reich à partir de son expérience au sein de la policlinique de Vienne fondée en 1922. En parallèle, il tiendra de 1924 à 1930 un séminaire clinique sur la technique psychanalytique dans lequel il mettra au travail les cas de sa pratique et les impasses auxquelles le praticien se trouvait confronté. En somme, ce séminaire donnait place à son devoir d’interrogation et s’orientait de ses questions ; ses pourquoi qui ne s’occultaient d’aucun « c’est comme ça ». Mais Reich dérangeait l’ancienne génération qui n’aspirait qu’à ce qu’il rentre dans le rang et dérangera plus tard le nazisme montant des années 1930.

Histoire populaire de la psychanalyse ne manque donc pas sa question. Néanmoins, n’oublions pas de mentionner la bascule qui s’opèrera pour Freud à partir de l’écriture de son Malaise, passant d’une vision politique optimiste de la psychanalyse et favorable aux réformes progressistes, à une vision apolitique de la psychanalyse : « Que se passe-t-il alors chez Freud qui puisse expliquer une inflexion si radicale sur l’articulation de la psychanalyse à la politique[12] ? » se demande Florent Gabarron-Garcia. Et comment rendre compte du fait que ses thèses du Malaise oblitèrent parfois complètement celles antérieures ?

Quoi qu’il en soit, je dois dire que cette lecture est tombée à pic, une fois dépassées les heureuses découvertes, apportant un autre regard et une certaine perspective à l’expérience que nous menons avec quelques collègues sur le Pôle Ouest avec l’ouverture d’un Centre d’Accueil Psychanalytique dans la cité, pour faire offre de l’expérience analytique selon l’option lacanienne, à des personnes qui ne se seraient pas adressés à un analyste.

L’histoire populaire de la psychanalyse rejoindrait alors Patrick Boucheron dans sa revendication d’une histoire sans fin, toujours ouverte à ce qui la déborde et la transporte. « Comment se résoudre à un devenir sans surprise, à une histoire où plus rien ne peut survenir à l’horizon, sinon la menace de la continuation[13] ? » 

Discussion avec Florent Gabarron-Garcia autour d’Histoire populaire de la psychanalyse le lundi 11 avril 2022 à 18h à la librairie Planète Io (7, rue Saint-Louis, 35000 Rennes).

Participation de Florent Gabarron-Garcia, auteur d’Histoire populaire de la psychanalyse, au séminaire Psychiatrie et Sciences Humaines de l’hôpital de Gonesse le 18 mai à 11h30 (2, boulevard du 19 mars 1962, 95500 Gonesse).


[1] « Nous avons besoin d’histoire car il nous faut du repos », dans BOUCHERON P., « Ce que peut l’histoire », Leçons inaugurales du Collège de France, Paris, Librairie Arthème Fayard et Collège de France, 2016, p. 69. Voilà une bien belle manière de considérer l’histoire à partir de cette catégorie clinique si peu questionnée qu’est le repos ; le repos avec son imaginaire de tranquillité, de rondeur, de continuité vers lequel Patrick Boucheron fait tendre le besoin d’histoire comme traitement de l’intranquillité du réel.
[2] GABARRON-GARCIA F., Histoire populaire de la psychanalyse, Paris, La Fabrique éditions, 2021, p. 15.
[3] Ibid., p. 14.
[4] Ibid., p. 11 ; CASTEL R., Le Psychanalysme, Paris, Maspero, coll. « Textes à l’appui », 1973.
[5] Ibid., p. 89.
[6] Ibid., p. 12.
[7] Ibid., p. 18.
[8] Ibid., p. 13.
[9] STRAUSS M., « La jeunesse, perdue ? », dans Tu peux savoir, Revue en ligne, publié le 25 septembre 2017, [https://www.tupeuxsavoir.fr/publication/la-jeunesse-perdue/].
[10] LACAN J., « En guise de conclusion », dans Lettre de l’Ecole freudienne, n°7, mars 1970, p. 164. « Et c’est pourquoi je souhaite qu’au cours de notre Ecole viennent des travailleurs, dont je ne souhaite pas spécialement qu’ils ne soient pas analystes, mais enfin qu’ils soient encore assez frais, pas trop immunisés par la pratique même de l’analyse, contre une vision structurale des problèmes. »
[11] Séminaire collectif de psychanalyse 2016-2017 intitulé « Lacan et la jeunesse », et qui donna lieu à une journée d’étude intitulée « Le moment dit de la jeunesse » organisée le 25 mars 2017 à Rennes (https://www.tupeuxsavoir.fr/rubrique/lacan-et-la-jeunesse/).
[12] GABARRON-GARCIA F., Histoire populaire de la psychanalyse, op. cit., p. 84.
[13] BOUCHERON P., « Ce que peut l’histoire », op. cit., p. 71.

rebond : s’abstenir

2022 est en France, selon la formule médiatiquement consacrée, une année électorale. Dès le 10 avril prochain, 48 millions d’individus seront appelés non seulement à faire un choix, mais à l’exprimer. Le taux d’abstention prévisible fait trembler classe politique et commentateurs.

Donner (de) sa voix, ou s’abstenir? C’est là le premier choix à assumer pour chacun. Cette même question se pose au psychanalyste au quotidien de sa pratique!  Mais « l’abstention du psychanalyste est un acte[1] », éthique, qui plus est. Faire acte par inaction[2], est-ce là le positionnement de l’électeur qui retient sa voix? Est-ce un refus d’obstacle? Une résistance au discours du politique qui manœuvre et manipule les signifiants-maîtres? Si l’on croit que « la psychanalyse doit se tenir à l’écart du politique[3] », s’abstenir en politique serait-il s’ouvrir à l’analyse? Mais si « l’inconscient, c’est la politique[4] », comme l’avançait Lacan, comment l’entendre? Le sujet énonce-t-il quelque chose (quoi?) par son abstinence électorale? Ou se dessaisit-il, au contraire, de son sujet, « renonçant avec vindicte à être responsable de (sa) vie[5] »?

Choisirez-vous de rebond-dire, ou de vous abstenir ? 


[1] POMMIER Gérard, Le paradoxe de l’abstention, in Figures de la psychanalyse, 2011/I (n°21), pages 69 à 80.

[2]  Selon la définition du dictionnaire Le Robert en ligne, « s’abstenir » est « ne pas faire, volontairement. S’empêcher, éviter, se garder » : apparemment le contraire de l’action!

[3] GABARRON-GARCIA Florent, Histoire populaire de la psychanalyse, La Fabrique éditions, Paris, 2021, 216 pages, 4ème de couverture.

[4] LACAN Jacques, le Séminaire, livre XIV « La logique du fantasme », leçon du 10 mai 1967.  

[5] FLEURY Cynthia, Ci-gît l’amer, Editions Gallimard, coll. NRF, Paris, 2021, 324 pages, p. 151.