Poésies musicales de Bertrand Belin

L’arrivée dans les bacs du dernier album de Bertrand Belin est une heureuse nouvelle pour qui apprécie la mélodie des textes de l’artiste ou pour qui viendrait à le découvrir.

Avec ces 13 morceaux réunis sous le titre Persona, Bertrand Belin poursuit son travail sur la matière sonore des mots et des rythmes. Le style est là, vif et précis. Pas d’évidence dans ses textes pour évoquer des existences chahutées, le parcours de sujets qui, un jour, ont chuté de leur escabeau.

J’ai glissé
Je n’ai plus de paix de paye de pays
Me donner du pain
M’en faire don
Madame
Monsieur

« Glissé redressé », Persona

Le masque social brisé, le sujet se perd et en vient à parler seul.

La nuit je parle
Je parle seul
Je parle tout seul

 « Choses nouvelles », Persona

Déjà là dans ses précédents albums, que ce soit celle de l’être aimé, celle de l’exil, celle de la chute du corps ou encore celle sociale du licenciement, la rupture et ses effets sur l’existence se compose avec délicatesse dans les textes de l’artiste.

Solitude d’un sujet dont on n’entendrait plus le son de la voix.

Depuis quand
Je n’ai rien
Parlé
Depuis quand
Je suis ceint
De douves ?

« Douves », Cap Weller

Isolement de celle qui construit des entours à son monde.

A vos yeux rompus à l’esquive l’on devine :
Qu’on a brûlé les archives ! l’on devine
Pourquoi mettre tous ces arbres autour de vous ?

« La Perdue », La Perdue

Avec, très souvent, dans ces chroniques douces amères de la vie quotidienne, la nature qui marque sa présence, vivante de ses arbres, de ses oiseaux, de ses mers et de la pluie.

Mais c’est en ne laissant aucune place au pathos que s’inscrit le style de Bertrand Belin. Il fait le choix de suggérer. Ces textes elliptiques offrent les mots aux imaginaires. Pas d’engluement dans le sens pour cerner le réel.

La dernière fois
Qu’on nage
Une chose est sûre
Me dit toujours Peggy
On ne le sait pas

« Peggy », Parcs

Avec sa voix grave et jouant d’une diction théâtrale, Bertrand Belin chante les sons des mots, et ainsi en donnant relief et résonances aux mots, les sens l’emportent sur le sens et l’entrelacs de l’accompagnement musical – guitare, claviers, batterie – y participe. Bertrand Belin brise la syntaxe, répète les syllabes, fissure le texte de silence ; le rythme se saccade jusqu’à parfois devenir entêtant.

Ce travail, Bertrand Belin le déplie sur scène non sans y glisser quelques pas de danses, touches d’humour et émergence du désir.

Une ruine
Sous une pluie fine
Fine fine fine fine
Parmi les digitales
Rouge
Sentimental

« Ruine », Parcs

Pour esquisser un bref portrait de cet auteur-compositeur-interprète, nous pourrions relever qu’il a grandit près de l’océan, qu’il a saisi à l’adolescence une guitare et qu’il a fait le choix, en s’éloignant de son littoral breton, de s’extraire de ce qui aurait pu le déterminer. Après de nombreuses collaborations artistiques, son goût pour la littérature et la poésie l’a conduit à creuser le sillon de l’écriture.

Écriture de chansons avec en 2005 un 1er album éponyme puis suivront La Perdue (2007), Hypernuit (2010), Parcs (2013), Cap Weller (2015) et cette année Persona sur le label Cinq7.

Écriture de romans, Requins (2015), Littoral (2016) et Grands carnivores (2019) accueillis par P.O.L.

 

Image : Bertrand Belin sous l’oeil et le collodion du photographe bordelais. Pierre Wetzel, [https://www.sudouest.fr/2016/04/16/disquaire-day-un-photographe-bordelais-pour-une-edition-limitee-2333086-2780.php]

« Virilité abusive » – Eddy de Pretto

Kid sonne juste.

Pour autant, qu’est-ce qui en fait une œuvre résonnant au-delà du poème If de Rudyard Kipling ? Anaphore de fin pourrions-nous répondre, qui se scande d’un « Mais moi » ! Énonciation d’un dire comme réponse face au mandat paternel : « Tu seras viril mon fils ».

Les paroles font chanter un père qui pourrait tout aussi bien être la mère que la culture précise Eddy de Pretto. Un père qui s’adresse dans une injonctive virile à son fils et anticipe ce qui serait une voix-e déjà toute tracée.

« Tu seras viril, mon kid
Je ne veux voir aucune larme glisser
Sur cette gueule héroïque et ce corps tout sculpté
Pour atteindre des sommets fantastiques
Que seule une rêverie pourrait surpasser »

Excluant les airs féminins que le fils pourrait prendre et qui viendraient ternir, voire faire honte à l’image masculine, laissant apparaître l’épreuve que la femme représente à l’occasion pour l’homme, l’épreuve de sa vérité :

« Tu seras viril, mon kid
Je ne veux voir aucune once féminine
Ni des airs, ni des gestes qui veulent dire
Et Dieu sait si ce sont tout de même eux les pires à venir
Te castrer pour quelques vocalises

Tu seras viril, mon kid
Loin de toi, ces finesses tactiques
Toutes ces femmes au régime qui féminisent vos guises
Sous prétexte d’être le messie fidèle
De ce fier modèle archaïque »

Puis, le discours paternel fait rapidement place au couplet retournant l’injonction virile en un « abus » de virilité :

« Virilité abusive
Virilité abusive »

Abus. On dit d’un truisme qu’il est un abus de langage. On parle aussi d’un abus de confiance, désignant cet usage du trop, soulignant l’excès. En revenant à son étymologie, le préfixe –ab veut dire « qui s’éloigne de ». Un ab-us c’est donc  s’éloigner de l’usage, user complètement, soit l’évider de ce qui pourrait constituer un usage particulier, sa façon à soi, son invention.

La deuxième partie de la chanson explose comme une réplique, un pied de nez à l’idéal de puissance qui colle au fantasme de masculinité. Et le kid répond au père comme une échappée belle à ce qui pourrait être une souffrance masculine :

« Mais moi mais moi je joue avec les filles
Mais moi mais moi je ne prône pas mon chibre
Mais moi mais moi j’accélèrerai tes rides
Pour que tes propos cessent et disparaissent
Mais moi mais moi je joue avec les filles
Mais moi mais moi je ne prône pas mon chibre
Mais moi mais moi j’accélèrerai tes rides
Pour que tes propos cessent et disparaissent »

Au-delà du caractère personnel de ces paroles que revendique l’artiste, le texte trouve un écho dans la clinique des hommes et dans cette difficulté pour chaque-un à s’accorder au phallus comme symbole et image, mais au-delà, à régler son propre rapport au désir et à la jouissance.

Nous savons que pour l’homme, ce rapport n’est pas un long fleuve tranquille. Il peut y croire, plus ou moins, mais aussi ne plus y croire quand l’effet de débandade le guette. Ce que l’expérience de la castration aura tôt fait de lui rappeler, c’est que le phallus se présente avant tout comme manque.

Dans sa façon d’habiter les mots, Eddy de Pretto y est à plein, lui qui ne veut pas répondre d’un genre précis mais plutôt « se raconter et ce le plus justement possible ». Cela n’est pas sans rappeler ce dire au plus près de ce qui nous arrive en analyse. Voici la justesse qui donne le ton de ses mélodies, connotant la résonnance de ce qui l’y intéresse. Juste résonnance, fréquence propre.

À partir de ces justes mots, se dessine la question du « style » dans la langue singulière de ce rappeur. Le style dans son étymologie latine fait référence au poinçon. Le terme antique le ramène également à cet objet inscrit aux origines de l’écriture puisque le poinçon, le style permettait de « tracer la pensée sur la surface de la cire ou de tout autres enduit mou ». Eddy de Pretto trace le sillon d’un style sur la surface d’un langage musical portant l’interrogation sur ce qui s’habite de l’écriture.

Le premier album Cure d’Eddy de Pretto – auteur, compositeur, interprète – est paru en mars 2018.

Géopoétique : le quadra génère

Peut-on interroger le désir dans  son rapport au temps ? Le diable de Cazotte se fait-il entendre de la même façon  quelle que soit la période de la vie ? Dans le premier opus du nouvel album de MC Solaar, Sonotone, il semblerait que le diable de Cazotte ait des allures de démon de midi….

Rappeur, aujourd’hui quadragénaire,  il a toujours choisi son camp : son combat est celui de la prose, de la résonnance des mots dans un genre musical qui se dit de révolte mais où il ne souhaite pas prodiguer la violence.

Son retour il l’explique par une phrase, où assis à la terrasse d’un café lui vient cette question : « Qu’est-ce que je fais là ? »[1]  Pourtant adepte de la paresse, il en est revenu et admet qu’une pause peut être substance à relancer le désir, ce n’est plus le cas lorsqu’elle s’installe durablement mais n’empêche pas d’entendre son appel pour qui reste à l’écoute. MC Solaar revient donc après dix ans d’absence.

Sonotone offre une lecture de la situation masculine au zénith de sa vie. Pourquoi  certains hommes en viennent à tout remettre en question lorsque le corps annonce les premiers signes du temps ?

J’ai des rides et des poches sous les yeux
Les cheveux poivre et sel et l’arthrose m’en veut
À chaque check-up ça n’va pas mieux
J’ai la carte vermeil et la retraite, j’suis vieux
Les blouses blanches analysent ma pisse
Testent ma prostate, me parlent d’hospice
Les gosses dans le bus me cèdent leur place
Ah, ah, et quand j’me casse
Ils parlent en verlan style « tema l’ieuv »
Si les mots sont pioches c’est ma tombe qu’ils creusent
Mais je dois rester droit malgré mon dos
Ma scoliose et c’salaud de lumbago
J’étais une sommité, la qualité
J’ai bien travaillé, j’étais respecté
De juvénile, après retraité
Je n’ai pas profité, ma vie j’ai raté

Qu’est-ce qui fait se sentir vieux ? Tentative d’explication par Paul-Laurent Assoun :

« C’est au moment où la jeunesse s’éloigne qu’elle tend à s’ériger en objet de désir pour celui à qui elle se dérobe (…) Tout se déclenche justement en ce moment d’affolement où le sujet s’avise brusquement que lui naît cette appétence pour ce qui est sur le point de lui manquer pour de bon. »[2]

Alors quel va être le choix d’objet dont les coordonnées se doivent de réveiller le sujet, qui jusque-là s’était endormi sur sa propre condition. De cette vulnérabilité va découler une brusque puissance inédite, ce qui fonde l’impression d’une possession démoniaque

« Dé-routinisation du jour au lendemain. Discord qui éveille l’impression d’une dissonance soudaine – à croire, à différents indices, qui lui est arrivé quelque chose ! »[3]

J’suis prêt à appeler les forces des ténèbres
Dévertébrer le verbe de toutes mes lèvres
Pour devenir celui qui gambadait dans l’herbe
J’lève la main gauche et déclare avec verve
Être prêt, pour la face ou l’envers
Pacte avec Dieu ou pacte avec l’enfer
J’veux … l’élixir, la luxure
Le luxe d’être permanent comme le clan Klux Klux
Toi,
Viens à moi
Tu deviendras
Explosif comme l’Etna
Agenouille-toi
Et regarde vers le bas
Vers le sonotone, j’perds le sonotone

Alors nouvelle jeunesse se trouverait-elle dans l’objet? Dans la perspective du démon de midi l’objet s’incarnerait dans la jeunesse féminine : « La fraicheur de l’objet vient évoquer en une sorte de syllepse, le rafraîchissement de la vie de désir. »[4]

Qu’est-ce qui s’passe ? J’me sens revivre
De vieux papillon je passe à chrysalide
J’étais impotent, maintenant ma peau s’tend
Comme à 20 ans, j’ai avalé le printemps
Jeune, fun, j’brille comme un gun neuf
J’ai du sang neuf, je veux mille meufs
Plus mille potes de Bangkok à Elbeuf
Le tout si possible arrosé de mille teufs
Car tout est vicié, cercle vicieux
Là-bas la vessie, ici la calvitie
À toi merci, j’ai les preuves de ton oeuvre
La jeunesse éternelle pour réécrire mon oeuvre
Résurrection, retour de l’érection
De l’action quand avant c’était fiction
Retour de la libido, des nuits brèves
Des alibis bidon pour réécrire le rêve
Elle…Belle ..
Citadelle assiégée
Par une armée rebelle
Moi
En émoi …
Escaladant la pierre
Pour finir dans ses bras

C’est bien du démon de midi que MC Solaar traite dans Sonotone, la promesse du renouveau de la « retumescence »[5] Aux agendas programmés et organisés va surgir l’impromptu. Quelque chose se réveille chez ces hommes qui refusent « l’heure assignée de la sieste »[6]

L’hypothèse du démon de midi vient dédouaner le sujet de tout choix au profit de la tentation, et trouve son écriture sous la plume de  Paul Bourget à l’aube du XXème siécle. Beaucoup serait à redire sur ces théories maléfiques de l’homme aux prises avec…. ce seul démon de midi.

Car oui, l’homme et la femme sont aux prises avec la question du désir, celui  qui comme le furet ne cesse de courir dans le labyrinthe. L’heure assignée de la sieste peut alors raisonner à tout âge, pour qui cède sur son désir. L’homme et la femme seront toujours mis au pied du mur du temps car qui n’engage pas sa vie dans la pensée d’une fin ne désire pas.

Le désir de MC Solaar s’exprime dans la poursuite de l’œuvre. Pas de réécriture possible :

Parce que rien n’se perd et tout se transforme
Vers le sonotone

Mais la psychanalyse expérimente que ce qui sonne Automne peut donc toujours avoir des allures de Printemps.

 

[1] Interview donnée à Télérama n°3531. Propos recueillis par Laurent Rigoulet.
[2] Assoun, P.-L., Le démon de midi, Editions de l’Olivier, 2008, p.18.
[3] Ibid., p. 21.
[4] Ibid., p.23.
[5] Ibidem.
[6] Ibid., p.26.