Poésie irakienne : Ali Thareb « Un homme avec une mouche dans la bouche »

Ali Thareb est né en 1988 en Irak, où il a grandi et vit toujours.

« Un homme avec une mouche dans la bouche » est son premier recueil de textes traduit et publié en français depuis peu et qui a obtenu le Prix des Découvreurs.

Poète et performeur, il fait partie d’un collectif de poètes Irakiens, la Milice de la culture. A travers des mises en scène de lecture de textes sur les lieux même du crime (champ de mines, cage de prisonnier, voitures piégées, …), La Milice de la culture vise à dénoncer l’horreur de la guerre et des pratiques de Daesch.

Ces poètes font le choix de rester dans leur pays et d’attraper par les mots un quotidien qui côtoie la mort.

Pour Ali Thareb, l’écriture poétique est vitale :

 « Elle me permet de me sauver et d’essuyer, ne serait-ce qu’un petit peu, le sang qui coule sur ma vie. […] J’essaie constamment d’ouvrir notre mort quotidienne avec toutes ses facettes, sur les limites du mot, le mot qui pousse non pas comme une rose mais comme une balle[1]. »

Recourir aux signifiants pour nommer l’horreur de la mort devenue banalité, n’est pas sans se cogner aux limites du symbolique.

Deux polarités semblent se dégager dans la démarche de ce poète : recourir aux mots pour évider le sang et la violence tout en se confrontant à la violence même du mot : tel une balle, qui file et percute.

L’écriture du poète est ancrée dans le quotidien et traversée de bout en bout par la perte.

« La mort nous menace chaque jour
et jusqu’ici nous n’avons rien commencé
ainsi sommes-nous depuis l’enfance
pas une fois je n’ai vu entre tes mains autre chose
qu’une poupée sans jambes
tu m’auras vu tant de fois
tirant des pierres sur mon cerf-volant
pendu aux câbles électriques
j’aurais tant aimé dessiner des cœurs
avec la buée
quand tu étais face à moi à la maison
une fenêtre nous séparait
mais nos fenêtres n’avaient plus de vitres[2]. »

Quant au titre, percutant, peut-il être éclairé à la lumière des différents poèmes ?

« Un homme avec une mouche dans la bouche ». Comment cette mouche s’est-elle retrouvée là ?

S’agit-il d’un cadavre, bouche béante ? Est-ce un homme qui reste « bouche-bée », sans mots pour nommer ce qu’il voit ? Ou, au contraire, un homme qui en parlant prend le risque qu’une mouche se faufile jusqu’à l’intérieur de l’orifice qui lui permet justement de l’ouvrir ?

« Soudain ta bouche tombe sur la table
tu restes calme sur la chaise
tu touches ta bouche appuies dessus
enfonces deux doigts de la main gauche
traces un cercle avec les gouttes d’eau
échappées du verre renversé
y piques plusieurs fois ta cigarette
à la fin elle ressemble à un insecte mort
tu l’entoures de cercles infinis
avec le sang qui coule de ton visage[3]. »

Dans ce poème, nulle bouche ouverte ou fermée, mais une « bouche » qui chute et du sang. Qu’est-ce que cela met en exergue ? Nulle parole ne peut émerger de ces lèvres rabougries jusqu’à la mortification. Pourtant, le poète trace par ses mots un contour qui borde et épingle quelque chose en creux. Ces « cercles infinis » circonscrivent-ils par le trait l’espace de ce qui ne peut être dit par la parole aérienne ?

Le 23 Avril prochain, Ali Thareb est l’invité de la Maison de la Poésie, avec sa traductrice, Souad Labbize, pour une rencontre autour de ce recueil.

[1] THAREB A., Un homme avec une mouche dans la bouche, Editions des Lisières, Corbières, 2018, 4ème de couverture.
[2] Ibid., p.55.
[3] Ibid., p.37.

Poésies musicales de Bertrand Belin

L’arrivée dans les bacs du dernier album de Bertrand Belin est une heureuse nouvelle pour qui apprécie la mélodie des textes de l’artiste ou pour qui viendrait à le découvrir.

Avec ces 13 morceaux réunis sous le titre Persona, Bertrand Belin poursuit son travail sur la matière sonore des mots et des rythmes. Le style est là, vif et précis. Pas d’évidence dans ses textes pour évoquer des existences chahutées, le parcours de sujets qui, un jour, ont chuté de leur escabeau.

J’ai glissé
Je n’ai plus de paix de paye de pays
Me donner du pain
M’en faire don
Madame
Monsieur

« Glissé redressé », Persona

Le masque social brisé, le sujet se perd et en vient à parler seul.

La nuit je parle
Je parle seul
Je parle tout seul

 « Choses nouvelles », Persona

Déjà là dans ses précédents albums, que ce soit celle de l’être aimé, celle de l’exil, celle de la chute du corps ou encore celle sociale du licenciement, la rupture et ses effets sur l’existence se compose avec délicatesse dans les textes de l’artiste.

Solitude d’un sujet dont on n’entendrait plus le son de la voix.

Depuis quand
Je n’ai rien
Parlé
Depuis quand
Je suis ceint
De douves ?

« Douves », Cap Weller

Isolement de celle qui construit des entours à son monde.

A vos yeux rompus à l’esquive l’on devine :
Qu’on a brûlé les archives ! l’on devine
Pourquoi mettre tous ces arbres autour de vous ?

« La Perdue », La Perdue

Avec, très souvent, dans ces chroniques douces amères de la vie quotidienne, la nature qui marque sa présence, vivante de ses arbres, de ses oiseaux, de ses mers et de la pluie.

Mais c’est en ne laissant aucune place au pathos que s’inscrit le style de Bertrand Belin. Il fait le choix de suggérer. Ces textes elliptiques offrent les mots aux imaginaires. Pas d’engluement dans le sens pour cerner le réel.

La dernière fois
Qu’on nage
Une chose est sûre
Me dit toujours Peggy
On ne le sait pas

« Peggy », Parcs

Avec sa voix grave et jouant d’une diction théâtrale, Bertrand Belin chante les sons des mots, et ainsi en donnant relief et résonances aux mots, les sens l’emportent sur le sens et l’entrelacs de l’accompagnement musical – guitare, claviers, batterie – y participe. Bertrand Belin brise la syntaxe, répète les syllabes, fissure le texte de silence ; le rythme se saccade jusqu’à parfois devenir entêtant.

Ce travail, Bertrand Belin le déplie sur scène non sans y glisser quelques pas de danses, touches d’humour et émergence du désir.

Une ruine
Sous une pluie fine
Fine fine fine fine
Parmi les digitales
Rouge
Sentimental

« Ruine », Parcs

Pour esquisser un bref portrait de cet auteur-compositeur-interprète, nous pourrions relever qu’il a grandit près de l’océan, qu’il a saisi à l’adolescence une guitare et qu’il a fait le choix, en s’éloignant de son littoral breton, de s’extraire de ce qui aurait pu le déterminer. Après de nombreuses collaborations artistiques, son goût pour la littérature et la poésie l’a conduit à creuser le sillon de l’écriture.

Écriture de chansons avec en 2005 un 1er album éponyme puis suivront La Perdue (2007), Hypernuit (2010), Parcs (2013), Cap Weller (2015) et cette année Persona sur le label Cinq7.

Écriture de romans, Requins (2015), Littoral (2016) et Grands carnivores (2019) accueillis par P.O.L.

 

Image : Bertrand Belin sous l’oeil et le collodion du photographe bordelais. Pierre Wetzel, [https://www.sudouest.fr/2016/04/16/disquaire-day-un-photographe-bordelais-pour-une-edition-limitee-2333086-2780.php]