Se trouver dans la pluie

Se trouver dans la pluie

Je vous partage ici ce texte que j’ai prononcé le 20/01/2023 au Collège Clinique d’Angers. C’est un travail succinct réalisé sur le thème de l’année « Clinique du désir » à partir du texte Subversion du sujet et dialectique du désir de Lacan. J’ai choisi d’en conserver son aspect vif et spontané, comme cela m’est venu lors de l’écriture.

Arrêtée sur une citation, je partirai d’elle pour cette élaboration. Réflexion théorique dans un premier temps, puis associations et témoignage dans un second.

Page 802 des Écrits, Lacan nous dit : « Être de non-étant, c’est ainsi qu’advient Je comme sujet qui se conjugue de la double aporie d’une subsistance véritable qui s’abolit de son savoir et d’un discours où c’est la mort qui soutient l’existence » (1).

Citation dense. Lacan parle ici de la condition fondamentale de tout être parlant. Le sujet n’a pas de substance, il est un effet de langage, un effet de l’aliénation à l’Autre. Le Je subsiste à s’abolir de son propre savoir. Il se soutient d’un insu. L’existence du sujet se soutient de sa condition même d’être soumis à la castration.

Du fait même d’être condamné à ne pas pouvoir tout se saisir, tout se dire. C’est là que le sujet s’ouvre à la logique désirante, car à ne pas pouvoir tout se dire, il va faire appel à l’Autre, pour l’aider à dire son être. Ça va lui permettre de causer. Rossella Tritto disait récemment, lors du séminaire collectif à Rennes, qu’il s’agit pour l’analyste de « consentir à être cause perdue ». Peut-être d’ailleurs est-ce là même notre condition de sujet : être causé par sa perte et causer sa perte.

Le sujet n’existe que sur fond d’absence. Comme une vague, il n’existe que par son propre effacement. Condamnés à n’être pas tout, cela nous permet de chercher encore.

Mais alors maintenant qu’est ce qui résonne pour moi dans ce thème ?

Qu’est-ce que m’évoque le désir ?

Je me dis spontanément : « Le désir, c’est quand on se mouille ».

L’analyse, pour ma part, permet ça.

J’apprends à me mouiller.

Je me rends compte d’ailleurs que plus j’avance plus j’aime la pluie.

Dans la cure, je dis des choses, les choses, j’apprends à parler ma langue.

Et des fois, souvent même, quand je dis les choses qui comptent, je pleure.

Plus j’avance plus j’aime la pluie.

Plus j’avance plus j’aime mes pleurs.

Parce qu’ils viennent dire quelque chose de ce qui touche

Je.

La pluie permet l’invention. Les pleurs, les pincements et vibrations du corps m’indiquent que c’est Je qui parle. Ce qui m’était honteux auparavant, ce qui me reste toujours coûteux d’ailleurs, est pourtant devenu invitation à dire, à inventer, à créer, à partager.

Chez moi, la pluie, comme les pleurs, est une précipitation, un pousse-à-créer.

Cela m’évoque une citation de l’auteur Martin Page à propos de la pluie : « Ce n’est qu’en recevant des trucs sur le crâne (de l’eau, des tragédies, des chagrins d’amour…) que l’homme fit des rencontres, se pose des questions et cherche à résoudre des problèmes. »(2). La pluie, littéralement, c’est le ciel qui nous tombe sur la tête, c’est un réel qui nous tombe dessus.

Voilà ma cause perdue.

Mes larmes sont ma cause perdue.

Ces larmes que je perds viennent tout droit de l’effleurement d’un dire, mon dire, qui touche Je.

Mon réel c’est ma propre pluie,

C’est mon corps qui réagit à ce qui se dit.

Et si mes pleurs et les pincements de mon corps sont ce qui m’indiquent le fruit d’une création à venir,

Alors il n’y a plus à avoir peur,

Car j’ai mon pas-tout à portée de main.

Je finirai sur cette citation de Jean-Paul Sartre qui, pour moi, illustre bien cette question du désir et ce qui serait d’ailleurs la visée d’une cure : « On n’est pas homme tant qu’on n’a pas trouvé quelque chose pour quoi on accepterait de mourir » (3). Elle n’est pas sans évoquer Freud qui disait « Si tu veux pouvoir supporter la vie, sois prêt à accepter la mort. » (4).

Pour conclure, voilà ce que je dirai du désir : le désir est une condamnation salutaire.

Phœbé Liberge

Notes :

1 LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir » dans Les Ecrits, p.802.

2 PAGE M., De la pluie, Paris, Éditions Ramsay, 2007, p.63.

3 SARTRE J.P., L’âge de raison

4 FREUD S., « Notre attitude devant la mort » dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 40.

Illustration :

L’eau (Juillet 2022), cyanotype réalisé par Phoebé LIBERGE

« Le démon de la colline aux loups » (2)

« D’une prison l’autre », voilà ce qui me vient lorsque je pense au roman de Dimitri Rouchon-Borie : « Le démon de la colline aux loups ». Sa lecture peut provoquer un effet d’oppression, voire d’angoisse, un effet dans le corps, quelque chose entre l’attrait et la répulsion. Dans un style vif et sans fioriture, au détour de chapitres courts et incisifs, nous rencontrons le narrateur, Duke, un homme dont on se dit qu’il est surtout né au mauvais endroit. Soumis aux caprices et à la jouissance parentale, se déclinant en diverses versions, Duke est littéralement écrasé comme sujet. Le recours aux mots est bien pauvre à tempérer les effets du trajet qui est le sien, mais il s’y efforce cependant par l’entremise d’une vieille machine à écrire.

Duke n’apprend son prénom que lorsque, forcé d’aller à l’école après des années d’isolement, sa maîtresse s’adresse à lui. Enfin, a-t-on envie de rajouter. Jusque là personne ne l’appelait ni le nommait. Être appelé par un nom ne fait pas forcément nomination, mais donne tout de même l’occasion de tenter de se reconnaître et de s’unifier. « Elle est revenue en grondant gentiment non non non Duke et c’est là que j’ai appris que je m’appelais Duke et elle a montré mon nom sur le tableau avec la liste des élèves et elle a dit tu vois tu es avec nous maintenant Duke. Moi je ressentais ça comme un son dur comme l’écho d’un caillou contre un caillou quelque part dans les bois derrière la Colline aux loups ça ferait Duke Duke Duke. Mais c’était magique et je murmurais Duke Duke et j’essayais de faire le rapport avec la sensation que j’avais de moi à l’intérieur1 ».

Plus loin : « Elle m’a montré dans un miroir et j’ai ouvert les yeux immenses car je crois que je ne m’étais jamais vu avant à la maison il n’y avait pas de miroir peut-être dans la chambre des parents mais c’était interdit d’y aller je ne sais pas pourquoi. Ce que j’ai vu j’ai su bien sûr que c’était moi mais comment fait on une chose pareille de se reconnaître soi même après j’ai souvent demandé aux psys. J’ai dit c’est Duke et la dame a dit oui c’est Duke et moi j’ai répété Duke c’est moi et la dame a fait oui oui et elle a approché son visage pour regarder avec moi dans la glace. C’est vrai que tu vas devenir un bel homme Duke moi j’ai noté que j’avais des cheveux noirs et de yeux clairs je plissais des yeux pour vérifier que c’est bien moi qui faisais ça2 ».

Et si du ravage il est grandement question dans ce texte, ce qui touche et accroche le lecteur c’est aussi la tension entre ce réel pur, cette horreur quasiment indicible et l’innocence du narrateur, tombé si violemment du nid.

Véronique Le Hir

Notes :

1. ROUCHON-BORIE D., Le démon de la colline aux loups, Le Tripode, 2021, p. 26.

2. Ibid., p. 28.

À propos du film « Les Banshees d’Inisherin » de Martin McDonagh

Un lieu. L’Irlande. En réduction. En concentré. Une île de l’ouest. Imaginaire mais à placer du côté de celles d’Aran. Paysages sauvages, landes immenses, ciels démesurés, contrastent avec l’insularité, le huis clos auquel chacun est tenu : un confinement à ciel ouvert.
Une époque : 1923. Faisant suite aux luttes de libération contre l’occupant anglais, chassé après plus de quatre siècles d’une domination implacable, c’est par une guerre civile que le pays, exsangue, est désormais déchiré. Mais ici, sur Inisherin, malgré les difficultés du quotidien, on ne perçoit que les bruits lointains, assourdis, de ces combats fratricides qui continuent d’ensanglanter le pays.
Ici, tout semble réglé, presque harmonieux. Chacun a sa place selon ses affinités et ses travers : l’artiste, le petit paysan, le simple d’esprit, la commère, le policier, la vieille sorcière. Tout tourne : un ballet mystérieux réglé comme un mécanisme d’horlogerie semble régir ce petit monde et donner l’image d’une pastorale immuable. Mais si tout tourne effectivement, c’est en rond et l’apparence se révèle fragile quand soudain l’autre, cet autre que l’on croyait connaître, sur lequel on venait prendre appui, s’opacifie, se dérobe, ne présentant plus que l’énigme de son désir insondable, devenant soudain étranger, menaçant par son silence incompréhensible de briser des années de certitudes patiemment construites.
L’ébranlé, c’est Pádraic, qui vit dans une maison isolée, entre ses animaux, sa sœur qui partage son quotidien depuis la mort des parents, et les longs après-midi au pub en compagnie de Colm, le poète, le musicien. Tout paraît aller de soi, dans cet ordre arrêté, malgré quelques débordements que chacun fait mine d’ignorer. Jusqu’au jour où l’artiste décide sans préavis de mettre fin à cette amitié de toujours. Alors tout l’équilibre précaire de ce microcosme se met à vaciller, comme menacé d’effondrement ; tous sont pris de doutes ravageant quant à leurs places respectives et ce sur quoi sont fondées leurs relations. Que suis-je pour l’autre ? Qu’ai-je jamais été pour n’être plus rien, ou si peu, aujourd’hui ? Par défaut d’explication, devant ce silence ravageant, un sentiment d’inquiétante étrangeté s’empare de celui qui se sent mis en péril dans son existence même et le pousse à agir, à réagir pour tenter d’atténuer, d’oublier sa douleur.

Amitié ou amour, ici la rupture est vécue avec la même violence, celle d’un lien qui touche au vital ; l’affect qui réunissait les deux hommes se retourne alors en haine devant l’insupportable de la question sans réponse et la béance ouverte sur l’angoisse, dont les apparitions de la banshee, cette créature mythique de la mythologie celtique qui annonce la mort, rappellent la proximité.

Pascal Garrioux

« Le démon de la colline aux loups »

Dimitri ROUCHON-BORIE
Édition Le Tripode 2021
Prix Louis Guilloux 2021

Le 17 mars 2023, des collègues du pôle 6, Patricia Robert et Pierre Perez, organisent à la librairie «Comment Dire» à Rennes, une rencontre avec cet écrivain briochin et son éditeur. C’est l’occasion de revenir sur ma lecture de ce livre.

Avec cette aquarelle de Clara Audureau sur la couverture, ce livre est un bel objet, un écrin pour le réel. Car c’est bien du traitement du réel dont nous parle cet écrivain, Dimitri Rouchon-Borie.

Il y a dans ce livre deux questionnements qui se poursuivent, deux écritures.

Celle de Duke, le personnage crée par l’auteur, qui écrit son trajet de vie, un chemin parti « du monde de l’unité indistincte »(1) et qui inexorablement le ramène à son point de départ, au commencement des sensations de vie pour lui dans « le nid »(2). Le nid, l’espace de l’enfance, «c’était l’horreur mais au fond c’était notre paradis et rien n’a été mieux que cela »(3).
Avec ce qu’il nomme « son parlement » (4), ses mots et son phrasé, Duke essaye de cerner ses limites à dire et à comprendre, il dépose sa question concernant son père : que fallait-il faire « pour plus subir son héritage j’étais comme quelqu’un qui se débat avec un poids tu coules tu coules mais tu ne sais pas où est attachée la pierre »(5)?

Puis il y a l’écriture de l’auteur, qui a accepté, dit-il, « d’aller jusqu’à s’oublier soi »(6), de « se laisser traverser »(7) par l’histoire et les mots qui ont surgi, qui se sont imposés à lui après cette question : qu’est ce que je viens faire là ? «Là», ce sont les salles d’audience des Assises où son travail de journaliste l’a mené ; « là », à voir mais surtout à entendre l’horreur, celle qui peut advenir dans les existences humaines.
A propos de l’écriture de ce livre D. Rouchon Borie dit que c’était comme «être intensément là mais pas non plus présent»(8).
Une écriture qui tente de traiter ce qui traverse un sujet, un être enfermé, en prison, mais surtout dans ses affects et dans ce qu’il pense qu’on a déposé en lui.

Deux écritures qui s’appuient sur celle des Confessions de Saint Augustin : Duke, comme son créateur, traitent leurs questions : là où ils en sont, qu’est-ce qui les y a amené ?
Un tourment qui pourrait se formuler comme le fait Saint Augustin dans son introspection avant l’heure : « J’étais ce moi qui voulais et ce moi qui ne voulais pas, j’étais l’un et l’autre moi. Ni je voulais pleinement, ni je ne refusais pleinement ma volonté. C’est pourquoi je luttais avec moi même et j’étais déchiré intimement »(9).

Avec ce livre écrit en trois semaines, dans une quasi absence de ponctuation et de respiration, qui s’impose à la lecture comme il a surgi à l’écriture, D Rouchon-Borie considère être « aller chercher au bord du gouffre pour comprendre certaines choses de ce qu’est l’humanité »(10).

Janvier 2023
Soizic Garnier Maleuvre

Notes :
1. Le démon de la colline aux loups, Le Tripode, 2021, page 16
2. Ibid., p. 15
3. Ibid., p. 74
4. Ibid., p. 9
5. Ibid., p. 183
6. D. Rouchon Borie, Rencontres littéraires, Villa Carmélie, Saint Brieuc, 10 juillet 2021
7. Idem
8. Idem
9. Saint Augustin, Les Confessions, Livre VIII, p. 170, Éditions Garnier-Flammarion
10. D. Rouchon Borie, Rencontres littéraires, Villa Carmélie, Saint Brieuc, 10 juillet 2021