Fabrice Caro, « Le discours »

Après l’ovni littéraire Zaï, zaï, zaï, zaï devenu une référence incontournable de la BD humoristique complètement absurde et surréaliste, Fabcaro signe son nouveau roman « Le discours », une épopée quotidienne amoureuse à la fois drôle et touchante.

Si la préface évoque les meilleures comédies romantiques, c’est que l’ouvrage a de quoi faire honneur au classique du genre, la touche de l’artiste en plus. « Le discours » raconte l’histoire d’Adrien, « la quarantaine, déprimé[1] », en pleine rupture amoureuse planté au beau milieu d’un dîner de famille et de son sempiternel gratin dauphinois. L’intrigue commence alors que son beau-frère (le mari de sa sœur) lui demande de faire le discours de leur mariage. Adrien, lui, n’attend qu’une chose : une réponse de son ex au message qu’il vient de lui envoyer.

A travers l’histoire de cet homme ordinaire, Fabrice Caro nous plonge avec humour et sensibilité dans les méandres affectifs de la rupture amoureuse : le manque, l’attente, l’espoir, la colère, le désespoir, le souvenir, l’amertume. Dans l’abord, rien de triste, bien au contraire. Fabrice Caro dépose un baume hilarant et affectueux sur les problématiques universelles du cœur amoureux. L’identification opère et le lecteur rit aux éclats, dans cet « itinéraire sentimentale[2] » qui navigue entre sensibilité et émotion.

Derrière la légèreté du style, l’écriture dévoile une maîtrise de la construction scénaristique et un rythme dans la blague qui fait mouche à chaque fois. Dès les premiers mots, la réplique embarque le lecteur dans un dialogue intérieur irrésistible, animé par un sens de la répartie bien aiguisé. Et, chaque chapitre révèle la chute d’une boucle humoristique pleine de subtilité.

Celles et ceux qui connaissent ce dessinateur de BD savent que parmi les thèmes de prédilection de Fabrice Caro, le couple et l’amour à l’épreuve du quotidien occupe une place de choix (lire, entre autre, « Moins qu’hier (plus que demain) » paru en 2018). Cet observateur décortique l’âme humaine en laissant tremper sa plume dans la matière du quotidien pour en révéler l’incohérence, le paradoxe, l’absurdité au travers d’un cynisme adouci par une sorte de compassion pour l’échec humain. Sans doute le résultat de son « rapport « positif à la mélancolie[3] ».

Dans cette comédie littéraire, Fabrice Caro se charge d’ironiser la perfection pour notre plus grand plaisir vengeur, comme dans ce portrait jubilatoire du « beau brun ténébreux[4] » digne du personnage du «  blond » du célèbre humoriste (Gad Elmaleh, pour ne pas le citer) :

« Il avait attrapé une guitare qui traînait dans le salon, comme ça, nonchalamment, s’était accroupi dans un coin et avait commencé à égrainer quelques accords mineurs, de ceux qui pénètrent le cœur sans sommation, on n’a pas le droit d’enchaîner un la mineur et un ré mineur dans une soirée où les filles sont accompagnées de leur conjoint, c’est formellement interdit par les accords de Genève, on ne peut pas. (…)».[5]

Fabrice Caro nous offre une vision qui égratigne l’idéal de l’amour avec tact et finesse comique, en montrant les aspérités humaines avec tendresse et dérision. L’approche a de quoi faire écho à la psychanalyse dans la prise en compte de la dimension du symptôme et du ratage dans le rapport à l’Autre avec une certaine distanciation.

Il s’agirait donc d’entrevoir l’humour comme un art qui sublime l’impossible du non-rapport sexuel, distançant le réel grâce au décalage comique. Son éthique se situe du côté du traitement du symptôme. Loin de vouloir le dénier, il s’y confronte pour en faire un objet dont on peut rire. « L’humour ne se résigne pas, il défie », disait Freud.

Enfin, Fabrice Caro réserve quelques clins d’oeil réjouissants à la psychanalyse. On savoure ses interprétations « à la Freud » ou « à la Lacan », au choix, comme ce rêve des gambas et « du bol de vermicelles (…) essentiellement constitué de bouillon, les vermicelles y étant assez rares[6] ».

Photo Nanda Gonzague pour Libération

[1] Caro F., Le discours,  Editions Gallimard, 2018, Préface.
[2] Ibidem.
[3] Propos de Fabrice Caro extraits lors de l’émission « Remède à la mélancolie » du 4 mars 2018 menée par Eva Bester sur la radio « France Inter ».
[4] Caro F., Le discoursop. cit., p. 53.
[5] Ibid., p 52.
[6] Ibid., p. 88.

Reflets de notre époque

Il n’est pas étonnant que Michel Houellebecq se réfère souvent à Balzac, puisque comme lui, il met en scène des personnages qui nous touchent par leur contemporanéité. Le narrateur et personnage central de son dernier roman Sérotonine[1] – vendu à plus de quatre vingt dix mille exemplaires, dès sa parution – en est une nouvelle illustration.

Florent-Claude, – qui déteste, entre bien d’autres choses, son prénom – est un dépressif chronique, addicte à ce petit comprimé blanc, ovale, sécable, nommé Captorix, qui augmente la sécrétion de sérotonine. Le seul inconvénient de cet antidépressif nouvelle génération c’est qu’il s’accompagne souvent de nausées et de la disparition de la libido. Le narrateur avoue d’emblée qu’il n’a jamais souffert de nausées. Par contre il semble s’accommoder, tant bien que mal, de son impuissance.

Le roman commence par la fuite du narrateur. Il quitte son boulot qu’il n’affectionne pas particulièrement, en inventant un mot d’excuse. Il quitte également sa copine japonaise, devenue « une araignée piqueuse et venimeuse », mais là, sans le moindre mot d‘explication. La parole, dit-il, crée la division et la haine. La suite du roman rend compte des divagations du narrateur, qui revisite des lieux lui évoquant ses ex-partenaires avec qui, avoue-t-il, il a connu le bonheur, lorsque son organe ne subissait pas encore les effets secondaires du Captorix. Le point commun de ces moments de bonheur c’est les ruptures dont il s’avoue le responsable, voire le coupable. Est-il, dans son errance, à la recherche du bonheur perdu ? On pourrait le croire, puisqu’il  envisage par moments la possibilité de renouer avec l’une de ses ex-partenaires. Mais le courage lui manque et c’est le farniente dépressif qui l’emporte. Un farniente où il se vautre aussi mélancoliquement que nostalgiquement, mais qui est peut-être moins insupportable que le risque qu’il y aurait à renouer des relations avec ces êtres de l’autre sexe, aussi attirant que déroutant. L’amour, recouvrant, dit-il, « chez l’homme et chez la femme, deux réalités radicalement différentes ».

Sa déroute solitaire lui pèse, certes, mais elle ne va pas sans un certain confort, et elle n’est pas totalement dépourvue de certains plaisirs solitaires : la masturbation (sans trop d’effets, semble-t-il), mais aussi la boisson, la cigarette et la bonne bouffe. Il parle à un moment de « régression au stade oral », tout en ajoutant « pour le dire dans les termes du guignol autrichien ». L’admiration que Houellebecq voue à ce guignol de Freud est connue depuis longtemps. Cette régression concernerait, non seulement son cas particulier, mais la France et peut–être l’Occident tout entier, dit le narrateur. La prolifération actuelle de symptômes boulimiques ou anorexiques et des différentes addictions, semblent lui donner raison et ce en quoi ce narrateur « solitaire » reflète un aspect de notre monde contemporain.

Mais Florent-Claude ne s’en tient pas à la description de ses jouissances solitaires et de sa dépression, autre fléau du siècle. Ingénieur agronome (tout comme Houellebecq lui-même), il évoque fort lucidement la difficulté des agriculteurs à faire face à l’ultra-libéralisme capitaliste. Ils auraient presque pu être habillés avec des  gilets jaunes. Or, si Florent-Claude est touché par l’impuissance et le désespoir de ces travailleurs de la terre et de ces éleveurs d’animaux, il ne se sent pas non plus le courage de se battre à leur côté. Il est trop désespéré lui-même. Il conseille même à Ayméric – le seul homme pour qui il a éprouvé de l’amitié – de renoncer à se battre pour une cause qu’il estime perdue d’avance.

Le découragement, la fuite, le désespoir et la mélancolie du narrateur s’accompagnent d’un certain humour aussi lucide, qu’acide et ironique, trash même parfois. C’est probablement ces traits, si caractéristiques des personnages de Houellebecq, qui font de celui-ci un auteur polémique, aussi admiré que honni.

Ce qui  rend ses personnages si attachants pour les uns et si horripilants pour d‘autres, c’est que, non seulement ils reflètent les difficultés sociales et individuelles de notre époque, mais qu’ils ne croient plus en rien. Pour eux, les « lendemains qui chantent », entonnés hier avec enthousiasme, sont devenus un « aujourd’hui desenchanté ». Aucune récupération politique possible à ce désenchantement, puisqu’aux difficultés collectives – plus ou moins définissables – s’entremêle un désespoir individuel, beaucoup plus indéfinissable. Ce dernier est en partie une conséquence du premier, mais en partie seulement. Ainsi, son ami Aymeric, cet aristocrate ayant épousé la cause des paysans, est non seulement désespéré par la difficulté à soutenir cette cause, mais par les déconvenues de sa vie de couple. Difficile de démêler lequel de ces deux désespoirs l’a mené à son acte final. Houellebecq, d’ailleurs, ne s’attèle pas à l’expliquer. Tout comme il ne s’embarrasse pas à trouver une explication à ses ruptures avec des femmes, qu’il aimait pourtant. La psychologie n’est pas sa tasse de thé, quoiqu’il donne une version fort intéressante de la différence des sexes. Il n’est pas non plus un idéologue, quoiqu’il n’est pas dépourvu d’idées. Il ne se veut qu’un conteur, à qui on ne la raconte pas. Un conteur agnostique donc.

Quoi ajouter à l’estime qu’on éprouve pour ce conteur de grand talent, sinon qu’en ce qui concerne le mal-être du sujet, la psychanalyse – aussi peu appréciée qu’elle soit par ce conteur – a bien sa carte à jouer.

[1] Michel HOUELLEBECQ, Sérotonine, Paris, Flammarion, 352p., EAN : 9782081471757, ISBN : 9782081471757.