Lire David Foster Wallace

Il y a dix ans mourrait David Foster Wallace. L’écrivain américain, comparé de son vivant à rien de moins que Thomas Pynchon, John Barth, Vladimir Nabokov, Franz Kafka, Georges Perec ou encore Donald Barthelme, mettra fin à ses jours le 12 Septembre 2008. Superstar malgré lui aux Etats-Unis et illustre inconnu en France (ses œuvres, réputées intraduisibles, commencent seulement à l’époque de sa mort à être éditées au compte goutte chez l’excellent éditeur Au Diable Vauvert), il aura fallu dix ans encore (soit vingt depuis sa parution) pour pouvoir lire une traduction de ce qui est considéré comme « le grand œuvre » de DFW, à savoir « L’infinie Comédie ». « Chef d’Œuvre » d’une génération, succès colossal en libraire US pour un livre dont la difficulté de lecture est parfois comparée à celle d’Ulysse de Joyce[1], cet énorme pavé de plus de 1500 pages (dont 400 de notes de bas de pages), qui ne s’est vendu en France que pendant deux semaines[2], ne diffère pourtant en rien du corpus Wallacien général (dont le dernier recueil, « Considérations sur le homard », est sorti le 8 novembre dernier aux Editions de l’Olivier), qu’il s’agisse de ses essais, nouvelles, articles, fictions ou témoignages. Car ce qui intéresse DFW, et partant la psychanalyse, c’est le réel, le manque : à défaut d’être manquant lui-même, DFW scrute inlassablement les moindres détails (de façon quasi atomique et anatomique[3]) du comportement de ses semblables, comme pour en apprendre quelque chose quant à sa propre perplexité. Un Sujet est-il une somme d’éléments objectivement discernables ? Avec l’aide des mathématiques et de la logique (« Tout et plus encore »[4]), l’œuvre Wallacienne  se déploie telle une fractale en une myriade de micro-histoires et de micro-événements inclus dans de plus grandes histoires et de plus grands événements, concernant des personnages incomplets (comme l’est l’œuvre elle-même, on purpose, de DFW[5]) et dont la teneur autobiographique reste incertaine quoique indiscutable[6], ou comme si la somme de tout ça pouvait le révéler lui, enfin. L’échec annoncé de cette entreprise sera dramatique.

Il était considéré comme un Joyce-fin-de-siècle[7] pour les interminables trouvailles langagières et autres néologismes qui parsèment son œuvre (hérités de la « folle passion » de sa mère pour la grammaire, la syntaxe et les jeux de mots),  dont l’ironique ironie donnera le vertige jusqu’à l’écrivain lui-même, prisonnier de ce qu’il souhaitait détruire  (et donc par la même représentait, cf cette hilarante vidéo de DFW parlant ironiquement à la télé de l’ironie de la télé[8]), et  dont les épisodes mélancoliques ne faisaient aucun secret pour personnes. Hors Discours si ce n’est le sien propre, son œuvre ne cesse d’essayer d’inscrire des signifiants quelque part, qui seraient reliés à quelque chose, et qui sans cesse se dérobent, comme englués dans un interminable travelling contrarié. DFW veut tout dire, écrasé par le malentendu à laquelle cette entreprise est associée (sa célèbre « J’ai voulu écrire quelque chose de triste, et les gens ont trouvé ça drôle »[9]). Son improbable succès (eu égard à l’extrême rigueur, patience et concentration que requièrent ses écrits), comme un miroir déformé de son époque (la culture de masse, consommable instantanément, si démesurée aux USA, lieu de sa célébrité), dévoilera sa hantise de l’imposture – là où Joyce cherchait à se faire un nom, DFW semblait terrifié à l’idée d’en devenir Un – à l’instar de ces hommes hideux de la nouvelle éponyme qui n’ont pas d’identités.

Plus qu’un écrivain maniaque de l’ennui et de la mélancolie[10], DFW était surtout un chercheur, un compilateur de connaissances infinies dont il n’arrivera jamais à tirer un savoir sur l’être qui tienne la route[11], car sans cesse la théorie se heurte au Réel. Il dira de son écriture qu’elle cherche à savoir « à quoi ça ressemble d’être vivant »[12]. Cette quête laisse le lecteur abasourdi, heureux de se vautrer, souvent hilare, parfois perdu, si ce n’est honteux, inquiet ou idiot, dans ce dédale non linéaire d’histoires minuscules, ces petits travers humains regardés au microscope, décrits avec une minutie qui dépasse l’entendement (que certains ont qualifié « d’hystérique »), ponctué (le dédale) d’un humour corrosif (celui du « condamné à mort »), et qui, dans un mouvement Cantorien (dont il était un fan), englobait tout et rien à la fois, échouant inlassablement à rendre compte de l’ordre d’un monde désordonné, à contenir les jouissances débridées, à taire le circuit d’un langage non bouclé, à trouver un signifiant qui, toujours, manque.

Presque intégralement traduit maintenant, il nous reste l’éternité pour nous pencher sur son œuvre. Ne tardons pas trop, quand même.

[1] Télérama, 24/08/2015.
[2] Source Edistat.
[3] « Comme si chaque atome, chaque cellule, chaque cellule cérébrale, je sais pas, était tellement nauséeuse qu’elle avait envie de gerber mais qu’elle ne pouvait pas, et vous ressentez ça tout le temps et vous êtes sûr, absolument certain que cette sensation s’arrêtera jamais, que vous allez la ressentir toute votre vie », dans L’Infinie Comédie, éd. de l’Olivier, 2015.
[4] Essai sur l’histoire de l’approche mathématique de l’infini, traduit par Thomas Chaumont, éd. Ollendorff et Desseins, 2011.
[5] Le roi pâle, dernier roman de DFW, dont le manuscrit inachevé a été soigneusement organisé pour sa femme, Karen Green, et son agent Bonnie Nadell (deux cents pages du roman étaient empilés près de son corps).
[6] David Foster Wallace, de D.T. Max, traduit de l’anglais par Jakuta Alikavazovic, éd. de l’Olivier, 2016, dans lequel il se considère comme un « objet défectueux ». « J’ai semble-t-il perdu toute capacité à travailler et à organiser ma vie et ma pensée. (…) Mes ambitions sont modestes et tournent principalement autour du fait de rester en vie. »
[7] https://bibliobs.nouvelobs.com/rentree-litteraire-2012/20121018.OBS6276/wallace-est-mort-vive-wallace.html
[8] Débat télévisé visible sur youtube, entre DFW, Jonathan Franzen et Mark Leyner en 1996.
[9] Lors d’une interview à la télévision allemande, en 2003, visible sur youtube.
[10] Son grand ami, Jonathan Franzen, écrira que DFW est « mort d’ennui et de désespoir ». https://www.newyorker.com/magazine/2011/04/18/farther-away-jonathan-franzen
[11] Ses résultats scolaires à l’université furent « historiques » selon l’expression de D.T. Max, et ceci dans toutes les matières qu’il abordait (mathématique, logique, philosophie, anglais, etc), résultats qu’il vivait comme une « imposture ».
[12] Même si en fin de compte, on devient évidemment soi-même, de David Lipsky, retraçant le parcours promo de DFW lors de la sortie de l’Infinie Comédie.

Unis par la diversité – Sabine Choquet

Le titre de cet ouvrage accroche ! A l’heure où l’on s’inquiète de la montée des communautarismes d’un côté et du nationalisme de l’autre notamment en Europe, mais plus largement dans le monde, il est bon de s’arrêter un moment sur les expériences étrangères.

Si le travail de Sabine Choquet s’ancre dans une perspective interdisciplinaire entre philosophie politique et anthropologie, il ne peut laisser indifférent les psychanalystes en soulignant la place faite au un par un et plus largement à la valorisation de la différence dans le fonctionnement politique même d’un pays.

La France, Etat-nation, est hantée par la peur que la reconnaissance de la diversité ne remette en cause son unité nationale. Les particularités individuelles peuvent s’exprimer librement dans la sphère privée mais paraissent ne pas avoir leur place dans l’espace public comme l’ont révélé les affaires du burkini, de la burqa ou le refus de reconnaître à la langue corse un statut officiel. Le modèle politique français d’Etat-nation vise à incorporer les minorités culturelles et linguistiques pour favoriser l’émergence d’un « tout » se voulant homogène et répondant au diktat d’une identité dite nationale. Aux côtés de ce modèle dont nous percevons les limites, l’auteure propose une immersion dans les modèles du multiculturalisme Canadien et de la consociation Suisse. « La Suisse et le Canada sont des fédérations qui sont parvenues à accorder aux minorités une certaine autonomie politique et la possibilité de préserver leurs particularités. Ils ont fait de la valorisation des différences le fondement de leur unité et ils ont renoncé l’un et l’autre à imposer une langue et une culture unique aux populations qui vivent sur leur territoire » précise t-elle. Son travail ne vise pas tant à promouvoir ces pays au rang de modèles garant d’une prétendue paix sociale, qu’à mettre en lumière certaines de nos impasses et engager des pistes de réflexion quant à notre façon d’accueillir l’autre dans sa nécessaire différence.

En passant en revue l’histoire de la construction politique de leurs fonctionnements respectifs, Sabine Choquet nous permet de faire un pas de côté vis-à-vis de notre propre modèle sociétal en soulignant que notre « Etat-nation ne peut se déclarer neutre à l’égard de l’ensemble des cultures et des langues dans la mesure où son projet politique repose tout entier sur la volonté d’organiser l’ensemble de la vie commune en fonction de cette majorité. »

Tandis que pour acquérir la nationalité française, il faut que le le requérant fasse preuve de son assimilation à la communauté française par le passage d’un test au cours duquel il devra prouver une connaissance suffisante de l’histoire, de la culture et de la société française, d’autres modèles de fonctionnement politique s’appuient sur le fait d’accorder une place à ce qui ne peut s’homogénéiser. Et de souligner que « la division interne n’est pas nécessairement une malédiction ; elle peut même, si elle est habilement gérée, contribuer à la stabilité du système social » écrit Sabine Choquet s’appuyant sur les travaux de Dieckhoff : « Le meilleur exemple de cet équilibre des contraires est sans conteste la Suisse : quatre langues nationales, deux religions, quatre grandes familles politiques, vingt-six cantons, et pourtant une stabilité à toute épreuve. Ce miracle a une explication qui se nomme consociation. »

Il faut suivre de près le chapître destiné à l’anthropologie des consociations. Pour ne tirer qu’un fil, soulignons que la consociation a opté pour la valorisation des différences qui la compose pour en faire non seulement un atout mais encore une finalité en soi. L’auteure épingle ce qui au fond la distingue de l’Etat-nation : « Un Etat-nation se définit par son objectif qui est d’assurer la coïncidence des frontières politiques et nationales par la reproduction d’une langue et d’une culture. Ce rôle régulateur est le prolongement d’une conception du vivre ensemble d’après laquelle une société unie est composée d’individus indivisible et homogène de citoyens, tous dotés des mêmes droits. Inversement une consociation désignera un sytème politique qui reconnait les spécifictés culturelles ou linguistiques des groupes présents sur son territoire et se donne pour finalité de les préserver. »

Au Canada, la politique du multiculturalisme lancée dans les années 70 est destinée à faire du pluralisme culturel l’essence même de l’identité canadienne. L’idée est simple : donner à chaque Canadien, individuellement, la possibilité de préserver sa langue et sa culture. Et appliquer ce principe à tous. Le multiculturalisme canadien s’avère être « un moyen d’unir l’ensemble des Canadiens autour de la promotion de leurs différences » explique Sabine Choquet. Permet-il de déjouer les pièges de l’extrème et de la radicalisation de la pensée ? C’est ce que ce livre nous permet de découvrir et d’interroger, ouvrant la question sur les liens qu’entretiennent l’Etat-nation et la radicalisation.

Sabine Choquet est chercheuse permanente au Centre de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC) à l’Université du Québec à Montréal, et depuis février 2018 secrétaire générale du Centre d’études des radicalisations et de leurs traitements de l’Université Paris-Diderot (CERT).

Fief – David Lopez

« C’est normal, il faut bien un jargon pour que tout le monde puisse se comprendre, mais ce que l’on gagne en clarté, on le perd en nuances […] »
Wajdi Mouawad, Anima, p.472.

 

Fief[1], premier roman de David Lopez publié aux Editions du Seuil – « Ce qui nous fait rester sur le seuil, c’est la honte[2] » – nous fait découvrir le quotidien répétitif de Jonas et sa bande. Bande ? Oui, « de peur de dépareiller[3] » expliquent-ils. Pour autant, elle ne semble pas effacer les particularités langagières de chacun qui font le bon grain et l’ivraie de ce roman. S’intéresser à la langue pour saisir le sujet, l’auteur l’a bien compris. Poésie de l’existence.

« Ah t’es là toi ? Scuse j’pouvais pas t’ouvrir j’étais occupé, ça va ou quoi ? […]Qu’est-ce tu fous je lui dis. Bah j’m’occupe de mes plantes, viens j’vais t’montrer[4]. »

Quoi faire avec la langue ? Ici, la langue se détache d’un corps de prescriptions et d’habitudes, pour laisser poindre la verticalité du style, la densité des mots qui font l’épaisseur de chacun – parfois honteuse, souvent risible. Pour exemple, cette profusion de l’apostrophe propre au style de Ixe qui apparaît comme ponctuation harmonique ; cadence ; accentuation de l’interpellation. Mais que vient dire ce signe ? Qu’écrit-il ? Que signifie la multiplication de son usage contemporain ?

Figure de style antique, elle indique l’élision d’une voyelle finale ; d’une lettre. En suivant la trace de la mémoire des mots – qui pourrait donner définition au terme étymologie – le Bloch et Von Wartburg indique « l’action de (se) détourner ».

Dans cette veine, je pense à cette question qui se répète tout au long du roman : qu’est-ce que tu comptes faire ensuite ? Pas de mot, simplement un souffle pour se détourner, « Pour mieux signifier que j’ai rien à répondre[5]. »

Ce signe confère à la lecture un rythme, soutenu. Réduisant l’espace de la respiration, l’apostrophe noue les mots, les condense comme pour éloigner la possibilité que l’interlocuteur s’y insère. S’il existe un temps entre, un entre temps, l’apostrophe réduit, tue ce temps.

Poursuite.

La langue peut-elle être leur fief ? Ce vieux terme moyenâgeux prend avec David Lopez un souffle inédit, une consistance nouvelle et personnelle. C’est l’invention d’un lieu. Le juste accord est trouvé pour faire résonner fief et langue, comme E. M. Cioran faisait sonner langue et habitat.

Fief consistait à définir la cession par un seigneur à un vassal d’une terre, d’un domaine. Possession où l’on est maître. Lieu qui à part, tient ; avec sa langue, ses références, ses habitudes.

Ce roman ne manque pas également l’un des affects caractéristiques de cette jeunesse : l’ennui. Et plus précisément l’ennui dans son rapport au temps.

D’un temps qui se tuent. Drôle d’expression quand on y pense. Tuer le temps pour faire taire l’ardence d’un désir muet ?

D’un temps qui s’éprouve, qui s’aménage, qui se gère. « L’ennui c’est de la gestion. Ça se construit. Ça se stimule. Il faut un certain sens de la parade[6]. » Ne s’ennuierait pas qui veut ?

Il y a donc quelque chose à écrire, même quand on ne fait rien.

Si vous êtes à la recherche du plaisir de la fin, Fief n’est pas fait pour vous. Aucune hâte dans cette lecture qui parvient à retranscrire ce juste rapport au temps. Peut-être celui de la jeunesse dans ces enjeux de désir. Pas de dévoilement renversant. L’auteur parvient à faire du quotidien, un roman ; de l’anecdotique, une première œuvre. Vous voulez qu’il arrive quelque chose ? Eux l’évitent, se réfugiant dans l’apparent confort de la répétition. J’entendais dernièrement que le retour de la routine fait du bien après les vacances – vacante routine.

Finalement, si le roman ne se finit pas, c’est très certainement parce qu’il ne commence pas, traduisant le risque que court cette bande à entamer quelque chose. Commencer, c’est toujours engager. Comment faire alors lorsque la porte d’entrée est aussi la porte de sortie ? Reste cette question : qu’est-ce que commencer ?

« Là où j’habite, l’entrée c’est aussi la sortie[7]. »

 

[1] Je remercie Gwénaëlle Dartige de m’avoir offert le plaisir de cette lecture.
[2] David Lopez, Fief, Paris, Editions du Seuil, 2017, p.150.
[3] Ibid., p.158.
[4] Ibid., p.42.
[5] Ibid., p.250.
[6] Ibid., p.46.
[7] Ibid., p.64.

Sur le livre « La cité et ses maîtres fous » d’Antonio Quinet

« Un retour à la clinique », telle est l’option posée par A. Quinet dans cet ouvrage ; celle d’une contribution de la psychanalyse à la psychiatrie, ainsi que d’une lecture de ce qui gouverne la cité d’aujourd’hui. Qu’est-ce qui caractérise notre contexte de discours ? Et quelles sont les incidences du discours prédominant sur les êtres parlants ? La question de l’accueil et des modalités de traitement des sujets psychotiques est mise au premier plan. L’auteur interroge les effets du « Discours Capitaliste scientifique néolibéral » et la position que ces sujets occupent dans la « cité du discours »1. Il articule son propos autour de ce qui fait la spécificité du Discours Analytique : que peut attendre le sujet psychotique de sa rencontre avec un analyste et comment la psychanalyse opère-t-elle sur ce contexte de malaise dans la civilisation ?

A. Quinet réalise quelques rappels essentiels et propositions novatrices dans le sillage de Freud et de Lacan, en passant par un retour aux textes fondateurs de la psychiatrie dite « classique ». La méthode est épistémologique. Parmi les pionniers dans la description des phénomènes cliniques de la psychose, sont évoqués Kraepelin, Bleuler, Kretschmer ; dans le champ analytique, il part des travaux de Freud sur le délire dans la psychose comme tentative de guérison, ainsi que des apports de Lacan, dont la forclusion du Nom-du-Père et le « hors-discours »2. Est-ce à dire hors lien social ? L’auteur en explore les conséquences, c’est l’axe central du livre : si de structure le sujet psychotique est hors-discours, il n’est pas hors langage, ni hors jouissance ; il peut donc établir, restaurer parfois ou entrer dans des liens sociaux. Il déplie cette thèse, aux conséquences éminemment éthiques, en examinant les deux types cliniques de la schizophrénie et de la paranoïa. Il pose de subtiles trouvailles telles que « les incursions du psychotique dans les liens sociaux sont parfois des excursions – il fait des circuits entre les liens sans y rentrer » ou encore « l’effet de pousse-à-la-fama » (en jouant sur la signification « renommée » et l’équivoque avec « femme »). A. Quinet explore les modalités possibles d’insertion dans le discours et élabore audacieusement de nouvelles perspectives.

Avec l’opération de la « Verhaltung » qu’il traduit par « rétention », l’auteur spécifie à partir de ce que Lacan a prélevé chez Kretschmer, ce qui rend parfois possible au sujet psychotique l’entrée dans les liens sociaux. Il pose ce mécanisme comme une caractéristique du paranoïaque : retenu par un signifiant qui vient le représenter, le sujet n’est pas en proie à la dispersion comme dans la schizophrénie. La tonalité clinique du livre est accentuée par la démarche de l’auteur qui revisite, à la lumière de ses avancées, les célèbres cas « Schreber » et « L’homme aux loups » de Freud ; il déplie aussi celui de Simao Bacamarte, personnage issu de « L’Aliéniste » de Machado de Assis. Concernant Schreber, il est question des moments de stabilisation obtenus lorsqu’il s’identifie au signifiant « femme de Dieu », qui le représente pour Dieu. Quant à Sergueï Pankejeff, il montre que le signifiant de la Verhaltung est celui de « L’homme aux loups » ; nom auquel il s’identifie à partir de son traitement avec Freud, par lequel il peut se représenter pour la communauté analytique et faire lien social. Pour Simao Bacamarte, c’est le signifiant « science » qui a été retenu, au nom duquel ce sujet peut s’adresser à l’autre de la communauté du village (en tant que représentant de la science). A. Quinet précise : ce recours diffère des essais de traitement de la schizophrénie qui relèvent de « tentatives de guérison de l’autisme » ; il ne s’agit là que de rétablir le contact avec les autres à travers l’investissement de mots, du délire, de l’art. L’auteur illustre cette nuance aux conséquences cliniques majeures par le cas de Bispo do Rosario, dont la fabrication du « manteau de la reconnaissance », qui figure en couverture du livre, aura été le labeur de presque toute une vie dans sa chambre d’hôpital. Pas d’autre choix pour ce sujet que de tenter de contenir sans relâche la dérive signifiante avec son art, afin de ne pas être totalement envahi par la Jouissance. Enfin, A. Quinet présente à travers le cas clinique de John Nash, célèbre mathématicien ayant reçu le prix Nobel, comment la cure et l’entrée dans les liens sociaux se sont effectuées par les nombres (l’équation mathématique) et non par le délire.

L’auteur évoque les réformes à l’œuvre des institutions psychiatriques et se positionne pour une insertion sociale du sujet psychotique assortie de prérequis : inclure dans le diagnostic le symptôme (référé à la structure clinique) ; inclure le sujet dans le traitement ; inclure la forclusion dans la société, plutôt que de vouloir adapter le sujet en déniant la « différence radicale ». Il envisage les incidences de la disparition de la psychopathologie clinique dans l’abord des maladies mentales ; il prévient de l’écueil, tant clinique qu’éthique, de chercher à  « névrotiser » le sujet psychotique selon des pratiques exclusivement éducatives ou normatives. En écho à la « furor sanandi », il pointe la tendance contemporaine à ce qu’il appelle la « furor includendi ». A. Quinet œuvre pour un abord du symptôme en tant que manifestation subjective ; il insiste sur les tentatives de traitement de sa psychose par le sujet lui-même et fait ainsi place à ce que nous enseigne la psychose, tant aux plans de la structure du « parlêtre » que de ce contexte de malaise dans la civilisation. Il se tient sur ce fil de l’option freudienne de participer au « devoir éthique de la psychanalyse », prolongée par l’indication lacanienne du  « devoir d’interpréter »3. Il insiste sur « l’a-cratie du discours analytique » et sur l’apport spécifique de la psychanalyse dans le monde contemporain : seul discours qui considère l’autre comme un sujet. Il le situe en tant que recours face au Discours Capitaliste qui ne fait pas lien social, mais forme plutôt la « ségrègue » ; caractérisé par la « forclusion de la castration » et le « rejet de l’altérité », il est  « psychotisant », insiste l’auteur.

C’est par l’intermédiaire de la parole, l’éthique étant par-là corrélée au sujet, que la psychanalyse opère à l’endroit du malaise dans la modernité ; telle est la spécificité de son offre. Elle relève de l’éthique du bien dire, ainsi que du devoir pour le psychanalyste de « rejoindre à l’horizon la subjectivité de son époque »4. Marquée par cette option, cette lecture bouscule jusqu’à l’enthousiasme. Un abord suffisamment sur les bords de la cité d’aujourd’hui… telle est sa portée actuelle et d’avenir. Empreint d’une position en « extraterritorialité »5, cet ouvrage participe au dialogue avec les champs que la psychanalyse côtoie ; A. Quinet ouvre autrement les questions explorées, il en propose un abord renouvelé interrogeant jusqu’à la psychanalyse, in fine. C’est aussi de par cette portée que ce livre se distingue.

1. Lacan J., « L’acte psychanalytique » Compte rendu du séminaire 1967-1968, Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001.
2. Lacan J., « L’étourdit », (1972), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
3. Lacan J., « Postface au Séminaire XI », (1973), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
4. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », (1953), Ecrits, Seuil, Paris, 1966.
5. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 », Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001.

Sur le livre « Quand seuls restent les mots… »  d’Albert Nguyên

« L’analyste n’est pas hors monde, hors sol, mais l’analyste tutoie l’exil, la solitude, le réel, de savoir et de ne point pouvoir partager ce savoir. »

 

Le cadre est posé, il ne s’agira pas de la compilation d’un savoir constitué sur l’analyse qu’il n’y a pas. Mais pour Albert Nguyên de refaire le chemin, « mineur » d’humanité, d’une pratique interrogée jusqu’au terme de la cure, là où émerge le trait de jouissance qui sert la vie pour chaque Un.

Écriture résolue d’un travail analytique où l’intime livre la clé du dehors.

L’humanisation n’est pas l’apprentissage d’une morale mais l’avènement du plus singulier. Et l’impudence du dire n’est pas l’impudeur car lalangue n’est pas conforme.

Lalangue émerge en brisant la chaîne du discours, pour autant qu’il y a l’interprétation de l’analyste. Albert Nguyên nous en donne plusieurs exemples précieux. L’interprétation qui a défait la croyance pour un homme en un rapport sexuel, celle qui fera cesser pour une femme la haine de la différence.

Une autre interprétation de l’analyste répondant, déchire la carapace des mots répétés et abusés pour faire place au neuf, à l’envol du dire dans la surprise d’un effet poème. Une surprise pour l’analysante elle-même, l’analyste qui en témoigne et pour nous lecteurs.

Ainsi ce livre témoigne du transfert à l’analyse, de sa valeur d’humanité dans notre monde contemporain, de sa visée effective, celle de convoquer les essentiels de la vie par la voie des mots.

Albert Nguyên présentera son livre à Angers le 25 mai 2018
21h à l’IPSA, UCO
Amphi Bonadio
Entrée libre

Poésie de la perte, écriture du retour – Gaël Faye, Petit pays

 « Il n’y a pas de récit qui ne soit un retour. »
Pascal Quignard, Abîmes, p.99.

« Il m’obsède, ce retour[1]. » Il l’obsède, ce retour. Il nous obsède, ce retour.

Quel est ce retour ? Pour Gaël Faye[2], c’est le retour du perdu qu’il nomme « pays », puis « enfance ». « Je pensais être exilé de mon pays. En revenant sur les traces de mon passé, j’ai compris que je l’étais de mon enfance[3]. » Le perdu se défile, s’inscrit en trace du passé irréversible et défie la retrouvaille. Défiance du mot qui échoue à dire le perdu.

Petit pays permet d’entendre combien les mots s’essayent à composer avec l’impossible retour du perdu. La parole venant à celui qui parle, semble s’évertuer à dire ce point de perte.

Plutôt que de chercher du côté de l’idem, du même, en portant un témoignage répétitif qui tenterait d’entamer un réel, Gabi compose dans l’acte d’écriture avec l’alter de la rencontre, espérant retrouver les traces du déjà perdu : ce qu’il est, égaré.

« Il m’obsède, ce retour, je le repousse, indéfiniment, toujours plus loin. Une peur de retrouver des vérités enfouies, des cauchemars laissés sur le seuil de mon pays natal. […] L’enfance m’a laissé des marques dont je ne sais que faire[4]. »

À de nombreuses reprises, la lecture de Petit pays fait écho au fabuleux livre de Pascal Quignard, Abîmes[5]. Echo de l’un à l’autre ; écho d’une rive à l’autre[6], où le narrateur âgé de dix ans, Gabriel, s’ébroue entre mots et sons ; entre plusieurs langues. Le son, la voix s’interprètent dans ce roman comme marques, traces laissées sur le corps parlé de cet enfant et dessinent combien toute langue est étrangère à celui qui parle.

Ce roman met également en tension la dimension d’exil pour chacun ; exilé, loin de ces évènements d’enfance où l’innocence battait la mesure du temps de sa bande de pote. Exilé, Gabi l’est aussi de sa langue maternelle, du kinyarwanda – langue rwandaise qui ne dispose pas de système standardisé pour écrire tonalité et longueur des voyelles. De cette langue dont les souvenirs sonores font traces, il compose une interprétation de la partition maternelle.

Le roman pouvait en rester là et devenir un « bon roman ». C’est dans le processus d’écriture lui-même qu’un pas est franchi. La tâche sans fin d’écrire l’impossibilité du perdu s’interrompt par l’abord de la dimension de l’exil. L’exil entendue comme mise en fonction du perdu, ouverture singulière de l’écriture. N’est-ce pas cette langue, celle qui s’invente au carrefour des langages, qui est mise en cause ? Non pas simple articulation des mots, mais énonciation des traces, des marques qui ont accompagnées les premières jouissances.

 « La première fois est sans expérience. Elle est sans langage[7]. »

Fantasmer le retour s’entend au travers de ses premières expériences de jouissances pour lesquelles le langage ne fait pas limite. Jouissance pleine que le reste rate.

Fantasmer le retour de l’objet – cet objet de l’enfance –, n’est donc pas le retour du pays comme paradis perdu[8]. Tout retour serait alors une déclinaison du retour fondamental de l’objet freudien, toujours déjà perdu. C’est l’objet mis en cause de la langue, dans toute langue. « L’éloignement de l’objet y est nécessaire. Cette nécessité est à proprement parler corrélative de la dimension symbolique. Mais si l’objet s’éloigne, c’est pour que le sujet le retrouve[9]. »

« A chacun son asile ! Politique pour ceux qui partent, psychotique pour ceux qui restent[10]. »

L’asile c’est d’abord dans la lettre que Gabi le trouve. Pareillement, la rencontre de l’objet livre, et plus largement du mot, viendra dire combien l’habitat de tout Homme excède la dimension imaginaire de celui qui se rêve propriétaire. « Je voulais me lover dans un trou de souris […] habiter de doux romans, vivre au fond des livres[11]. » A l’étroit de l’impasse dans laquelle il vivait, les livres transcrivent l’abolition des limites, créent une étendue sans fin, un lieu d’habiter. L’impasse devient passage. La lecture, quelques semaines avant l’embrasement du Burundi, est ouverture, appel d’air, courant d’erre lui permettant de cerner la place qu’il ne veut pas occuper – à la différence de ses camarades.

Ce roman s’entend aussi comme une invitation à repeupler nos bibliothèques, à repeupler le mot, à repeupler la lettre. Si, comme il ne cesse pas de le dire dans ses interviews, Gaël Faye n’est pas Gabi, c’est pourtant lui qui écrit, qui supporte l’acte d’écriture. La biographie ratée, fait réussir le roman puisqu’il n’y a pas d’autre enfance que celle qui se raconte, que celle qui se reconstruit dans la parole ou dans l’écriture.

Petit pays écrit cet entre-deux. Ce qui me fait penser à cette magnifique phrase de Quignard : « Ecrire invente l’écart[12]. » Toute narration étant en retard sur ce qu’elle appréhende, toute parole est un re-dire. Un revenir-dire qui permet une retouche, une redistribution de la jouissance.

Pour ouvrir, je convoque Theodor W. Adorno pour qui le temps de la maison est dépassé. C’est à l’écriture – poétique lorsqu’elle y consent –, qu’il conférait une portée d’habitat. Dans son texte le romancier, l’auteur, l’écrivain s’installe comme chez lui. « Pour qui n’a plus de patrie, il arrive que l’écriture devienne le lieu qu’il habite » pouvait-il dire.

Emparons-nous des livres, habitons les mots.

 

 « Notre seul pays est le perdu »
Plutarque

 

[1] FAYE, G., Petit pays, Paris : Editions Grasset & Fasquelle, 2016, p.13.
[2] Gaël Faye est auteur-compositeur-interprète. Petit pays est son premier roman paru aux Editions Grasset & Fasquelle en 2016.
[3] FAYE, G., Petit pays, op. cit., p.213.
[4] Ibid., p.15.
[5] QUIGNARD, P., Abîmes, Paris : Editions Grasset & Fasquelle, 2002.
[6] « Je tangue entre deux rives, mon âme à cette maladie-là. » FAYE, G., Petit pays, op. cit., p.213.
[7] QUIGNARD, P., Abîmes, op. cit., p.80.
[8] « Pas moyen donc de réduire cet Ailleurs à la forme imaginaire d’une nostalgie, d’un Paradis perdu ou futur. » LACAN, J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Ecrits, Paris : Le Seuil, 1966, p.727.
[9] LACAN, J., Le Séminaire livre IV, La relation d’objet, Paris : Le seuil, Transcription de Jacques-Alain Miller, p.321.
[10] FAYE, G., Petit pays, op. cit., p.14.
[11] Ibid., p.188.
[12] QUIGNARD, P., Abîmes, op. cit., p.114.