La contestation du divan

Fluctuat nec mergitur

Histoire populaire de la psychanalyse, voilà un titre qui dénote d’avec tous les grands livres qui frisent la confortable[1] Histoire de la psychanalyse. La présence du mot « populaire » interroge immédiatement ce lien de la psychanalyse au politique, une psychanalyse engagée dans la polis. Le psychologue, psychanalyste, maître de conférences à Paris VIII et membre de la revue Chimères, Florent Gabarron-Garcia, révise l’officiel récit historique de la psychanalyse à partir de ses « bifurcations décisives[2] », ses chicanes, en portant attention à ce qui se sera écrit dans les marges et qui sera resté hors du sens unique de la grande Histoire. Repartant de ce qui objecte à toute unification de l’Histoire, Florent Gabarron-Garcia s’occupe du passé pour interroger l’actuel.

Les histoires

D’emblée, les premières pages donnent la mesure du rapport qu’entretient l’auteur avec le texte ; travail qu’il considère comme tout autre qu’une lecture repliée sur l’exégèse, s’agissant « au contraire d’ouvrir les textes à l’Histoire[3] » – ouverture qui signifie considérer le contexte social et politique de l’époque. Avec ce retour au texte, Florent Gabarron-Garcia illustre et revient sur la pente réactionnaire contemporaine qui traverse ce qu’il propose de nommer, avec Robert Castel, le « psychanalysme[4] » ; discours qui participe de la fabrication d’une idéologie croyant dire l’achevé du vrai, l’interprétation comblante.

Cette lecture permet de renouer avec la tradition révolutionnaire de la psychanalyse qui s’approcherait par-là d’une suite possible à Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique de Freud rédigé en 1914. Du mouvement et du populaire à partir de figures marquantes. Pourtant bien plus qu’une simple contribution, cet ouvrage restitue le vivant du rapport de la psychanalyse au politique, là où il s’entend volontiers combien la psychanalyse, ou plutôt le psychanalyste, devrait se tenir à l’écart de la polis ; « neutralité politique » dont on (re)découvre la filiation directe avec les décisions d’Ernest Jones sous le IIIe Reich au nom d’un prétendu « sauvetage » de la psychanalyse par l’établissement de la règle « d’abstinence politique[5] ».

Les « policliniques »

« Rien n’est plus faux que la fable d’une psychanalyse neutre[6]. » Pour le démontrer, nous revenons avec un plaisir rafraîchissant sur l’évènement politique que constitua la conférence de Freud à Budapest en 1918 à l’occasion du Ve Congrès international de Psychanalyse – quelques mois seulement après la révolution d’octobre 1917 en Russie. Occasion pour chacun de parcourir à nouveaux frais la lecture du texte de cette conférence de Budapest, Wege der psychoanalytischen therapie.

On découvre que le vœu freudien d’édification d’établissements ou d’instituts de consultation gratuits auxquels seraient affectés des médecins formés à la psychanalyse, reçut un considérable écho dans les années 1920 avec les ouvertures nombreuses de policliniques. « Policlinique » dont le choix d’écriture aura retenu l’attention de l’auteur : non pas polyclinique, de laquelle s’entendrait la multiplicité des soins, mais policlinique, engagée dans la vie de la cité[7]. Ces initiatives de pratiques psychanalytiques engagées dans la polis essaimèrent l’Europe – de Londres à Moscou, en passant par Budapest, Vienne, Zagreb, Berlin, Trieste, Rome ou Francfort –, dans l’attente que l’état reconnaisse l’urgence de ses obligations.

Freud et les jeunes

Toutes ces initiatives furent engagées par de jeunes analystes, ceux dits de « la troisième génération », enthousiastes et « ne bénéficiant pas encore de clientèle privée, s’investissa[nt] dans une pratique clinique à l’adresse des plus pauvres[8] » : Wilhelm Reich, Sándor Ferenczi, Siegfried Bernfeld, Vera Schmidt, Marie Langer, pour ne citer qu’eux. Chacune de ces initiatives fût accueillie et soutenue par Freud lui-même.

Ce n’est pas tant la jeunesse pour la jeunesse auquel on opposerait naïvement son âge, son être jeune[9], plutôt les jeunes dans un certain rapport au désir et à la vérité, « pas trop immunisés par la pratique même de l’analyse[10] […] », comme le souhaitait Lacan pour son École. Quelle surprise d’apercevoir au-delà du travail précédemment engagé au sein du Pôle Ouest de l’EPFCL-France sur le thème de « Lacan et la jeunesse[11] », que Freud ne misait pas sur n’importe qui quant à l’à-venir de la psychanalyse dans une Europe révolutionnée avant le brutal et glacial arrêt fasciste.

L’exemple le plus enseignant sera celui de la trajectoire singulière de Wilhelm Reich à partir de son expérience au sein de la policlinique de Vienne fondée en 1922. En parallèle, il tiendra de 1924 à 1930 un séminaire clinique sur la technique psychanalytique dans lequel il mettra au travail les cas de sa pratique et les impasses auxquelles le praticien se trouvait confronté. En somme, ce séminaire donnait place à son devoir d’interrogation et s’orientait de ses questions ; ses pourquoi qui ne s’occultaient d’aucun « c’est comme ça ». Mais Reich dérangeait l’ancienne génération qui n’aspirait qu’à ce qu’il rentre dans le rang et dérangera plus tard le nazisme montant des années 1930.

Histoire populaire de la psychanalyse ne manque donc pas sa question. Néanmoins, n’oublions pas de mentionner la bascule qui s’opèrera pour Freud à partir de l’écriture de son Malaise, passant d’une vision politique optimiste de la psychanalyse et favorable aux réformes progressistes, à une vision apolitique de la psychanalyse : « Que se passe-t-il alors chez Freud qui puisse expliquer une inflexion si radicale sur l’articulation de la psychanalyse à la politique[12] ? » se demande Florent Gabarron-Garcia. Et comment rendre compte du fait que ses thèses du Malaise oblitèrent parfois complètement celles antérieures ?

Quoi qu’il en soit, je dois dire que cette lecture est tombée à pic, une fois dépassées les heureuses découvertes, apportant un autre regard et une certaine perspective à l’expérience que nous menons avec quelques collègues sur le Pôle Ouest avec l’ouverture d’un Centre d’Accueil Psychanalytique dans la cité, pour faire offre de l’expérience analytique selon l’option lacanienne, à des personnes qui ne se seraient pas adressés à un analyste.

L’histoire populaire de la psychanalyse rejoindrait alors Patrick Boucheron dans sa revendication d’une histoire sans fin, toujours ouverte à ce qui la déborde et la transporte. « Comment se résoudre à un devenir sans surprise, à une histoire où plus rien ne peut survenir à l’horizon, sinon la menace de la continuation[13] ? » 

Discussion avec Florent Gabarron-Garcia autour d’Histoire populaire de la psychanalyse le lundi 11 avril 2022 à 18h à la librairie Planète Io (7, rue Saint-Louis, 35000 Rennes).

Participation de Florent Gabarron-Garcia, auteur d’Histoire populaire de la psychanalyse, au séminaire Psychiatrie et Sciences Humaines de l’hôpital de Gonesse le 18 mai à 11h30 (2, boulevard du 19 mars 1962, 95500 Gonesse).


[1] « Nous avons besoin d’histoire car il nous faut du repos », dans BOUCHERON P., « Ce que peut l’histoire », Leçons inaugurales du Collège de France, Paris, Librairie Arthème Fayard et Collège de France, 2016, p. 69. Voilà une bien belle manière de considérer l’histoire à partir de cette catégorie clinique si peu questionnée qu’est le repos ; le repos avec son imaginaire de tranquillité, de rondeur, de continuité vers lequel Patrick Boucheron fait tendre le besoin d’histoire comme traitement de l’intranquillité du réel.
[2] GABARRON-GARCIA F., Histoire populaire de la psychanalyse, Paris, La Fabrique éditions, 2021, p. 15.
[3] Ibid., p. 14.
[4] Ibid., p. 11 ; CASTEL R., Le Psychanalysme, Paris, Maspero, coll. « Textes à l’appui », 1973.
[5] Ibid., p. 89.
[6] Ibid., p. 12.
[7] Ibid., p. 18.
[8] Ibid., p. 13.
[9] STRAUSS M., « La jeunesse, perdue ? », dans Tu peux savoir, Revue en ligne, publié le 25 septembre 2017, [https://www.tupeuxsavoir.fr/publication/la-jeunesse-perdue/].
[10] LACAN J., « En guise de conclusion », dans Lettre de l’Ecole freudienne, n°7, mars 1970, p. 164. « Et c’est pourquoi je souhaite qu’au cours de notre Ecole viennent des travailleurs, dont je ne souhaite pas spécialement qu’ils ne soient pas analystes, mais enfin qu’ils soient encore assez frais, pas trop immunisés par la pratique même de l’analyse, contre une vision structurale des problèmes. »
[11] Séminaire collectif de psychanalyse 2016-2017 intitulé « Lacan et la jeunesse », et qui donna lieu à une journée d’étude intitulée « Le moment dit de la jeunesse » organisée le 25 mars 2017 à Rennes (https://www.tupeuxsavoir.fr/rubrique/lacan-et-la-jeunesse/).
[12] GABARRON-GARCIA F., Histoire populaire de la psychanalyse, op. cit., p. 84.
[13] BOUCHERON P., « Ce que peut l’histoire », op. cit., p. 71.

rebond : s’abstenir

2022 est en France, selon la formule médiatiquement consacrée, une année électorale. Dès le 10 avril prochain, 48 millions d’individus seront appelés non seulement à faire un choix, mais à l’exprimer. Le taux d’abstention prévisible fait trembler classe politique et commentateurs.

Donner (de) sa voix, ou s’abstenir? C’est là le premier choix à assumer pour chacun. Cette même question se pose au psychanalyste au quotidien de sa pratique!  Mais « l’abstention du psychanalyste est un acte[1] », éthique, qui plus est. Faire acte par inaction[2], est-ce là le positionnement de l’électeur qui retient sa voix? Est-ce un refus d’obstacle? Une résistance au discours du politique qui manœuvre et manipule les signifiants-maîtres? Si l’on croit que « la psychanalyse doit se tenir à l’écart du politique[3] », s’abstenir en politique serait-il s’ouvrir à l’analyse? Mais si « l’inconscient, c’est la politique[4] », comme l’avançait Lacan, comment l’entendre? Le sujet énonce-t-il quelque chose (quoi?) par son abstinence électorale? Ou se dessaisit-il, au contraire, de son sujet, « renonçant avec vindicte à être responsable de (sa) vie[5] »?

Choisirez-vous de rebond-dire, ou de vous abstenir ? 


[1] POMMIER Gérard, Le paradoxe de l’abstention, in Figures de la psychanalyse, 2011/I (n°21), pages 69 à 80.

[2]  Selon la définition du dictionnaire Le Robert en ligne, « s’abstenir » est « ne pas faire, volontairement. S’empêcher, éviter, se garder » : apparemment le contraire de l’action!

[3] GABARRON-GARCIA Florent, Histoire populaire de la psychanalyse, La Fabrique éditions, Paris, 2021, 216 pages, 4ème de couverture.

[4] LACAN Jacques, le Séminaire, livre XIV « La logique du fantasme », leçon du 10 mai 1967.  

[5] FLEURY Cynthia, Ci-gît l’amer, Editions Gallimard, coll. NRF, Paris, 2021, 324 pages, p. 151.