Texte d’une intervention à Rennes le 26 mars 2022 dans le cadre du Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest
Dans son cours La méthode clinique, prononcé à l’université de Toulouse en 1995-1996, Michel Lapeyre disait ceci : « on ne peut pas et peut-être même qu’il ne faut pas dissocier la clinique des langages divers qu’elle emprunte et se forge dans les différents domaines où elle s’implante (médecine, psychiatrie, psychologie, psychanalyse)1 ». Ce terme de clinique, pourtant largement partagé, dépend du discours en exercice, soit de l’option prise face au réel. C’est pourtant le pluriel des cliniques qui dérange et que les politiques actuelles qui s’intéressent de très près à nos métiers, nos institutions et nos pratiques rêvent de faire passer sous domination de l’Un totalisant.
Je vais prendre comme point de départ les remous de l’actualité qui secouent ce que d’aucuns appellent le « champ psy » et que l’ouverture prochaine du dispositif Mon Psy Santé2 vient cristalliser. Le singulier de cette dénomination dénote une tentative d’unification de la clinique sous un signifiant qui aura émergé dans une période où la question de la réglementation de l’usage du titre de psychothérapeute était à nouveau débattue, afin de réguler cette nébuleuse de pratiques et d’y mettre un peu d’ordre (amendement Accoyer en 2004). Quelques années plus tard, alors que de nombreuses institutions sont mises à mal par leurs financeurs, que des collectifs de défense se constituent, un des griefs récurrents concerne la lisibilité des pratiques. Mais, illisible pour qui ? Pour les usagers, nous dit-on, soit ces sujets qui s’adressent à nous et que les discours actuels assimilent à des consommateurs en attente d’un produit de qualité, labellisé et traçable.
C’est ainsi que sous couvert d’une dynamique participative on voit fleurir toutes sortes d’audits commandés par des directions d’associations qui voient dans la promotion d’un discours uniformisant, qui se soutient des neurosciences, l’occasion d’une restructuration managériale de l’offre de soin. La transformation à marche forcée des CMPP de Nouvelle Aquitaine en est un exemple flagrant. Celle-ci est indissociable de la mission d’évaluation de l’offre de soins du sanitaire et du médico-social (rapport de l’IGAS de septembre 2018) qui promeut la domination sans partage d’une pratique qui sera reconnue comme bonne et qui sera donc recommandée3 pour le plus grand bonheur du plus grand nombre, conformément à l’axiome utilitariste. À l’instar du dispositif Mon Psy Santé, comment comprendre qu’à partir d’expérimentations à l’échelle de quelques établissements ou départements, il puisse résulter un modèle généralisable ? Cette généralisation qui impacte le champ du soin en France est une forme de standardisation que le monde de l’entreprise connaît depuis la forme d’organisation scientifique du travail promue par le taylorisme à la fin du XIXe siècle. Le « discours capitaliste fait son terreau sur l’uniformisation par le rejet des différences, qui remplace le collectif par l’individualisme, l’engagement par le jetable, la parole par la communication, le désir par le besoin, le symptôme par des troubles, le sujet par l’individu4 ». Ce qui frappe dans cette diatribe de Michel Lapeyre, c’est la substitution d’un terme isolable, comptable, à des dimensions bien plus étendues : lien social, parole, désir, symptôme.
Pour comprendre cette union de la science et du marché qui constitue le fondement du capitalisme, précisons les différents usages que Lacan fait du premier des deux termes. Pourquoi dit-il que l’analyse « procède du même statut que La science5 », alors qu’il relève les effets de ségrégation et les remaniements des groupes sociaux du fait de « l’universalisation qu’elle introduit6 » ? Si Lacan fait dialoguer la psychanalyse et la science, c’est dans la mesure où l’une comme l’autre sont en place de répondre à cette béance d’un savoir exclu, soit un réel où le sujet s’avère destitué. Mais c’est au savant qu’il fait référence, à celui qui pense la science avant cette cassure historique qu’introduit « la manipulation du nombre comme tel7 ». Il oppose ainsi l’épistémè8 aux technosciences, à « la science en quelque sorte objectivée9 », dont la caractéristique est « d’avoir fait surgir au monde des choses qui n’y existaient d’aucune façon au niveau de notre perception10 ». À partir de là, plus question de parler du savoir de la science, dont le modèle majeur était la physique, mais d’une accumulation de savoirs morcelés, c’est-à-dire comptables, dont le modèle est désormais la biologie, nous dit Colette Soler11.
Un article de Guénaël Visentini12, du Collège International de Philosophie, explicite l’incidence des progrès de la science, de la montée en puissance des statistiques, de l’expérimentation en laboratoire et de l’épidémiologie sur ce qu’il nomme la « pensée clinique ». C’est ainsi que le modèle de la preuve en laboratoire13, qui nous vient de la recherche vaccinale menée au XIXe siècle par Claude Bernard et Louis Pasteur, a engagé la médecine dans une profonde mutation. L’auteur fait de ces deux chercheurs le symbole de la « victoire du laboratoire sur la traditionnelle démarche clinique ». Cette logique qui part de « la paillasse vers le chevet du patient » promeut parmi les traitements expérimentalement contrôlés ceux qui sont statistiquement applicables au plus grand nombre. C’est ainsi, dit Guénaël Visentini, que « la désingularisation des vérités scientifiques constitue le plus haut degré de preuve ». On se rappellera les débats sur le ratio bénéfices/risques de la vaccination contre le COVID. C’est ce rapport chiffré, transmis par les autorités scientifiques, qui aura fait office de caution à nos politiques pour décider de la mise en place du pass vaccinal pour le plus grand nombre.
Ce même article nous apprend combien le chiffrage a infiltré tous les champs du soin depuis déjà longtemps. En effet, les grands aliénistes du XIXe siècle ne se contentaient pas de produire de remarquables classifications des maladies mentales ; leur travail sémiologique et typologique s’accompagnait d’enquêtes numériques, de recherches de facteurs croisés, de calculs de probabilité. À la même époque, naît la psychologie expérimentale, qui donnera le socle de ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom des thérapies cognitivo-comportementales. Les années 60 sont celles de l’expansion des psychotropes, qui inversent le rapport de causalité, la réponse au médicament donnant alors le diagnostic. Les années 1990-2000 inaugurent l’ère du neuro-développemental dont il est fait si grand cas dans les institutions de soins aujourd’hui, et qui conditionne le développement de plateformes de diagnostic et d’orientation des sujets vers les thérapeutes ad hoc. Si la psychiatrie reste longtemps une spécialité médicale particulière, qui se base sur l’entretien clinique, les années 70 voient un regain d’intérêt pour la pensée statistique en psychiatrie. Le DSM importé des États Unis se diffuse progressivement et annonce le déclin de la tradition clinique de l’observation et du regard. Paul Bercherie14 évoque à ce propos une « honte » des psychiatres face à la montée en puissance de la médecine dite scientifique.
Guénaël Visentini cite dans son article un passage du texte du Dr Hippolyte Jeanne intitulé « La bactériologie et la profession médicale » (1895). Ce médecin de la fin du XIXe siècle anticipait déjà l’époque où la présence du médecin et son art d’interpréter se retrouveraient relégués au rang d’accessoire par rapport aux techniques issues de la révolution scientifique consécutive à la découverte de Pasteur : le microscope, l’analyse bactériologique ou chimique des cultures et des inoculations. Nous y sommes, même si certaines voix se font entendre à l’instar de celle de Patrick Pelloux, président de l’association des médecins urgentistes de France, qui, auditionné au sénat, disait à propos du virage ambulatoire et du développement de la télémédecine : « je suis peut-être un vieux con… mais les malades doivent être examinés ! »
L’idéologie actuelle qui envahit le champ du soin promeut un modèle de standardisation des pratiques cliniques, qui peu à peu se passeront de la présence concrète du clinicien. Cela nous parle, à nous psychanalystes, puisque cette présence concrète n’est autre que le transfert, où peut se déployer notre seul art, l’interprétation. Par analogie avec l’ouvrier, qui devient prolétaire à partir du moment où son savoir-faire d’artisan a été confisqué au profit du pouvoir de la machine qui produira des objets à la chaîne, d’autres métiers, comme les médecins, les chercheurs et les intervenants du médico-social ou du sanitaire deviennent peu à peu les exécutants d’actes standardisés, prescrits sous la pression de normes gestionnaires. Dans une de ses interviews, Roland Gori évoque à ce sujet la « prolétarisation généralisée de l’existence ». Dès lors, plus de place à la particularité de la rencontre dans ce monde de plus en plus géré par les chiffres. 1 = 1, interchangeable, vous l’êtes et si vous n’êtes pas content, vous pouvez partir.
Cette prescription d’actes standardisés avec l’homogénéisation qui en découle est justement révélée par le dispositif Mon Psy Santé. Au-delà des diverses revendications, la prescription est un enjeu majeur. En effet, elle monte en puissance depuis des années dans les institutions, au travers de l’application des bonnes pratiques, recommandées au nom de la science. Cela ne touche d’ailleurs pas seulement ceux qui sont appelés les « usagers », mais d’abord les professionnels, qu’il s’agit d’arraisonner. En effet, cette protocolisation du soin requiert des experts accrédités. D’où la sélection pour intégrer les différents dispositifs de santé, qui finiront par tenter les professionnels, puisqu’il y aura de moins en moins de place pour eux dans les institutions de soins, que l’on voit au fil du temps disparaître au profit de plateformes de diagnostic qui s’inscrivent dans un projet de libéralisation des soins psychiques.
L’accréditation vient du domaine de la gestion de la qualité et représente la reconnaissance d’une compétence par un organisme tiers qui juge des pratiques ou d’un contenu de formation. C’est ainsi que la certification Qualiopi est devenue la norme pour que des professionnels puissent s’inscrire au titre de la formation continue. Autre exemple, celui de la tarification à l’acte, la T2A, qui subordonne la dotation financière au calcul prévisionnel de l’activité. Seulement, ce calcul se fait par rapport à un « groupe homogène de malades », pour lequel sont identifiés les différentes prestations de soins à prescrire en fonction d’une grille de besoins préétablie. C’est ainsi qu’émergent des scandales comme celui des EHPAD. Force est de constater les conséquences désastreuses de cette logique d’homogénéisation sur le champ du soin, avec ses effets de ségrégation, de violence et de déshumanisation, sur l’enseignement et la recherche, sur la formation continue et à fortiori sur les pratiques cliniques elles-mêmes.
Après cet état des lieux, comment situer la psychanalyse dans ce monde où une réponse standard est plébiscitée ? Dans son texte, Gaël Visentini distingue la « montée en généralité » véhiculée par le discours scientifique de la « descente en singularité » dont il fait le propre de la psychanalyse. Mais il nuance cette dichotomie en démontrant que cette « montée en généralité » fut également nécessaire à la psychanalyse, pour qu’elle existe comme discipline. Impossible de penser la transmission de la psychanalyse sans en passer par la catégorie du discours, qui véhicule des signifiants partageables et qui fait lien social. « Tout le monde sait maintenant qu’il y a un inconscient15 ». Cette phrase de Lacan témoigne de la circulation des signifiants de la psychanalyse. Dans la Conférence à Genève, il souligne l’apport de Freud, d’avoir montré « que les symptômes ont un sens16 ». Ça veut dire… Et Lacan de mettre l’accent sur l’ambiguïté qui se loge dans cette locution, car si elle ouvre sur un au-delà des dits, elle est aussi l’index de ce qui ne l’est pas. Qui n’a pas éprouvé que le mot manque ou, à l’inverse, qu’il surgit en excès dans les trébuchements de la langue ? Ce fut le génie de Freud d’articuler dans le registre du langage les processus de la vie psychique qui font notre communauté de parlants : rêves, lapsus, actes manqués ou encore symptômes.
L’universalité des processus psychiques, c’est ce que Freud aura fait passer au public. Mais à l’inverse de la science des laboratoires, Freud part du cas particulier vers l’universel. C’est si vrai, qu’en plusieurs endroits de son œuvre, il nous surprend à réviser sa doctrine lorsque le cas entre en contradiction avec la théorie. À partir des Études sur l’hystérie ou encore des Cinq psychanalyses, Freud construit une typologie clinique (hystérie, obsession et phobie) et porte au paradigme ce qu’il recueille de sa pratique clinique : inconscient, transfert, répétition et pulsion, qui seront élevés par Lacan au rang de concepts fondamentaux de la psychanalyse. Si certains concepts de la psychanalyse infiltrent le langage courant et font partie de notre culture générale, la question se pose de leur réel impact sur les discours. Je fais l’hypothèse que cela dépend fortement de la possibilité de débat, de contradiction, c’est-à-dire de différence.
En écrivant ce travail, j’ai été frappé par le fait que les années 70 sont aussi celles de la montée en puissance des autres thérapies, médicamenteuses, comportementales, comme du développement de la classification statistique dans la psychiatrie française. À en croire les plus anciens, c’était une période d’efflorescence pour la psychanalyse, et il est souvent question du tournant des années 70 dans l’enseignement de Lacan. Il est probable que cet « hystérique parfait » aura été piqué au vif par bien des questions de son époque et que la montée en puissance de toutes ces forces contraires aura donné matière et occasion de réponse. Si je le qualifie ainsi, c’est bien parce qu’il le dit lui-même et qu’il met sur le même plan sa position d’analysant dans son séminaire et le discours hystérique qui ne cesse d’interroger l’inconscient.
La psychanalyse a toujours eu ses détracteurs. Comment la thèse neuro-développementale, qui prend de l’ampleur depuis les années 90, empêche-t-elle aujourd’hui, bien plus qu’hier, cette possibilité de contradiction et tend-elle à faire passer les concepts de la psychanalyse au rang d’objets de folklore ou de musée ? La localisation de la cause dans le cerveau emporte l’adhésion d’un grand nombre de ceux qui possèdent quelque pouvoir dans les institutions, où tout débat devient peu à peu proscrit. Mais cette analyse reste insuffisante si on ne considère pas sérieusement la collusion entre le politique assisté de ses conseillers scientifiques et le marché économique. Alors, que nous reste-t-il à faire valoir face à ce discours dominant ? Qu’est-ce qui peut encore faire « prime sur le marché17 », comme le dit Lacan ?
Les types cliniques ? Ce n’est pas cela qui assure de la transmission de la psychanalyse ; ils sont antérieurs au discours analytique, qui en fait une lecture, leur apporte son éclairage. Rien non plus n’est à attendre du sens des symptômes, qui n’a pas la même valeur pour les sujets du même type. « Il n’y a pas de sens commun de l’hystérique18 » ; il n’y a pas un obsessionnel qui « puisse donner le moindre sens au discours d’un autre obsessionnel19 », dit Lacan. Les types cliniques ou les types de symptômes ne possèdent donc pas le caractère de certitude démontrable propre à la science ou à la logique.
Il faut préciser cette question du sens pour comprendre pourquoi Lacan en fait l’apport essentiel de Freud, alors même que son enseignement promeut la dévalorisation de la vérité au profit du réel qui vient y faire limite. Dans la Conférence à Genève, il nous incite à lire le chapitre intitulé Le sens des symptômes dans l’Introduction à la psychanalyse, où Freud distingue les symptômes dits individualisés des symptômes dits typiques. Si, pour les premiers, le sens est dans un rapport étroit avec la vie intime des malades, la particularité des seconds réside dans le fait que les différences individuelles ont disparu. Face à ce point de butée, Freud conclut que « les symptômes typiques peuvent être ramenés à des événements également typiques, c’est-à-dire communs à tous les hommes20 ». Ce faisant, il est logiquement conduit à séparer le symptôme de la biographie individuelle. Comment entendre ces événements communs à tous les hommes ? Il me semble que Lacan le précise : « les symptômes ont un sens, et un sens qui ne s’interprète correctement » qu’en fonction des premières expériences du sujet, « à savoir pour autant qu’il rencontre […] la réalité sexuelle21 », qui est spécifiée de ceci « qu’il n’y a, entre l’homme mâle et femelle aucun rapport instinctuel22 ».
Cette malédiction sur le sexe, qui constitue le destin commun du parlêtre, du fait de son assujettissement au langage, voilà le lot de tous les hommes ! Si Freud découvre le « sens sexuel de la structure23 », Lacan a l’idée qu’il s’arrête là, même si l’on trouve dans son œuvre le soupçon que les fictions tentent de rationaliser l’impossible du non rapport. Ces fictions ne sont rien d’autre que flot du sens qui se déverse dans l’analyse pour « le bateau sexuel24 », dit Lacan, qui précise deux versants du sens distingués par Freud : Sinn, le sens sexuel, incertain, inépuisable et fuyant, qu’il s’agit de dévaloriser au fil de la cure, et Bedeutung, soit le signe qui « désigne le rapport au réel25 ».
Au sens commun qui n’existe pas, au sens sexuel qui ne cesse d’alimenter le symptôme, Lacan oppose la structure dont relèvent les types cliniques et qu’il fait équivaloir au « réel qui se fait jour dans le langage26 ». Ce réel auquel se confrontent notre hystérique décidée ou le savant de La science ne peut s’attester que par la démonstration logique. Ce réel de la structure, « proche du discours scientifique », dit Lacan, « n’est certain et transmissible que du discours hystérique27 », où il se manifeste.
Cependant, « ce qui relève de la même structure n’a pas forcément le même sens. C’est en cela qu’il n’y a d’analyse que du particulier28 ». A la structure généralisable du pastout, nous pouvons mettre en regard ce qui y répond et qui constitue le plus particulier, l’intime, le familier, ce heimlich présent dans toutes les langues, qui résulte de l’inscription dans le langage. Chacun son chez soi, ses fixations de jouissance, au gré des événements, des rencontres et des réponses que le sujet aura fomentées. Pas de généralisation possible, de transmission au collectif de ce qui foncièrement constitue le produit, le résultat d’une psychanalyse. C’est bien pour cela que Lacan inventa la passe, seul procédé de recueil de l’expérience dont le collectif d’une École pourra éventuellement tirer enseignement.
Nous avons vu que les signifiants maîtres de la psychanalyse qui résultent de l’empreinte de Freud sur l’époque peuvent avoir une incidence très variable en fonction de la conjoncture. Lacan ne mise guère sur la clinique, du fait du sens qu’on lui donne. Reste donc, une fois le sens appauvri, réduit, ce qui indique le réel en cause, à quoi la subjectivité est en place de répondre. Cela se résume à une lettre : A, et au symptôme particulier qui y fait pièce. Que proposons nous face à la science, dont Lacan dit « qu’elle ne progresse que par la voie de boucher les trous29 » ? Le pastout ? difficile de l’élever au rang d’un discours et de le faire valoir face au chiffrage actuel de la clinique. Deux versions de l’Un s’opposent : celle du Un totalisant, qui a pour projet de réunir la clinique sous la domination de la science, et le Un du symptôme, singulier.
Face à la logique actuelle, qui prescrit la même réponse pour tous en fonction de besoins déterminés et scientifiquement validés, différents collectifs se sont regroupés voire fédérés, alors qu’ils comptent des professionnels d’orientations et de pratiques diverses. L’enjeu majeur de cette mobilisation est de pouvoir être un interlocuteur de poids, dont l’opinion sera considérée. J’évoquais le champ psy en introduction ; c’est une tentative de faire Un face à l’idéologie dominante. Quoique l’on pense de l’homogénéisation que ce signifiant promeut, c’est une réponse plutôt logique sur le plan politique : du un contre un. La tenue du Forum convergence des psychologues en luttes en janvier 2022 en est une illustration. Mais comment traiter le paradoxe inhérent à ce mouvement collectif, qui tente de s’unifier et revendique dans le même temps la pluralité des pratiques, voire brandit comme un étendard la clinique du particulier. Vouloir faire passer le singulier au discours ne relève-t-il pas d’une gageure ?
Lacan évoquait la faiblesse du psychanalyste lorsqu’il est pris au collectif et n’hésitait pas à stigmatiser les « boniments30 » des « propagandistes de la psychanalyse31 » : « Les psychanalystes quand il y en a une foule, une tripotée, veulent qu’on sache qu’ils sont là pour le bien de tous32 » ; retour de l’utilitarisme.
Néanmoins, tout au long de son enseignement, Lacan aura eu le souci de rendre la psychanalyse transmissible, tout d’abord sur le modèle des mathématiques, c’est-à-dire libérée du sens comme l’est la science qui élimine toute différence, c’est-à-dire le subjectif. Mais les mathèmes de discours s’avèreront impuissants à une transmission intégrale de la psychanalyse, ce qui fera dire à Lacan avec le tournant du séminaire Encore, précédant l’abord borroméen de la structure, que « le truc analytique ne sera pas mathématique33 ».
Dans son cours, Michel Lapeyre proposait une définition séduisante de la clinique : « le recueil de ce qui fait échec au pouvoir34 ». C’est une formule affine au réel du symptôme qui « se met en croix pour empêcher que marchent les choses35 ». C’est précisément l’option du discours analytique en tant qu’il est l’envers du discours du maître et qu’il fait la promotion d’un sujet irréductible au savoir généralisant.
« Le savoir de l’impuissance, voilà ce que le psychanalyste pourrait véhiculer36 » ; cette phrase de Lacan semble cerner ce que les psychanalystes peuvent transmettre du discours analytique en tant qu’il constitue une voie inverse à la puissance des autres discours. Un savoir sur la vérité, voilà ce que peut produire une analyse. Impuissance, incompréhension, vérité trouée, comment penser que cela puisse se véhiculer, alors que les autres discours tentent, au contraire, de tamponner la chose ? Mais « peut-être ont-ils besoin d’avoir un endroit où ils s’aperçoivent qu’on parle de ce qu’ils ne comprennent pas37 », conclut Lacan, qui fait alors allusion au succès paradoxal de l’édition de ses Écrits, alors que beaucoup les disaient incompréhensibles.
Y a-t-il encore de la place pour ce que l’on ne comprend pas, ce que l’on ne sait pas face à cette prolifération des réponses conformes aux recommandations ? Aujourd’hui, on appelle au boycott face à la généralisation de ces dispositifs qui menacent les cliniques qui font le tissu de nos institutions ; c’est une forme de résistance. Mais la résistance est peut-être plus réelle qu’on ne le croit, et c’est sans doute en cela que réside notre chance.
1 LAPEYRE M., La méthode clinique, Université Aix-Marseille, La petite librairie, 2019, p.15.
2 Dispositif mis en place par l’assurance maladie avec des psychologues conventionnés et qui évoluera progressivement, tant sur le plan du fonctionnement (nombre de séances, prescription, tarif…) que sur sa dénomination (mon parcours psy, mon soutien psy).
3 Des recommandations de bonnes pratiques s’imposent progressivement aux établissements médico-sociaux depuis 2018, d’abord pour le trouble du spectre autistique, puis pour une large gamme de problématiques qui sont désormais réunies sous l’étiquette trouble neuro-développemental.
4 LAPEYRE M., op.cit., p.15.
5 LACAN J., Le séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p.239.
6 LACAN J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.257.
7 LACAN J., Le séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p.184.
8 Cf. Éthique à Nicomaque d’Aristote : la science comme savoir constitué et comme vertu qui consiste à être savant en acte.
9 LACAN J., Le séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op.cit., p.174.
10 Ibidem, p.184.
11 SOLER C., L’offre, la demande et …la réponse, Champ Lacanien, Revue de psychanalyse, n°13, mai 2013, Paris, EPFCL, p.26.
12 VISENTINI G., Descendre en singularité pour agir. Le cas limite de la psychanalyse dans le champ clinique, Collège international de Philosophie « Rue Descartes », www.cairn.info/revue-rue-descartes-2021-2-page-38.htm
13 Des protocoles de recherche contrôlée sur de grandes cohortes de cas.
14 BERCHERIE P., Les fondements de la clinique. Histoire et structure du savoir psychiatrique, Paris, Navarin, 1985, p.281.
15 LACAN J., Conférence au Centre Hospitalier du Vinatier de Lyon, octobre 1967, in Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p.15.
16 LACAN J., « Le symptôme » (1975), in Le bloc-note de la psychanalyse, 1985, n°5.
17 LACAN J., « Note italienne », dans Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.310.
18 LACAN J., « Introduction à l’édition allemande des Écrits », dans Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.557.
19 Ibidem.
20 FREUD S., « Le sens des symptômes », dans Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1962, p.253.
21 LACAN J., « Le symptôme » (1975), op.cit.
22 Ibidem.
23 LACAN J., « Introduction à l’édition allemande des Écrits », op.cit., p.553.
24 LACAN J., « Télévision », dans Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.513.
25 LACAN J., « La Troisième », dans Lettres de l’école freudienne, n° 16, Paris, 1975.
26 LACAN J., « L’étourdit » (1972), dans Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.476.
27 LACAN J., « Introduction à l’édition allemande des Écrits », op.cit., p.557.
28 Ibidem.
29 Ibidem, p.554.
30 LACAN J., Conférence au Centre Hospitalier du Vinatier de Lyon, op.cit., p.21.
31 Ibidem, p.19.
32 Ibidem.
33 LACAN J., Le Séminaire Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p.105.
34 LAPEYRE M., op.cit., p.22
35 LACAN J., « La Troisième », op.cit.
36 LACAN J., « 4 novembre 1971 », in Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p.39.
37 LACAN J., Conférence à la faculté de médecine de Strasbourg, 10 juin 1967, in Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p.130.