Texte d’une intervention à Rennes le 13 juin 2025, dans le cadre de l’Espace Clinique du Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest, Pratiques cliniques en institution.
Lorsque j’ai réfléchi à ma contribution au sujet des pratiques cliniques en institution, je me suis dit que c’était l’occasion de tenter l’analyse d’un constat, celui d’un changement de position à l’égard du diagnostic au cours des dernières décennies. En effet, il me semble qu’il était assez rare d’entendre les sujets demander un diagnostic, non qu’ils n’y pensaient pas – pour eux-mêmes ou leurs enfants – mais la question pouvait être tellement angoissante qu’elle était retenue. Si elle restait inarticulée, c’est sans doute parce qu’elle touchait à l’identité qui peut se décliner de qui suis-je ? à que suis-je ? On assiste aujourd’hui à l’effet inverse et il est probable que ce n’est plus là que se loge l’angoisse, puisque le diagnostic vient saturer la demande des sujets. Ça ne leur est certainement pas venu tout seul et on ne pourra pas faire l’économie d’une étude du changement discursif qui soutient cette position.
Que différents signifiants du diagnostic soient passés dans le discours courant n’étonnera personne, mais je suis frappé par cette façon de les utiliser aujourd’hui après l’auxiliaire avoir. Récemment, un enfant que je rencontrais pour la première fois et à qui je demandais de me dire ce qu’il savait de la demande qui avait présidé à notre rencontre, me répondit, mi-interrogateur : « pour mon TDAH (Trouble du Déficit de l’Attention avec ou sans Hyperactivité) ? » Serait-on progressivement passé d’une question fermée sur l’être à une affirmation de l’avoir ? Le diagnostic n’est pas une question nouvelle. Ce terme vient du grec ancien qui évoque le discernement, joli mot du registre de la perception dont on sait qu’elle est toujours subjective. Ainsi, on discerne une présence dans l’ombre, on sépare un élément d’un ensemble dans lequel il peut se confondre pour l’identifier. Mais, identifier c’est aussi assimiler, rendre semblable, connu, ce qui peut apparaître comme Unheimlich. C’est tout le paradoxe du diagnostic qui naît d’une question et se résout dans la réponse.
La formalisation des grandes catégories nosographiques de la psychiatrie dite classique n’est pas dissociable du contexte médical de la seconde moitié du XIXème siècle, époque de progrès de la médecine riche en débats heuristiques. Contrairement au DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder – USA) qui collecte et transforme des items en chiffres et en statistiques au service de l’épidémiologie et de la pharmacologie, les classiques cherchaient une cohérence entre les signes cliniques et donc une vue d’ensemble. Avec l’arrivée du DSM sur fond d’un discours normatif, a-théorique et universel, disparaissent progressivement tout conflit discursif, au profit d’une pensée unique, ainsi que les entités cliniques et leurs symptômes typiques, au profit de la vague notion de trouble.
Le diagnostic, tel qu’on en parle habituellement – qu’il soit psychiatrique ou maintenant neuro-développemental – émane de l’Autre, il est hétéro-diagnostic1. On sait d’expérience que la prévalence de certains diagnostics varie en fonction des discours alors qu’on attendrait qu’ils se fondent sur des invariants, à l’instar de certaines affections médicales. C’est ainsi que le TDAH est en passe de supplanter les bipolaires ou HPI (Haut Potentiel Intellectuel), catégories qui s’étaient déjà substituées à d’autres, un peu trop connotées des stigmates de la folie.
Lorsque je reçois la mère de cet enfant qui me parlait de son TDAH, j’apprends que ce qualificatif émane de son institutrice et de recherches sur internet. Que ce diagnostic soit d’abord évoqué à l’école n’est pas le fruit du hasard, puisque l’ARS (Agence Régionale de Santé) promeut la formation de tous les partenaires de l’enfant à la reconnaissance du TDAH. La suite n’est que biais de confirmation. Cet abord du diagnostic a pour effet problématique l’essentialisation du sujet qui s’y réduit et devient sans histoire et à fortiori sans parole. On ne peut que dénoncer l’uniformisation induite et l’effacement des composantes subjectives, puisque certains enfants peuvent littéralement disparaître sous ce signifiant. Cela n’est pas sans lien avec les idéologies qui dominent actuellement le champ du médico-social et du sanitaire.
Dans l’ouvrage posthume2 qui réunit diverses contributions de Christian Demoulin, j’ai été particulièrement intéressé par la façon dont il éclaire cet usage du diagnostic par le nommer-à, qu’il prélève dans le séminaire de Lacan Les non-dupes errent3. À distinguer de la nomination par le symptôme, le nommer-à est ce à quoi l’Autre vous destine4. Cet Autre est très varié5 et le social peut détenir aussi ce pouvoir. Le diagnostic identifie le sujet, par déplacement6, et peut faire point d’arrêt, à l’instar de l’objet métonymique qui fait bouchon à la division subjective, comme dans le discours capitaliste et la perversion, que Christian Demoulin rapproche. En effet, la castration est occultée dans un cas comme dans l’autre, par la fétichisation de la marchandise pour le capitaliste, et par l’arrêt sur image pour le pervers. L’angoisse est masquée et le désir trompé, quoiqu’il faille toujours recommencer, acheter ou répéter le scénario. Je ferai donc un parallèle entre la labilité des diagnostics qu’on nous offre comme le nec plus ultra de la clinique, mais qui passent de mode en fonction des discours qui gouvernent le social et l’obsolescence programmée des gadgets. C’est dire que, si le nommer-à peut faire point de capiton, il peut aussi être révoqué.
La voie analytique, c’est l’envers de l’hétéro-diagnostic, en tant qu’elle exclut toute identification préalable qui clôt la question du sujet. L’analyse vise plutôt son ouverture pour qu’il puisse dire ce qu’il est, c’est-à-dire établir son auto-diagnostic. Dans notre champ, nous sommes habitués à parler de diagnostic de structure. J’y vois un paradoxe dans la mesure où le diagnostic renvoie à l’assujettissement à l’une des trois grandes structures cliniques (névrose, psychose et perversion), tandis que la structure, dès le début de l’enseignement de Lacan, fait plutôt référence à un ordonnancement de l’ensemble des effets produits par le langage7. À partir de L’étourdit, la structure se définit comme « le réel qui se fait jour dans le langage8 ». Ce qui manque vient logiquement faire limite et donner son cerne à ce qui de l’être ne peut se dire. Malgré leur différence soulignée plus haut, la sémiologie classique et le DSM constituent une clinique du signe. Le signe n’existe pas en soi, il représente quelque chose pour quelqu’un, et le risque de réification est le même avec les types cliniques9 dont nous usons dans notre champ. En effet, nous dit Lacan, il n’y a « pas de sens commun de l’hystérique » ; il n’y a pas un obsessionnel qui « puisse donner le moindre sens au discours d’un autre obsessionnel10 ». Qualifier un sujet d’obsessionnel ou d’hystérique n’est en soi d’aucune utilité clinique, et toute description, aussi fine soit-elle, ne fera que donner consistance à ce que nous pouvons dénoncer dans d’autres classifications. En effet, seule l’expérience de l’analyse peut rendre compte de l’inconscient, du fantasme et de la division du sujet. Il y a la structure et la manière dont le sujet répond à l’impossible qui y affleure et qui ne se dévoile réellement que dans la parole incluant le rapport à l’Autre, soit sous transfert. À l’opposé de la dimension de maîtrise et de suggestion, le psychanalyste laisse une place vide où le sujet pourra cerner ce réel qui le cause. Le diagnostic en psychanalyse est donc une hypothèse qui lui sert pour diriger la cure et régler sa position. C’est dans la pratique qu’il a « à s’égaler à la structure11 », dit Lacan.
Revenons à l’institution, que les tenants de la psychothérapie institutionnelle nous auront appris à distinguer de l’établissement. L’institution est un fait de discours, dans la mesure où elle a ses fondements dans le lien social, langagier. Le discours est ce qui permet, non seulement de faire tenir les sujets ensemble, mais aussi leurs corps. On peut légitimement se demander dans quelle mesure la promotion de la question du diagnostic participe de la destruction de l’étoffe même de l’institution. En effet, nous avons vu fleurir ces dernières années des plateformes de diagnostic, en parallèle de la promotion des Troubles Neuro-Développementaux, qui englobent toute une série de symptômes qui affectent la relation à l’autre, le langage et le corps. L’usage actuel du diagnostic produit un tri, une ségrégation et finalement de l’exclusion. En effet, par le truchement des évaluations et des financements, les ARS poussent insidieusement à exclure des CMPP (Centre Médico-Psycho-Pédagogique) tous les enfants non diagnostiqués TND, ce trouble neuro-développemental qui chapeaute TSA (Trouble du Spectre Autistique) et TDAH. Sans parler de la pression pour que les institutions soient dans les statistiques nationales, ce qui contribue à une inflation artificielle des diagnostics de TND. C’est une logique de service qui prime, sous-tendue par une philosophie néolibérale qui vise à considérer le soin comme une marchandise. Les personnes sont devenues au fil des dernières décennies des usagers qui ont des droits. Mais il en va autrement quand ces droits deviennent des devoirs qui s’imposent aux professionnels. Cela, bien évidemment accompagné de recommandations de bonnes pratiques qui n’ont de recommandation que le nom, puisqu’elles s’imposent comme l’idéologie dominante, conditionnant les financements, l’embauche, la formation des professionnels, et redessinant lentement mais sûrement les contours desdites institutions. Mais le rapport à la demande a également bien changé ces dernières années. On ne laisse plus le temps aux parents de s’inquiéter, de se questionner et de demander de l’aide. On leur indique de plus en plus tôt que tel ou tel signe pourrait être l’indicateur d’un trouble qu’il s’agit de diagnostiquer afin de définir les compensations nécessaires. Sans parler de l’attente pour accéder à ces dispositifs, l’enfant qui en sort estampillé ne reçoit généralement pas les soins indiqués avant un certain temps, quoique des moyens aient été donnés pour consulter en libéral, pour un temps limité, avant d’obtenir une place dans ces mêmes institutions, qui – et c’est le comble – sont en passe d’être démantelées, en tout cas dans leur forme actuelle. Cette urgence à identifier ce qui ne va pas sous un des signifiants du diagnostic, conduit dans bien des cas à un écrasement de la demande. Nous sommes alors les témoins de la dévalorisation du statut de la parole entre les enfants, leurs familles et les professionnels, au profit du chiffrage, de la mesure, qui se substitue à l’échange, ceci étant soutenu par une politique qui s’autorise du discours de la science.
La politique est, pour Lacan, un lien social fondamental, puisqu’il organise les relations entre les individus. Mais il signale son versant aliénant lorsqu’ elle se réduit à la domination du discours du maître. La psychanalyse a de tous temps dialogué avec les autres discours, et les années 70 – dont on dit souvent qu’elles étaient l’âge d’or de la psychanalyse dans les institutions – sont également celles de la montée en puissance des thérapies médicamenteuses, comportementales, et du développement de la classification statistique dans la psychiatrie française. Comment la thèse neuro-développementale, qui prend de l’ampleur depuis les années 90, empêche-t-elle aujourd’hui, bien plus qu’hier, la possibilité d’un débat contradictoire ? On peut légitimement avancer que la collusion de la politique, comme discours du maître12, avec le discours de la science aura plutôt renforcé l’idéologie neuro-développementale au détriment de la possibilité du dialogue. C’est une idéologie, du fait-même des effets de renomination qu’elle induit : des signifiants sont bannis, d’autres s’y substituent, la souffrance psychique disparaît au profit de particularités a-subjectives, et le non recommandé est interprété en termes d’interdiction par les relais à tous les échelons du pouvoir. Par ses promesses de réponses, ce discours scientiste rejoint le discours ambiant, consumériste, du capitalisme. Tout cela parle aux sujets naturellement enclins à croire que la technique alliée à la science est à l’origine du progrès, et qu’elle peut résoudre les problèmes, y compris les problèmes sociaux, comme le dit Sidi Askofaré13. Mais c’est au prix d’un savoir parcellaire, d’une fragmentation des prises en charges et d’une attaque de la possibilité de transfert intrinsèquement lié à la parole.
Cela dit, n’est-il pas vain de déplorer les effets de la science ? N’oublions pas que la psychanalyse émerge à une époque particulière qui fait suite à l’émergence de la science moderne avec Galilée (XVIIème siècle) et à la rupture avec la transcendance14 par le cogito de Descartes. Le discours analytique est pour Lacan lié à la science, qui en est « la condition même »15. C’est pourquoi il n’existe et ne se soutient que relativement aux autres discours, notamment le discours du maître, dont il est l’envers. Mais sans doute faut-il préciser que ce dernier s’est modifié depuis l’antiquité ; c’est pourquoi Lacan en donne différentes écritures : discours du maître antique, discours universitaire et discours capitaliste. Pour Sidi Askofaré, ces discours constituent « autant de tentatives pour […] formaliser les incidences de la modification du statut du savoir initié par la science […] dans le politique » 16. L’incidence des progrès de la science sur la société, l’économie de marché et même l’état n’est plus à démontrer.
Dans un très bon article de Vincent Gosselin et Sidi Askofaré17, les auteurs imputent la réduction mécanique de l’être parlant au développement de la cybernétique à partir des années 40. Cette idéologie, qui prédomine dans les sciences cognitives et la neuropsychologie, est purement matérialiste18. Elle réduit la subjectivité à un épiphénomène, mais peine cependant à rendre compte de faits tels que la conscience, les pensées, les affects et les perceptions. Selon les auteurs, l’explication d’une difficulté théorique est souvent détournée en faisant appel à une explication causale dans un autre champ de la science, ce qui crée l’illusion de continuité de la science et permet de voiler le trou dans le savoir. C’est patent pour l’autisme, toujours référé à la génétique, sans qu’aucun gène n’ait pourtant été isolé.
Comment l’apport de Lacan à propos du discours de la science peut-il éclairer le danger que fait peser cette idéologie du diagnostic sur nos institutions ? Une précision s’impose. Lorsque Lacan parle de La science en 196419, il fait référence au savant, qui précède l’avènement de la science moderne. S’il fait dialoguer la psychanalyse et la science, c’est dans la mesure où l’une comme l’autre sont en place de répondre d’un réel où le sujet s’avère destitué. C’est face à cette béance d’un savoir exclu que se situent le savant comme le psychanalyste. Mais l’irruption dans le monde d’un réel mathématique, « la manipulation du nombre comme tel20 », ouvre la voie à la comptabilité et constitue une cassure historique qui inaugure une répartition entre les savants de la science épistémè 21 d’un côté et les formes de la recherche scientifique de l’autre, ces technosciences pourvoyeuses d’objets qui s’immiscent dans notre monde. En 1974, Lacan22 évoquait la télévision et l’alunissage ; aujourd’hui, il est fait grand cas des conséquences du développement de l’intelligence artificielle par exemple. L’union de la science et du marché constitue le fondement du capitalisme, qui tente de résoudre la question du désir par un gain de jouissance. Grâce à la collaboration des technosciences, il fournit aux sujets des objets de consommation, dérivatifs à la pulsion, promus comme solution au malaise du désir. Pour Lacan, le capitalisme est issu de la science ; l’un comme l’autre véhiculent « une idéologie de la suppression du sujet23 ». Cette formule s’éclaire si l’on considère que c’est la division du sujet qu’il s’agit d’obturer. Dans le séminaire L’angoisse [1962-1963], Lacan dit que la visée de la science est de « considérer le manque comme comblable24 ». Le manque comme tel, c’est le « non-su originel25 », le « vice de structure26 », que le petit a désigne et que la science, dans son « idéal de réduction simple27 », tente de combler par « l’objet cotable, partageable28 ».
Dans son article « La science et la vérité » (1966), Lacan fait de la division entre savoir et vérité – constitutive de l’être parlant – la vérité comme cause29. C’est précisément ce qui est voilé dans la science et laissé à la charge de Dieu dans la religion. Dans une conférence de 1974, connue sous le titre Le triomphe de la religion, Lacan n’est pas très optimiste quant à l’avenir de la psychanalyse, du fait de la montée en puissance de la religion, qu’il dit « increvable30 ». Il explique son propos par le fait que la religion a toujours donné un sens aux épreuves de l’existence pour « apaiser les cœurs31 ». Il prédit même que l’extension du réel de la science ne fera que nourrir la religion : « on va nous sécréter du sens en veux-tu en voilà32 ».
Nombre d’ouvrages, articles et même post sur les réseaux sociaux témoignent des conséquences délétères de cette politique de « santé totalitaire » – selon l’expression de Roland Gori – sur les liens sociaux qui tissent nos institutions, et à fortiori sur ceux qui s’y adressent. Cette politique qui ranime la tentation de l’hygiénisme a en commun avec le capitalisme et la science le pour tous qui rappelle l’axiome utilitariste de Jeremy Bentham33 : « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». La science universalise le sujet, et c’est précisément ce que le capitalisme fait passer à la réalité, car ce qui vaut pour tous rejette la différence subjective. La psychanalyse, au contraire, ne peut faire marcher les masses, mais cela a au moins pour conséquence d’unifier sa position à l’égard des autres discours.
Ce diagnostic pour tous et son cortège de compensations, c’est ce qu’on offre et qui satisfait cet incurable besoin de croire de l’être humain en quête de sens, toujours religieux34, dit Lacan. Le diagnostic serait-il une nouvelle religion dans nos institutions ? C’est bien possible, mais une religion imposée, une évangélisation avec ses croisades contre les infidèles. Cela me semble rejoindre ce que dit Lacan à propos du social, qui « détient ce pouvoir du nommer-à, au point qu’après tout, s’en restitue un ordre, un ordre qui est de fer35 ».
Si la religion, c’est l’opium du peuple, comme le dit Marx, que pouvons-nous faire ? Avec qui dialoguer ? Manifestement pas avec les politiques, qui ne font qu’accompagner les mutations sociétales du fait des avancées de la science. On peut toujours se plaindre de ne pas être entendus de ceux qui gouvernent et réforment, mais c’est encore croire qu’il y a quelqu’un aux commandes, un maître avec qui on pourrait philosopher, débattre, à condition d’y mettre une petite dose d’hystérie. Sidi Askofaré36 fait référence à l’analyse de Claude Lefort, philosophe et théoricien du politique, qui évoque l’émergence dans les démocraties du XIXème siècle d’un pouvoir sans incarnation permanente, qu’il baptise « lieu vide ». Lorsque Lacan propose l’écriture du discours capitaliste en 1972, il attire l’attention sur le fait que les places sont bouleversées et que celles du commandement et du produit ne sont plus distinguées. Du fait que ce discours fonctionne en circuit continu sans point d’origine et sans rupture, il est logique que les objets commandent au sujet. On a l’impression que le discours qui fait loi est supporté par un être hybride fait d’économie et de science ; difficile de s’en faire un interlocuteur.
D’aucuns prônent un dialogue avec les scientifiques, mais on se rend bien compte que la science avance toute seule et que rien ne peut la retenir, sauf peut-être les limites budgétaires. Autre limite possible : les « crises d’angoisse37 » des savants devant les conséquences de la science, qui n’a « aucune espèce d’idée de ce qu’elle fait38 », dit Lacan. Mais la science ne s’arrête pas aux états d’âme de certains dans cette quête fantasmatique39 de conquête intégrale du réel.
Dans « La science et la vérité » (1966), Lacan invitait les sujets de la science psychanalytique à résister « à la sollicitation de chacun de ces modes de la relation à la vérité comme cause40 » (magie, religion, science), afin d’être « en ce manque, comme psychanalyste, suscités41 ». En 1973, il fait de l’analyse un poumon artificiel face aux conséquences irrespirables du discours de la science pour l’humanité. Cette phrase, souvent citée, a une suite qui l’est moins peut-être pour son caractère quelque peu daté ; je le cite : « On s’en est pas encore aperçu et c’est heureux parce que dans l’état d’insuffisance et de confusion où sont les analystes le pouvoir politique aurait déjà mis la main dessus. Pauvres analystes, ce qui leur aurait ôté toute chance d’être ce qu’ils doivent être : compensatoires42… » Au fil de son enseignement, Lacan balise le discours analytique à la fois comme interprétation du réel43, mais aussi comme symptôme. Symptôme de ce qui n’est pas traité par les autres discours, symptôme incarné par le psychanalyste pour l’analysant, qui vient précisément lui adresser son malaise. Mais pour faire suite à la deuxième partie de la citation de Lacan, je crois bien que les politiques d’aujourd’hui nous ont mis la main dessus au point même que la psychanalyse peut se trouver interdite dans tous les sens du terme. Alors, que nous reste-il si nous n’avons plus la parole ? Nous savons par expérience que l’analyste n’a pas forcément besoin de parler pour opérer car « il est là comme un symptôme44 », c’est-à-dire qu’il représente ce qui ne va pas, ce qui ne tourne pas rond, même si Lacan évoque la possibilité qu’il puisse être refoulé « à force de le noyer dans le sens45 ».
En conclusion, je dirai que l’évolution de ces institutions, dans lesquelles nous sommes encore nombreux à exercer, renforce la nécessité d’une école de psychanalyse, moins pour faire de nous des Don Quichotte que pour faire exister cet « éclair de vérité46 » qu’est la psychanalyse dans notre monde contemporain. La roue tourne et le réel revient à la même place. Il est fort probable que les idéologies actuelles, que j’ai choisi d’aborder sous l’angle du diagnostic, trouveront leur point de butée. Cela aura sûrement un coût. Cela demandera du temps. Mais tant qu’il y aura du psychanalyste…
1 Opposition hétéro-diagnostic / auto-diagnostic empruntée à Colette Soler.
2 DEMOULIN C., Se passer du père ?, Toulouse, Érès, 2009.
3 LACAN J., Le séminaire Livre XXI, Les non-dupes errent, [1973-1974], Staferla.free.fr, leçon du 19/03/1974.
4 Ibidem. Lacan distingue la nomination par le symptôme père, qui vient se substituer au sans nom du sujet, du nommer-à, dont il fait un « ordre » qui tend à « se substituer au nom-du-père ». Il fait alors référence au « moment que nous vivons dans l’histoire ».
5 Ibidem. Cette fonction est d’abord supportée par « celle de qui s’incarne l’Autre », la mère qui « suffit généralement à elle toute seule à en désigner le projet, à en faire la trace, à en indiquer le chemin ».
6 LACAN J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.505 : exemple des trente voiles qui désignent trente navires.
7 LACAN J., Le Séminaire Livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, [1955-1956], p.207 : Lacan définit la structure comme « un groupe d’éléments formant un ensemble covariant », et :
LACAN J., « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache », dans Écrits, Paris, Seuil, p.649 : la structure s’avère au travers des « effets que la combinatoire pure et simple du signifiant détermine dans la réalité où elle se produit ».
8 LACAN J., « L’étourdit », dans Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.476.
9 Ils sont antérieurs au discours analytique qui en donne une lecture.
10 LACAN J., « Introduction à l’édition allemande des Écrits », dans Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.557.
11 LACAN J., « La méprise du sujet supposé savoir », dans Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.338.
12 ASKOFARÉ S., « Politique, science et psychanalyse, de l’« aversion de la contingence » à une politique du symptôme », dans Revue Champ lacanien n°2, Psychanalyse et politique/s, Paris, EPFCL-France, 2005, p.97 : l’auteur distingue la politique comme discours (du maître qui gouverne, oriente, décide) de la politique du discours (c’est-à-dire relative à tel ou tel discours).
13 Ibid., p.103.
14 rupture qui vide le ciel de cet Autre non trompeur, garant de la vérité et du savoir, ce qui laisse l’être parlant s’affronter seul à l’irréductibilité du désir.
15 LACAN J., Le séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p.171.
16 ASKOFARÉ S., op.cit., p.101.
17 ASKOFARÉ S. & GOSSELIN V., « L’impossible sujet des sciences neuro-cognitives », Vieillir à la croisée des regards, Toulouse, Cliniques méditerranéennes, Erès, 2009/1, n°79, p.253-263.
18 Elle constitue une réponse au problème philosophique des rapports de l’âme et du corps, de la matière et de l’esprit.
19 LACAN J., Le séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p.239 : l’analyse « procède du même statut que La science ».
20 LACAN J., Le séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op.cit., p.184.
21 ARISTOTE, « Éthique à Nicomaque » : la science comme savoir constitué et comme vertu qui consiste à être savant en acte.
22 LACAN J., Télévision, Paris, Seuil, 1974.
23 LACAN J., « Radiophonie », [1970], Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.437.
24 LACAN J., Le séminaire Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2021, p.171.
25 Ibid., p.79.
26 Ibid., p.159.
27 Ibid., p.31.
28 Ibid., p.107.
29 LACAN J., « La science et la vérité », Écrits, Le Champ freudien, Paris, Seuil, 1966, p.869.
30 LACAN J., Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p.79.
31 Ibidem.
32 Ibidem, p.81.
33 Jeremy Bentham (1748-1832) fut un juriste et un économiste anglais de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècle, contemporain de la révolution industrielle.
34 LACAN J., Le triomphe de la religion, op.cit., p.82.
35 LACAN J., Le séminaire Livre XXI, Les non-dupes errent, op.cit.
36 ASKOFARÉ S., op.cit., p.101.
37 LACAN J., Le triomphe de la religion, op.cit., p.74.
38 Ibid., p.75.
39 LACAN J., Le séminaire livre XXV, Le moment de conclure, Staferla.free.fr, leçon du 20/12/77 : « la science n’est rien d’autre qu’un fantasme ».
40 LACAN J., « La science et la vérité », op.cit., p.876.
41 LACAN J., « La science et la vérité », op.cit., p.877.
42 LACAN J., Déclaration à France Culture [1973], Le Coq Héron, n°46-47, Paris, Eres, 1974, p.3-8.
43 LACAN J., Le triomphe de la religion, op.cit., p.93. Psychanalyse et science ne parlent pas du même réel, si on suit Lacan sur ce point-là. Le « vrai réel » est celui qui nous manque complètement, uniquement accessible par la voie scientifique des formules, des petites équations, dont nous n’avons encore comme résultat que des gadgets. De ce réel, nous sommes séparés, car le symptôme – ce dont se charge le psychanalyste – « ce n’est pas encore vraiment le réel. C’est la manifestation du réel à notre niveau d’être vivants », affrontés que nous sommes à l’impossibilité d’écrire scientifiquement le rapport entre les jouissances. Ce réel fait limite à l’être parlant, mais celui de la science, a-t-il des limites ?
44 LACAN J., Le triomphe de la religion, op.cit., p.82.
45 Ibidem.
46 Ibidem.