Géopoétique : le quadra génère

Peut-on interroger le désir dans  son rapport au temps ? Le diable de Cazotte se fait-il entendre de la même façon  quelle que soit la période de la vie ? Dans le premier opus du nouvel album de MC Solaar, Sonotone, il semblerait que le diable de Cazotte ait des allures de démon de midi….

Rappeur, aujourd’hui quadragénaire,  il a toujours choisi son camp : son combat est celui de la prose, de la résonnance des mots dans un genre musical qui se dit de révolte mais où il ne souhaite pas prodiguer la violence.

Son retour il l’explique par une phrase, où assis à la terrasse d’un café lui vient cette question : « Qu’est-ce que je fais là ? »[1]  Pourtant adepte de la paresse, il en est revenu et admet qu’une pause peut être substance à relancer le désir, ce n’est plus le cas lorsqu’elle s’installe durablement mais n’empêche pas d’entendre son appel pour qui reste à l’écoute. MC Solaar revient donc après dix ans d’absence.

Sonotone offre une lecture de la situation masculine au zénith de sa vie. Pourquoi  certains hommes en viennent à tout remettre en question lorsque le corps annonce les premiers signes du temps ?

J’ai des rides et des poches sous les yeux
Les cheveux poivre et sel et l’arthrose m’en veut
À chaque check-up ça n’va pas mieux
J’ai la carte vermeil et la retraite, j’suis vieux
Les blouses blanches analysent ma pisse
Testent ma prostate, me parlent d’hospice
Les gosses dans le bus me cèdent leur place
Ah, ah, et quand j’me casse
Ils parlent en verlan style « tema l’ieuv »
Si les mots sont pioches c’est ma tombe qu’ils creusent
Mais je dois rester droit malgré mon dos
Ma scoliose et c’salaud de lumbago
J’étais une sommité, la qualité
J’ai bien travaillé, j’étais respecté
De juvénile, après retraité
Je n’ai pas profité, ma vie j’ai raté

Qu’est-ce qui fait se sentir vieux ? Tentative d’explication par Paul-Laurent Assoun :

« C’est au moment où la jeunesse s’éloigne qu’elle tend à s’ériger en objet de désir pour celui à qui elle se dérobe (…) Tout se déclenche justement en ce moment d’affolement où le sujet s’avise brusquement que lui naît cette appétence pour ce qui est sur le point de lui manquer pour de bon. »[2]

Alors quel va être le choix d’objet dont les coordonnées se doivent de réveiller le sujet, qui jusque-là s’était endormi sur sa propre condition. De cette vulnérabilité va découler une brusque puissance inédite, ce qui fonde l’impression d’une possession démoniaque

« Dé-routinisation du jour au lendemain. Discord qui éveille l’impression d’une dissonance soudaine – à croire, à différents indices, qui lui est arrivé quelque chose ! »[3]

J’suis prêt à appeler les forces des ténèbres
Dévertébrer le verbe de toutes mes lèvres
Pour devenir celui qui gambadait dans l’herbe
J’lève la main gauche et déclare avec verve
Être prêt, pour la face ou l’envers
Pacte avec Dieu ou pacte avec l’enfer
J’veux … l’élixir, la luxure
Le luxe d’être permanent comme le clan Klux Klux
Toi,
Viens à moi
Tu deviendras
Explosif comme l’Etna
Agenouille-toi
Et regarde vers le bas
Vers le sonotone, j’perds le sonotone

Alors nouvelle jeunesse se trouverait-elle dans l’objet? Dans la perspective du démon de midi l’objet s’incarnerait dans la jeunesse féminine : « La fraicheur de l’objet vient évoquer en une sorte de syllepse, le rafraîchissement de la vie de désir. »[4]

Qu’est-ce qui s’passe ? J’me sens revivre
De vieux papillon je passe à chrysalide
J’étais impotent, maintenant ma peau s’tend
Comme à 20 ans, j’ai avalé le printemps
Jeune, fun, j’brille comme un gun neuf
J’ai du sang neuf, je veux mille meufs
Plus mille potes de Bangkok à Elbeuf
Le tout si possible arrosé de mille teufs
Car tout est vicié, cercle vicieux
Là-bas la vessie, ici la calvitie
À toi merci, j’ai les preuves de ton oeuvre
La jeunesse éternelle pour réécrire mon oeuvre
Résurrection, retour de l’érection
De l’action quand avant c’était fiction
Retour de la libido, des nuits brèves
Des alibis bidon pour réécrire le rêve
Elle…Belle ..
Citadelle assiégée
Par une armée rebelle
Moi
En émoi …
Escaladant la pierre
Pour finir dans ses bras

C’est bien du démon de midi que MC Solaar traite dans Sonotone, la promesse du renouveau de la « retumescence »[5] Aux agendas programmés et organisés va surgir l’impromptu. Quelque chose se réveille chez ces hommes qui refusent « l’heure assignée de la sieste »[6]

L’hypothèse du démon de midi vient dédouaner le sujet de tout choix au profit de la tentation, et trouve son écriture sous la plume de  Paul Bourget à l’aube du XXème siécle. Beaucoup serait à redire sur ces théories maléfiques de l’homme aux prises avec…. ce seul démon de midi.

Car oui, l’homme et la femme sont aux prises avec la question du désir, celui  qui comme le furet ne cesse de courir dans le labyrinthe. L’heure assignée de la sieste peut alors raisonner à tout âge, pour qui cède sur son désir. L’homme et la femme seront toujours mis au pied du mur du temps car qui n’engage pas sa vie dans la pensée d’une fin ne désire pas.

Le désir de MC Solaar s’exprime dans la poursuite de l’œuvre. Pas de réécriture possible :

Parce que rien n’se perd et tout se transforme
Vers le sonotone

Mais la psychanalyse expérimente que ce qui sonne Automne peut donc toujours avoir des allures de Printemps.

 

[1] Interview donnée à Télérama n°3531. Propos recueillis par Laurent Rigoulet.
[2] Assoun, P.-L., Le démon de midi, Editions de l’Olivier, 2008, p.18.
[3] Ibid., p. 21.
[4] Ibid., p.23.
[5] Ibidem.
[6] Ibid., p.26.

L’art dans les chapelles

Pays de Pontivy
Vallée du Blavet

La 26ième édition de l’ART DANS LES CHAPELLES vient de se terminer. Une manifestation qui a réuni cette année treize artistes contemporains dans vingt sites patrimoniaux en l’occurrence les chapelles de la région de Pontivy.

Une façon d’expérimenter la relativité du temps, les artistes contemporains offrant leur interprétation créative à l’Histoire révolue et aux artistes disparus. Se remémorer également que les lieux d’Eglise furent les premiers musées gratuit offrant au regard des pèlerins des œuvres qui leur seraient restées inaccessibles.

Connexion entre le passé et le présent, l’interprétation de l’Histoire, la mise en abyme du récit. Comme cette œuvre d’Henri Jacobs à la chapelle Sainte-Tréphine , intulée Mise en abyme où l’artiste a rapporté à la chaux bleue sur les murs blancs une succession de motifs géométriques croissants en nombre de côté pour symboliser le passage du temps et symboliser le récit de l’histoire de Sainte Tréphine illustrée sur les plafonds. Une maquette de la chapelle se trouvant à l’intérieur, Henri Jacobs interroge le passé et le présent, le dedans et le dehors, le poids de l’histoire dans le vécu de chacun autant que la trace que chacun peut garder qui n’est pas sans référence aux coordonnées effacées.

C’est aussi ce que présente Alain Fleisher à la chapelle Notre-Dame-du-Moustoir dans son œuvre intitulée Les Paroissiens. L’artiste a rassemblé des photographies fournies par les habitants du village voisin. Ces visages ainsi recadrés sont projetés dans la chapelle et le visiteur est invité à jouer avec ces images à l’aide de petits miroirs. Ainsi la projection est au choix de chacun : qui vais-je faire apparaitre ? Qui vais-je occulter ? Mise en scène de la construction subjective, effectivement pas sans référence au stade du miroir de Lacan, mais surtout pas sans l’Autre a qui chacun peut attribuer une place à sa mesure.

Itinéraire de création là où le temps se fige. Un nouveau regard dans un même espace renouvelé chaque année. L’art comme un symptôme qui parle à ceux qui veulent entendre et où parfois même l’absence de sens ne laisse pas totalement indifférent.

Ainsi Lacan affirmait-t-il du peintre : « Il donne quelque chose en pâture à l’oeil, mais il invite celui auquel le tableau est présenté à déposer là son regard, comme on dépose les armes(1). » Rendez-vous donc l’été prochain.

(1) LACAN, J., Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, transcription de Jacques-Alain Miller, Paris : Le Seuil, 1973, p.93.

Poésie de la perte, écriture du retour – Gaël Faye, Petit pays

 « Il n’y a pas de récit qui ne soit un retour. »
Pascal Quignard, Abîmes, p.99.

« Il m’obsède, ce retour[1]. » Il l’obsède, ce retour. Il nous obsède, ce retour.

Quel est ce retour ? Pour Gaël Faye[2], c’est le retour du perdu qu’il nomme « pays », puis « enfance ». « Je pensais être exilé de mon pays. En revenant sur les traces de mon passé, j’ai compris que je l’étais de mon enfance[3]. » Le perdu se défile, s’inscrit en trace du passé irréversible et défie la retrouvaille. Défiance du mot qui échoue à dire le perdu.

Petit pays permet d’entendre combien les mots s’essayent à composer avec l’impossible retour du perdu. La parole venant à celui qui parle, semble s’évertuer à dire ce point de perte.

Plutôt que de chercher du côté de l’idem, du même, en portant un témoignage répétitif qui tenterait d’entamer un réel, Gabi compose dans l’acte d’écriture avec l’alter de la rencontre, espérant retrouver les traces du déjà perdu : ce qu’il est, égaré.

« Il m’obsède, ce retour, je le repousse, indéfiniment, toujours plus loin. Une peur de retrouver des vérités enfouies, des cauchemars laissés sur le seuil de mon pays natal. […] L’enfance m’a laissé des marques dont je ne sais que faire[4]. »

À de nombreuses reprises, la lecture de Petit pays fait écho au fabuleux livre de Pascal Quignard, Abîmes[5]. Echo de l’un à l’autre ; écho d’une rive à l’autre[6], où le narrateur âgé de dix ans, Gabriel, s’ébroue entre mots et sons ; entre plusieurs langues. Le son, la voix s’interprètent dans ce roman comme marques, traces laissées sur le corps parlé de cet enfant et dessinent combien toute langue est étrangère à celui qui parle.

Ce roman met également en tension la dimension d’exil pour chacun ; exilé, loin de ces évènements d’enfance où l’innocence battait la mesure du temps de sa bande de pote. Exilé, Gabi l’est aussi de sa langue maternelle, du kinyarwanda – langue rwandaise qui ne dispose pas de système standardisé pour écrire tonalité et longueur des voyelles. De cette langue dont les souvenirs sonores font traces, il compose une interprétation de la partition maternelle.

Le roman pouvait en rester là et devenir un « bon roman ». C’est dans le processus d’écriture lui-même qu’un pas est franchi. La tâche sans fin d’écrire l’impossibilité du perdu s’interrompt par l’abord de la dimension de l’exil. L’exil entendue comme mise en fonction du perdu, ouverture singulière de l’écriture. N’est-ce pas cette langue, celle qui s’invente au carrefour des langages, qui est mise en cause ? Non pas simple articulation des mots, mais énonciation des traces, des marques qui ont accompagnées les premières jouissances.

 « La première fois est sans expérience. Elle est sans langage[7]. »

Fantasmer le retour s’entend au travers de ses premières expériences de jouissances pour lesquelles le langage ne fait pas limite. Jouissance pleine que le reste rate.

Fantasmer le retour de l’objet – cet objet de l’enfance –, n’est donc pas le retour du pays comme paradis perdu[8]. Tout retour serait alors une déclinaison du retour fondamental de l’objet freudien, toujours déjà perdu. C’est l’objet mis en cause de la langue, dans toute langue. « L’éloignement de l’objet y est nécessaire. Cette nécessité est à proprement parler corrélative de la dimension symbolique. Mais si l’objet s’éloigne, c’est pour que le sujet le retrouve[9]. »

« A chacun son asile ! Politique pour ceux qui partent, psychotique pour ceux qui restent[10]. »

L’asile c’est d’abord dans la lettre que Gabi le trouve. Pareillement, la rencontre de l’objet livre, et plus largement du mot, viendra dire combien l’habitat de tout Homme excède la dimension imaginaire de celui qui se rêve propriétaire. « Je voulais me lover dans un trou de souris […] habiter de doux romans, vivre au fond des livres[11]. » A l’étroit de l’impasse dans laquelle il vivait, les livres transcrivent l’abolition des limites, créent une étendue sans fin, un lieu d’habiter. L’impasse devient passage. La lecture, quelques semaines avant l’embrasement du Burundi, est ouverture, appel d’air, courant d’erre lui permettant de cerner la place qu’il ne veut pas occuper – à la différence de ses camarades.

Ce roman s’entend aussi comme une invitation à repeupler nos bibliothèques, à repeupler le mot, à repeupler la lettre. Si, comme il ne cesse pas de le dire dans ses interviews, Gaël Faye n’est pas Gabi, c’est pourtant lui qui écrit, qui supporte l’acte d’écriture. La biographie ratée, fait réussir le roman puisqu’il n’y a pas d’autre enfance que celle qui se raconte, que celle qui se reconstruit dans la parole ou dans l’écriture.

Petit pays écrit cet entre-deux. Ce qui me fait penser à cette magnifique phrase de Quignard : « Ecrire invente l’écart[12]. » Toute narration étant en retard sur ce qu’elle appréhende, toute parole est un re-dire. Un revenir-dire qui permet une retouche, une redistribution de la jouissance.

Pour ouvrir, je convoque Theodor W. Adorno pour qui le temps de la maison est dépassé. C’est à l’écriture – poétique lorsqu’elle y consent –, qu’il conférait une portée d’habitat. Dans son texte le romancier, l’auteur, l’écrivain s’installe comme chez lui. « Pour qui n’a plus de patrie, il arrive que l’écriture devienne le lieu qu’il habite » pouvait-il dire.

Emparons-nous des livres, habitons les mots.

 

 « Notre seul pays est le perdu »
Plutarque

 

[1] FAYE, G., Petit pays, Paris : Editions Grasset & Fasquelle, 2016, p.13.
[2] Gaël Faye est auteur-compositeur-interprète. Petit pays est son premier roman paru aux Editions Grasset & Fasquelle en 2016.
[3] FAYE, G., Petit pays, op. cit., p.213.
[4] Ibid., p.15.
[5] QUIGNARD, P., Abîmes, Paris : Editions Grasset & Fasquelle, 2002.
[6] « Je tangue entre deux rives, mon âme à cette maladie-là. » FAYE, G., Petit pays, op. cit., p.213.
[7] QUIGNARD, P., Abîmes, op. cit., p.80.
[8] « Pas moyen donc de réduire cet Ailleurs à la forme imaginaire d’une nostalgie, d’un Paradis perdu ou futur. » LACAN, J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Ecrits, Paris : Le Seuil, 1966, p.727.
[9] LACAN, J., Le Séminaire livre IV, La relation d’objet, Paris : Le seuil, Transcription de Jacques-Alain Miller, p.321.
[10] FAYE, G., Petit pays, op. cit., p.14.
[11] Ibid., p.188.
[12] QUIGNARD, P., Abîmes, op. cit., p.114.

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