rebond : s’abstenir

2022 est en France, selon la formule médiatiquement consacrée, une année électorale. Dès le 10 avril prochain, 48 millions d’individus seront appelés non seulement à faire un choix, mais à l’exprimer. Le taux d’abstention prévisible fait trembler classe politique et commentateurs.

Donner (de) sa voix, ou s’abstenir? C’est là le premier choix à assumer pour chacun. Cette même question se pose au psychanalyste au quotidien de sa pratique!  Mais « l’abstention du psychanalyste est un acte[1] », éthique, qui plus est. Faire acte par inaction[2], est-ce là le positionnement de l’électeur qui retient sa voix? Est-ce un refus d’obstacle? Une résistance au discours du politique qui manœuvre et manipule les signifiants-maîtres? Si l’on croit que « la psychanalyse doit se tenir à l’écart du politique[3] », s’abstenir en politique serait-il s’ouvrir à l’analyse? Mais si « l’inconscient, c’est la politique[4] », comme l’avançait Lacan, comment l’entendre? Le sujet énonce-t-il quelque chose (quoi?) par son abstinence électorale? Ou se dessaisit-il, au contraire, de son sujet, « renonçant avec vindicte à être responsable de (sa) vie[5] »?

Choisirez-vous de rebond-dire, ou de vous abstenir ? 


[1] POMMIER Gérard, Le paradoxe de l’abstention, in Figures de la psychanalyse, 2011/I (n°21), pages 69 à 80.

[2]  Selon la définition du dictionnaire Le Robert en ligne, « s’abstenir » est « ne pas faire, volontairement. S’empêcher, éviter, se garder » : apparemment le contraire de l’action!

[3] GABARRON-GARCIA Florent, Histoire populaire de la psychanalyse, La Fabrique éditions, Paris, 2021, 216 pages, 4ème de couverture.

[4] LACAN Jacques, le Séminaire, livre XIV « La logique du fantasme », leçon du 10 mai 1967.  

[5] FLEURY Cynthia, Ci-gît l’amer, Editions Gallimard, coll. NRF, Paris, 2021, 324 pages, p. 151.

L’affût, une pratique de la contingence ?

Le 15 décembre est sorti au cinéma le film documentaire La panthère des Neiges, réalisé par Marie Amiguet et Vincent Munier. Au cœur des hauts plateaux tibétains, nous retrouvons le photographe naturaliste Vincent Munier ainsi que l’écrivain Sylvain Tesson partis à la recherche de la panthère des Neiges. Derrière la caméra, Marie Amiguet filme la rencontre de ces deux hommes, l’un patient et silencieux, l’autre plus agité et bavard. En fond, la voix de Sylvain Tesson qui lit des bribes de phrases issues du livre qu’il a écrit sur cette expédition. Il est curieux de ce périple et de cette panthère, mais semble encore plus intrigué par Vincent Munier. Ce dernier a voyagé dans des lieux souvent désertés par l’humain, à cause des conditions extrêmes. Ce fin connaisseur du monde sauvage guette les moindres détails aux jumelles, à l’affût, il balaye les étendues de neige et de montagnes qui n’en finissent plus. Paré pour la rencontre, si tant est qu’elle survienne. Ses yeux scintillent déjà.  

Habitué des escapades en nature avec son père, Munier fait à douze ans la rencontre qui marquera sa vie. Seul en forêt, sous un filet de camouflage, appareil photo en main, il entend des bruits de feuilles. Malgré la peur, il tourne l’objectif vers ces bruits et prend alors sa première photo, floue, d’un chevreuil. Rencontre furtive qui marque le début de sa carrière de photographe.

Mais qu’est-ce qui pousse cet homme à parcourir monts et vallées, par vents et marées, pour peut-être, sait-on jamais, rencontrer une bête ?

Cela part donc d’une première rencontre. Une rencontre qui requiert plusieurs conditions matérielles et subjectives : il faut le désir, les déplacements, le repérage en amont, il faut les sens en éveil, la discrétion, le silence et la patience. Et en plus de payer de sa personne, il faut de la contingence.

Il est d’ailleurs question de cela dans la technique de l’affût. Terme issu de la chasse « Endroit où l’on s’embusque pour guetter le gibier »[1], repris pour la photographie animalière. Tesson nous en donne une autre définition « Mode opératoire et art fragile raffiné consistant à se camoufler dans la nature pour attendre une bête dont rien ne garantissait la venue[2]. ». Une rencontre fortuite, beaucoup de conditions, pas de garantie.

En lisant Tesson et en écumant les interviews de Munier, je ne savais plus si on parlait de l’affût ou de l’expérience de la cure analytique. Toutes deux sont des pratiques qui impliquent un réel, celui de la contingence. L’affût comporte par définition de l’incertitude. « Au tout tout de suite de l’épilepsie moderne, s’oppose le sans doute rien de l’affût.[3] » amène Tesson.Pour qu’une rencontre se fasse, que ce soit avec le sauvage ou le signifiant, ça demande de faire un choix qui va nous coûter d’une façon ou d’une autre, sans garantie d’y trouver quelque chose.

Aussi, lors de l’avant-première à Rennes en présence des deux hommes, un membre du public leur demanda si après avoir vu cette panthère, si rare, il n’était pas décevant de retrouver des animaux sauvages plus communs. Tesson répondit « On ne cesse pas de s’émerveiller justement parce qu’on s’est émerveillé de la panthère. [4]».

Finalement, ce qu’il retrouve, ce n’est pas l’animal en soit, mais peut-être plutôt l’effet de la rencontre, la surprise, l’instant de grâce. Ce temps suspendu où une rencontre se fait avec un Autre, ici en tant qu’altérité radicale, étrangeté. C’est la surprise qui émerveille et elle ne peut survenir que s’il y a de la place pour l’inattendue et l’incertain.

« Rencontrer un animal est une jouvence. L’œil capte un scintillement. La bête est une clé, elle ouvre une porte. Derrière, l’incommunicable. [5]» écrit Tesson. Nous pourrions dire aussi : La bête, comme le signifiant, ouvre une porte. Derrière, l’insondable, l’indicible. Ce signifiant, qui nous frappe comme l’éclair et que nous allons entendre différemment, ne serait-il pas d’ailleurs celui qui nous ouvre la porte de l’analyse ? Ce moment où quelque chose s’est dit, où un signifiant, auparavant commun, présent comme une ombre, un murmure, surgit et touche le sujet d’une nouvelle façon, intimement.

Ne serait-ce pas justement pour cela qu’on y retourne ? Parce que cette première rencontre avec sa parole a eu lieu et que quand bien même on ne sait ni quand, ni comment, ni quelle forme cela pourrait prendre, il y a une chance pour que cela survienne à nouveau, nous surprenne encore et résonne différemment.

Tout ceci est donc une invitation à aller voir ce film époustouflant et à lire le livre de Sylvain Tesson. Invitation également à ouvrir yeux et oreilles à ces bruits de branches, ces apparitions furtives, ainsi qu’à tout ce qui chante et crie au loin. Et je ne parle pas que de la faune sauvage.

Je vous laisse d’ailleurs revenir sur cette photo de Vincent Munier en ayant à l’esprit ce qu’en dit Sylvain Tesson : « Une fois localisée, la bête me frappait à chaque fois que je voyais l’image. L’insoupçonnable était devenu l’évident[6]. ». Celle-ci mérite un « coup d’œil », voire plusieurs.

Phoebé LIBERGE


[1] Dictionnaire Le petit Larousse Compact, 1996

[2] TESSON Sylvain, La panthère des neiges, Collection Nrf, Gallimard, 2019

[3] Ibid. p110

[4] Citation  écrite à la volée lors de l’avant-première du film au TNB à Rennes, le 09/12/2021.

[5] TESSON Sylvain, « La panthère des neiges », op. cit.

[6] Ibid. p.124

La lettre

La lettre en psychanalyse est la deuxième proposition de rebond de la rubrique Coup d’œil. Dans l’enseignement de Lacan, la notion ou la fonction de la lettre a fait du voyage. Voici quelques points de l’itinéraire : la lettre volée1, la lettre comme en souffrance2, le bord du trou dans le savoir voilà-t-il pas ce qu’elle (la lettre) dessine3, la lettre arrive toujours à destination4, la lettre identique à elle-même5, la lettre de l’inconscient (mais) qui ne cesse pas de s’écrire6… Plusieurs angles, différents bouts peuvent être envisagés pour tenter de saisir quelque chose de la lettre. A vous de jouer, si le cœur vous en dit.

Cédric Bécavin

1 Lacan J., Ecrits, Paris, Le seuil, 1966.

2 Lacan J.,  Lituraterre, Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p.13

3 Lacan J., Lituraterre, op. cit, p.14.

4 Porge E., Une lettre arrive toujours à destination, Le ravissement de Lacan, Marguerite Duras à la lettre, Eres, 2015, p.135-147.
5 Soler C., La psychanalyse, pas sans l’écrit, La parole et l’écrit dans la psychanalyse, Champ lacanien, 2011 (10), p.9-38.
6
Izcovich L, Du Sans-Nom à l’identité de fin, Les fins d’analyse, L’En-Je Lacanien, Eres, 2016 (26), p.79-91.

« GUTEN TAG, MADAME MERKEL »

Événement théâtral à Plougastel Daoulas, Espace Avel Vor (Le Quartz Nomade)

GUTEN TAG, MADAME MERKEL

Anna Fournier, seule en scène, brosse une fresque de notre histoire européenne, à travers le portrait d’un personnage autant touchant que mythique. «Homme» d’État que n’intéresse ni le sexe, ni l’argent, elle a su être celle qui écoute attentivement tous ses interlocuteurs, avant de faire des choix politiques qui engagèrent la vie de millions de personnes. Il faut admirer la mise en scène du rêve du meurtre du père, Helmut Khol. Ainsi que celle du chien de Poutine dans des dialogues surréalistes !

Mille choses encore, mais allez voir d’abord cette pièce déjà célèbre par sa vivacité et son humour, dans une sobriété de moyens pourtant si évocateurs….

Jacques Tréhot

Tombeau de Jacques Lacan

«  (…) la psychanalyse fut le premier « lieu » où il eut vraiment l’impression qu’on l’écoutât et le considérât. Il lui avait même semblé qu’il avait « appris à parler » en analyse, un peu seul, mais il dut bien entendu en convenir, beaucoup avec son analyste[1]. »

Cette année, pour les quarante ans de la mort de Jacques Lacan, paraissent et paraitront divers ouvrages… Laissant glisser mon regard sur les derniers parus dans une célèbre librairie rennaise, me voilà arrêtée par un « Tombeau de Jacques Lacan », titre qui pouvait sembler, au premier abord, ne pas résonner avec le temps estival à venir comparé à son voisin « Freud à la plage ».

Intriguée par cette couverture, je découvre qu’il s’agit d’un témoignage d’analyse, celui de Michel David, avec l’homme qu’il nomme son « vieil analyste », Jacques Lacan.

D’autres analysants auront témoigné de ce qu’était leur cure avec Lacan. D’un Lacan semble t-il toujours différent. D’une cure sur mesure où l’analyste écoutait la parole de chaque analysant « de manière absolument unique[2] ».

A travers son écriture, Michel David nous transmet un nouveau Lacan. Un analyste dans les dernières années de sa vie qui continuait avec son écoute et son acte de la rendre vivante cette psychanalyse !

Son aventure singulière nous agrippe et l’écriture nous transporte au fil des séances de ce jeune analysant dont nous suivons le chemin parcouru dans les mots pour y découvrir ce qui était devenue « sa langue ». 

A l’heure où les signifiants lacaniens peuvent être utilisés à tort et à travers, répétés à la mode perroquet, ce récit enseigne du côté de l’analyse au un par un, de la particularité, de la découverte de sa langue là où il devient parfois répandu de s’abriter tous derrière les mêmes signifiants. Comme s’ils devenaient un laissez passer garantissant la bonne réussite de sa cure.

Me revient, en écho à ce témoignage, cette phrase énoncée par Lacan dans la Troisième : « Je suis un clown. Prenez exemple là-dessus, et ne m’imitez pas ! Le sérieux qui m’anime, c’est la série que vous constituez. Vous ne pouvez à la fois en être et l’être ». Comment l’entendre ? Est-ce un « prendre exemple » en continuant de mettre au travail les questions que pose la psychanalyse ? Poursuivre cet éveil et tenter de ne pas trop se laisser bercer, voire endormir par la chansonnette lacanienne, se contentant alors du style de l’analyste, vestimentaire, verbal, guttural…

« Dans une cure psychanalytique il y a des avancées et des rebours, de ces allers et retours difficiles à prévoir et surtout à supporter entre les symptômes et les fantasmes, entre la réalité et le réel, le mieux-être puis l’insupportable qui se dévoile, mais qu’il faut pourtant encaisser dans l’attente qu’il s’amenuise ou devienne simplement vivable, et afin qu’on puisse en quelque sorte « faire avec ». Faire sans : c’est à oublier[3] ! »

Lire le récit de cette cure émaillée de paroles de Serge Gainsbourg, retrouver Roland Barthes, Marguerite Duras ou des passages par les films de Sautet, de Truffaut…

Quelle surprise, quel réveil !

Margot Pourriere


[1] DAVID M., Tombeau de Jacques Lacan, Paris, Editions PENTA, coll. « Récit », 2021, p. 155.

[2] Ibid., p. 156.

[3] Ibid., p. 169.

Petite réaction à la lecture du poème d’Isabelle Cros…

« Le discours rompt π » conclut le poème d’Isabelle Cros
Surprise !
N’est-ce pas le nombre transcendant
Qui suspend le discours
L’épuise, le tarit
Faute de pouvoir le dire ?
A vouloir pousser à bout
Ce pi que nulle langue ne sait traire
Le langage trouve sa butée.
Réelle.
Car il fait rapport lui,
Ce π,
De tous temps
Dans le monde parfait
De la géométrie euclidienne
Où le parlant doit se contorsionner pour trouver où loger.
« Rapport de la circonférence du cercle à son diamètre »
dit le dictionnaire
Ce grand autre portable qui se promet de répondre
Mais ne sort pas de ses pages.
Il le dit même irrationnel,
Et c’est de l’être probablement,
qu’il n’a de cesse,
Ce π,
d’échapper au sens
refusant à s’y laisser happer
de s’y trouver réduit
de se faire prendre par une langue
qui n’est pas la sienne,
Cette langue trompeuse
Qui condamne ceux qui en sont marqués
Ceux qui ont cédé à son appel,
à l’errance insignifiante
qui est le lot des sans-noms
courants derrière ce pi obscène
dans sa complétude
Comme après une image π-euse.

Pascal Garrioux

Lacan : pour ce que j’en lis

Séminaire XIX : … Ou pire

Leçon 1

Puisque pire m’est toujours possible

Lorsque s’opaque le sens

Je m’en vais précieuse et canaille

Dans le vaste chant du monde

Mon verbe en lieu d’éventail percé 

Chasser au pas cité du Tout

Les ballons qui stellent mon ciel d’enfance

Disjointe à m’en écarteler

Me voici lettre parlante en x

Au centre du chas à sertir du Réel

Où il pénètre et passe

… Ou pire

Nulle vérité ailleurs qu’en le verbe évidé 

De la faille irréelle où je me tiens

Jaillit la dysphorie du rien d’après-langage

Où se forclot le mien discours

Qui s’empire de jouir en dire

Sans rompre en corps

Retiens-toi mon très cher

Au vertige élidé de la ponctuation

S’il n’y a pas de rapport sexuel

Et si la vérité ne peut que se mi-dire

Tout m’en ira de mal en jouir

Tandis qu’au pont de mon navire

Ta petite différence me pousse jusqu’au ventre

Mad machine que tu démontes à grands coups

Frappés au cœur du vide

Ça débraye 

Le Réel passe tout entier

Dans le ça qui me (t)roue jusqu’à la bêtise

D’un vain recommencement

Je mendie la vérité légère

Qui insiste quand θεό rit

Mais ma nasse trouée n’attrape

Ni homard ni sirène

Hormis les font-semblants

La langue châtre

Fait trou presque pas-Tout

Sinon quand ma jouissance sonore

Force l’excès au mot 

Il a fallu ce pire dont nul ne vient à bout

Moi moins encore tant enchaînée au(x) sens

Mais enchantée d’em-puter hourra le signifiant fallot

En balbutiant le discours de l’amour

Peut-être oui que bandée jusqu’aux yeux

Je jouirai dans l’absence

Qu’un supposé sachant serine

Tout de travers dans ses silences

Où mes drames palissent 

Je débrouille les liaisons en lignes de fuite 

Tandis qu’Un formule insistant

Une toute neuve logique pour appréhender le Réel

Mais tourner sept fois ma lalangue dans ta bouche

Laisse encore la faille indicible

Mon navire trouve toujours son cap au pire

À l’horizon inaccessible du langage

Qui garde homoizune fonction

En jouir ça va sans pire

S’il y a de l’Un sous le fagot

Qu’on le mette à feu et à sens

Qu’on y mette le feu à l’essence 

En restera ce pis-aller comme évidence

Qu’existe quelque chose

Hors de la portée des mots dits 

Intenable existence où tu ne peux ne pas 

Impuissance salée de la mer sémantique 

S’il faut tenter de vivre

Ailleurs qu’aux frontispices

Où sinon d’amourette à un autre

Haubane donc ma boucle dénouée corde qui danse

Fixe le point à l’envers de tout conte

De toute contingence

Là au profond où s’expériencent

Nos deux corps en discord

Tu me fis et me défais réelle 

Jusqu’au point du non-sens

Où le discours rompt π

Isabelle Cros

Le pire comme cap

Cap à suivre pour être sûr, peut-être, de ne pas se fourvoyer. De ne pas céder à quelques sirènes dont les appâts s’avéreraient ne pas correspondre au descriptif. Avec le pire pas de risque de ce côté là ! On a entendu parler de plus blanc que blanc, mais pire que pire, cela reste à inventer. Le pire c’est du solide, ça s’apparenterait presque à de la certitude si ce n’était pas si loin. Une sorte de paradis perdu à l’envers où l’on serait assuré d’être au plus bas, de ne rien pouvoir attendre d’autre et de mériter la compassion et la pitié qui peuvent nous être adressées. Un Éden victimaire.

Il faut dire que le pire – forme superlative – ne laisse pas beaucoup de place au reste. Cela fait même un peu butée, impasse. Une fois là, rendu au pire, pas facile d’aller plus loin, de poursuivre dans cette voie, et il faut généralement se résoudre, malgré la ténacité dont on a bien voulu faire preuve, à rebrousser chemin et à viser sinon le meilleur, du moins le mieux, le moins pire. Ça, c’est l’échec du pire : on en rêvait et cela s’avère hors de portée. Même là, ça rate.

Rater le pire ! Il faut la constance, la détermination d’un Beckett pour conserver ce cap, pour ne rien lâcher et persévérer 55 pages durant – c’est écrit gros je vous le concède – dans cette direction pour le moins aride. Mais il faut croire qu’il y a trouvé une certaine satisfaction, Sam, comme les spectateurs qui ont pu voir ce texte « joué » – je mets entre guillemets car ce terme mériterait d’être questionné dans ce contexte – en Avignon par Denis Lavant en 2017 (la Covid n’avait pas encore frappé, nous ne savions pas alors quel pire nous attendait). Dans notre vocabulaire on dirait jouissance, jouissance du pire, une espèce de fascination qui saisit et transporte face à l’inimaginable, face à un objet que la raison pousse à refermer, à refuser mais auquel on cède, pris par sa prosodie étrange. Sous le charme : le vers est dans le fruit, ça ne rime pas, ça semble même ne rimer à rien, mais la répétition fait son effet, elle embarque les imprudents qui sont dès lors condamnés à aller au bout, à continuer, à boire jusqu’à la lie dans l’espoir, non pas d’une « happy end », ce n’est pas le genre de la maison – mais au moins d’une éclaircie ou d’une entourloupe, d’une cabriole qui viendrait faire conclusion : offrir une respiration. Mais non, aucun relâchement, aucune concession : le pire, c’est le pire !

J’arrête là pour ne pas vous plomber la journée mais quitte à jouer au pire, je vais quand même vous divulgacher la fin : ça ne se termine pas bien… (mais avec ce titre, vous pouviez vous y attendre)

Cap au pire de Samuel Beckett – 9€50 dans toutes les bonnes librairies

Pascal Garrioux

Beckett : Peintre de l’écrit-vain

Je me saisis du thème proposé, « le pire » ; avec pour sous-titre, que le pire, dans la cure analytique, n’est pas sans lien avec la condition de « rebut » du parlêtre.

Je m’en saisis par un retour à un texte de Samuel Beckett, « Cap au pire » de 1982.

Plusieurs raisons à ce choix.

D’une part, Beckett manie cette matière du rebut à travers tout un travail autour de /et/ avec la lettre. « Beckett… ne laisse pas le rebut au rebut [écrit Bruno Geneste]. Il lui donne existence d’entre les hommes, il en fait le signe irréductible de l’humanité d’un être parlant[1] ».

Par ailleurs, Michel Bousseyroux qualifie le « Lacan du poème signé Là-quand » comme étant « un beckettien post-joycien[2] ». Mais qu’est-ce qu’être « beckettien » à l’aune de la psychanalyse ?

Puis, le titre « Cap au pire », est devenu me semble-t-il, la métaphore d’une certaine orientation de la cure.

Retour à ce texte littéraire, donc. Qu’en est-il ?

Ecrit en anglais, la seule traduction française qui existe est posthume.

 « Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore[3] ».

« Il est debout. Quoi ? Oui. Le dire debout. Forcé à la fin à se mettre et tenir debout[4] ».

« Essayer encore. Rater encore. Rater mieux[5] ».

Samuel Beckett parlait peu de son œuvre.

Mais en 1937, dans une lettre à Axel Kaun il évoque ce qui constitue pour lui la « plus noble ambition » d’un écrivain de son temps, à savoir « malmener » le langage[6].

 « Y creuser un trou après l’autre jusqu’au moment où ce qui se cache derrière, que ce soit quelque chose ou rien, commencera à suinter[7] ».

Il y maudit la « matérialité » des mots, bruyante : « dans la forêt des symboles, les oiseaux de l’interprétation, qui n’est pas une interprétation, ne se taisent jamais[8] ».

Contrairement à la musique et à la peinture où le « silence » lui semble possible.

Dans « Cap au pire », Samuel Beckett réussit « Tant mal que pis encore[9] » à rendre silencieux les « oiseaux de l’interprétation ».

En effet, se raccrocher au sens est vain dans ce texte.

Nul scénario bien ou mal ficelé.

La matière du mot se fait plutôt peinture, pour dessiner en creux quelques images.

Hélène Lefevre-Benrebbah


[1]  GENESTE B., Beckett avec Lacan : l’humus humain et le plus humain, in « Mensuel » n°143, juin 2020, p.28.

[2] BOUSSEYROUX M., Penser la psychanalyse avec Lacan : Marcher droit sur un cheveu, Villematier, Editions Erès, 2016, p.174.

[3] BECKETT S., Cap au pire, Normandie, Les éditions de minuit, 2018, p.7.

[4] Ibid., p.9.

[5] Ibid., p.8.

[6] BECKETT S., Lettres I :1929-1940, Editions Gallimard, 2014, p.563.

[7] Ibid, p.563.

[8] Ibid, p.563.

[9] BECKETT S., Cap au pire, op.cit., p.7.