Le pire comme cap

Cap à suivre pour être sûr, peut-être, de ne pas se fourvoyer. De ne pas céder à quelques sirènes dont les appâts s’avéreraient ne pas correspondre au descriptif. Avec le pire pas de risque de ce côté là ! On a entendu parler de plus blanc que blanc, mais pire que pire, cela reste à inventer. Le pire c’est du solide, ça s’apparenterait presque à de la certitude si ce n’était pas si loin. Une sorte de paradis perdu à l’envers où l’on serait assuré d’être au plus bas, de ne rien pouvoir attendre d’autre et de mériter la compassion et la pitié qui peuvent nous être adressées. Un Éden victimaire.

Il faut dire que le pire – forme superlative – ne laisse pas beaucoup de place au reste. Cela fait même un peu butée, impasse. Une fois là, rendu au pire, pas facile d’aller plus loin, de poursuivre dans cette voie, et il faut généralement se résoudre, malgré la ténacité dont on a bien voulu faire preuve, à rebrousser chemin et à viser sinon le meilleur, du moins le mieux, le moins pire. Ça, c’est l’échec du pire : on en rêvait et cela s’avère hors de portée. Même là, ça rate.

Rater le pire ! Il faut la constance, la détermination d’un Beckett pour conserver ce cap, pour ne rien lâcher et persévérer 55 pages durant – c’est écrit gros je vous le concède – dans cette direction pour le moins aride. Mais il faut croire qu’il y a trouvé une certaine satisfaction, Sam, comme les spectateurs qui ont pu voir ce texte « joué » – je mets entre guillemets car ce terme mériterait d’être questionné dans ce contexte – en Avignon par Denis Lavant en 2017 (la Covid n’avait pas encore frappé, nous ne savions pas alors quel pire nous attendait). Dans notre vocabulaire on dirait jouissance, jouissance du pire, une espèce de fascination qui saisit et transporte face à l’inimaginable, face à un objet que la raison pousse à refermer, à refuser mais auquel on cède, pris par sa prosodie étrange. Sous le charme : le vers est dans le fruit, ça ne rime pas, ça semble même ne rimer à rien, mais la répétition fait son effet, elle embarque les imprudents qui sont dès lors condamnés à aller au bout, à continuer, à boire jusqu’à la lie dans l’espoir, non pas d’une « happy end », ce n’est pas le genre de la maison – mais au moins d’une éclaircie ou d’une entourloupe, d’une cabriole qui viendrait faire conclusion : offrir une respiration. Mais non, aucun relâchement, aucune concession : le pire, c’est le pire !

J’arrête là pour ne pas vous plomber la journée mais quitte à jouer au pire, je vais quand même vous divulgacher la fin : ça ne se termine pas bien… (mais avec ce titre, vous pouviez vous y attendre)

Cap au pire de Samuel Beckett – 9€50 dans toutes les bonnes librairies

Pascal Garrioux