Spéculer sur la langue, ou de la privatisation des mots comme tentative d’annihilation des équivoques (et donc encore une preuve que le capitalisme est belle une saloperie)

Texte prononcé dans le cadre du séminaire collectif, Le pouvoir de la langue : inconscient, politique, corps,  à Rennes, le 15 mars 2018

Dans une nouvelle de l’écrivain Alain Damasio intitulée « Haut Parleurs », une loi sur la propriété du Lexique a privatisé une série de mots du vocabulaire courant. Pour les utiliser en public, comme c’est le cas aujourd’hui pour certaines expressions comme « non mais allo quoi t’es une fille et t’as pas de shampoing ? » (et en vous le disant dans le cadre officiel d’une allocution dans un séminaire, je m’expose à une amende, car l’expression n’est pas protégée par le Domaine Intellectuel, c’eut été un comble, mais par la Propriété Industrielle !) – pour les utiliser en public, donc, il faut s’acquitter des droits d’exploitations. La nouvelle conte l’itinéraire d’un groupuscule de gauche créateur d’une novlangue dont la fonction permet d’échapper aux diverses taxes que l’utilisation de certains mots entraîne. L’acmé de la nouvelle étant ce discours d’un militant sur une antenne médiatique, discours estimé à 17 millions : « il est grand temps d’a-prendre que la terre n’est pas bleue comme une orange ».

L’ironie de la nouvelle, quand on la calque sur notre présent, c’est qu’aujourd’hui les marques peinent à trouver des noms qui ne soient pas déjà déposés par des concurrents. Il faut prendre les devants : Facebook cherche à déposer les mots Face, Book et Wall (le mur), Apple attaque une épicerie en ligne polonaise qui avait le malheur de s’appeler « a.pl » ; Lucasfilm fait la chasse aux applications Androïd dont le nom comporte le terme « Droid », déposé comme marque après le succès de Star Wars ; on se souvient aussi des médias qui ne pouvaient pas parler des JO en 2012, des problèmes de cette instit’ se nommant Figaro ; ceci jusque dans les lettres : Audi veut acheter la lettre Q, Apple le I, etc[1]. Ils n’ont peut être pas encore gagné la guerre des mots, mais ils ont déjà gagné la bataille de la représentation (et surtout de son empêchement : arrivez vous à penser à une autre couleur que le rouge pour Noël ? Merci Coca. Notre imaginaire collectif est celui d’une publicité, ça fait peur).

Cette idée de la représentation est développée dans le formidable ouvrage d’Eve Chapiello et Luc Boltanski qui s’appelle « le nouvel esprit du capitalisme ».

La thèse de Chapiello et Boltanski se trouve dans la continuité de celle de Marcuse (en 1964, dans son formidable livre « l’homme unidimensionnel» publié en France en 1968), et qui était en gros qu’on ne pourrait bientôt plus critiquer efficacement (le mot important ici est efficacement) le capitalisme car nous n’aurions plus les mots pour le faire, mots pensés en amont (comme dans 1984) par des politiciens aidés par des philosophes chiens-de-garde et relayés par les médias de masses, créant ainsi un « univers de pensée » unidimensionnel et positiviste, c’est à dire partagé par tous sans distinction de classes sociales. Comme preuve du changement de ce nouveau capitalisme, parfois également nommé néolibéralisme, Chapiello et Boltanski ont eu la lumineuse idée de comparer les ouvrages de management des années 60 et ceux des années 90 (1999 année de cette thèse). Exit la hiérarchie, la planification, l’autorité formelle, le taylorisme, le statut de cadre, welcome la libération du salarié, la flexibilité, la participation, l’innovation. Ces mots, tous positifs, tendent à réintroduire la dimension personnelle « en réintroduisant des critères de personnalité qui en avaient été évacuées »[2], comme le fameux « bilan de compétence ». Pour le dire à la façon de Frédérique Lordon dans « Capitalisme, Désir et Servitude », ce positivisme tend à faire du désir du salarié le désir de l’entreprise. Par exemple, le tutoiement du patron tend à le rendre sympathique et donc le salarié est ainsi plus enclin à vouloir lui faire plaisir, d’autant plus qu’on ne l’appelle plus patron mais partenaire.

Dans un spectacle désormais bien connu, Frank Lepage fait la démonstration in situ de la vacuité du langage politico-administrativo-bureaucratique. Assis à une petite table, il mélange des cartes comme à la belote et les tires au hasard. Il improvise alors un discours creux en s’appuyant sur des mots comme « développement », « partenariat », « citoyenneté », « projet », « médiation », « participation », « lien social », etc. Dans la salle, tout le monde rit, car ces mots vides nous sont tous familiers. Il rappelle ensuite la disparition de ces autres mots que sont « aliénation », « domination » ou « exploitation », moins « positifs ». A contrario, on négativise d’autres mots, la cotisation patronale devient une charge, les mouvements sociaux deviennent des grognes, etc.

La conclusion de Boltanski et Chapiello est que la critique est « moins mobile que le capitalisme ». Comble de l’ironie, elle le renforce !

En bref, la thèse commune à ces auteurs, c’est que, si on change le sens des mots, on change la façon de penser. C’est un pas de plus que l’idée d’Orwell (à l’origine du mot novlangue), pour qui la novlangue « empêche de penser », pas tant par la création de mots nouveaux que par l’élimination des mots indésirables, destinée à diminuer le domaine de la pensée, de manière à ce que les idées « contre » ne puisse s’articuler. Cet empêchement de penser ayant été exploité, avec un certain succès il faut bien le dire, par les nazis : les « mises en suretés » pour la déportation ou encore les « stück » – les morceaux – pour les prisonniers des camps, et par bien d’autres totalitarismes.

La nouveauté, comme le rappelle Damasio, c’est que les mots ne sont désormais plus un bien commun : certains ont été privatisés. C’est là la grande nouveauté de ce « nouvel esprit » : si l’utilitarisme pouvait tendre à effacer les équivoques de la langue en la rationalisant au maximum (un oui, un non, mais pas de peut être, comme dirait Brigitte Fontaine) – ce qu’il échouait à faire car le langage est précisément ce qui est partagé par tous, structurant l’inconscient qui y fait effraction – désormais, en lieu et place d’une « novlangue » qui fonctionnerait par épuisement, on se retrouve avec une novlangue fonctionnement par contournement, substitution et déplacement (fonctionnement décortiqué avec soin dans le  formidable livre d’Alain Bihr sur le sujet, la novlangue néolibérale) – à savoir que les couleurs sont devenues des téléphones ! Pire, une disposition particulière de couleurs peut être soumise à propriété, tout comme certaines nuances Pantones. C’est sur ce point précis, celui de l’association, qui intéresse tant la psychanalyse, que je souhaite insister.

 

Ce que nous enseigne la psychanalyse, c’est que « l’inconscient c’est le discours de l’Autre » – du Maître. Si l’Autre n’existe pas (ne paniquez pas, je vais y revenir), si l’Autre ne peut pas garantir la solidité des signifiants, faisant sauter, comme Mario Bros, le Sujet de plateforme-signifiant-maître en plateforme-signifiant-maître (le signifiant « essaim » disait Lacan), nécessitant d’inlassable reformulation afin de s’assurer qu’il y a bien quelque chose « à interpréter » derrière ces mots, le Sujet a-t-il d’autres choix que celui de « coller » aux signifiants qui lui sont proposés ? Dans l’analyse notre Mario Bros vêtu de ses guêtres, sautant de signifiant maître en signifiant maître, heurte des points d’interrogations avec le haut de son crâne qui le font grandir subitement. Mais peut-on qualifier ces signifiants-maître du terme de « maître » ? Si le Maître n’existe plus ?

Si la singularité du symptôme provient de la marque d’un (ou des) signifiant(s) de l’Autre sur le Sujet, et si cet Autre n’existe pas, quelle possibilité reste-t-il pour le Sujet hormis celui de s’aliéner entièrement à l’Autre, son symptôme devenant aussi mobile que les signifiants ? Est-il alors possible alors de s’y reconnaître, dans ce symptôme ?

La thèse de Jacques Alain Miller à ce sujet est que, eu égard à la pluralité du S1, celui-ci peut se « constituer à partir d’une place où peuvent se succéder des termes très différents et même des termes de structure très différente, qui jouent la même fonction que ce signifiant maître »[3]. Et qu’une chose « pas du tout signifiante comme l’objet petit  a »,  peut venir « à la place et jouer le rôle[4] dans un discours d’un signifiant maître »[5], traduisant ainsi  la diversité  des signifiants identificatoires. Et de préciser un peu plus loin, « c’est bien pourquoi Lacan proposait d’écrire   comme   signifiant   maître   du discours   capitaliste   le   sujet   barré   lui- même.   Il   proposait   pour   le   discours capitaliste  qu’en  fait  il n’y  avait  plus  de signifiant  maître   sinon  la  propre   vacuité du   sujet,   son  propre   culte   de   sa  propre authenticité, de son  propre développement,     de  son  propre épanouissement, et de son auto-référence »[6].

Si « le lien social ne tient que par le maître, que par le signifiant maître ou par ce qui peut tenir la  place  du   signifiant  maître »[7] (l’objet a, donc), et si « le symptôme prend ce statut de symptôme au regard à la norme de la culture »[8], et si l’Autre n’existe pas, alors on peut affirmer que ce qui fait lien, aujourd’hui, c’est la jouissance. Ce que Jacques Alain Miller appelle les « communautés de jouissance ». Or la jouissance n’est-elle pas ce qui condamne le sujet à la solitude ? Le fameux « Un-tout-seul » ? La fameuse « jouissance autiste » ? Avouons que, pour avoir travaillé quelques années auprès d’enfants autistes, qu’ils puissent faire communauté laisse un peu dubitatif.

Il me semble déceler ici une contradiction.

Pour y voir plus clair, je vais faire un petit détour par deux Bernard, Mandeville et le regretté Maris.

Le premier, Mandeville, est une espèce de philosophe du 18e aujourd’hui tombé dans l’oubli mais d’une importance capitale dans ce fameux « esprit du capitalisme ». Auteur d’un formidable « Vices privés, vertus publiques », Mandeville fait la démonstration de ce qu’on appellera plus tard la théorie du ruissellement, à savoir un jouissez, jouissez, il en restera bien quelque chose : « Si l’on vole un vieil avare qui, riche de près de 100 000 livres sterling, n’en dépense que 50 par an, (…) il est certain qu’aussitôt cet argent volé vient à circuler dans le commerce et que la nation gagne à ce vol »[9] ; et de dire, sans ironie, « soyez aussi avide, égoïste, dépensier pour votre propre plaisir que vous pourrez l’être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens »[10]. C’est en d’autres termes, la logique de nos grands groupes mondialisés : abus de pouvoir, dumping, délits d’initiés, spéculation, absorption-fusion-acquisition, dépeçage de concurrents, faux bilans, manipulations comptables et fausses factures, fraude et évasion fiscales, détournements de crédits publics, de biens publics, corruption, commissions occultes, surveillance, espionnage, chantage, délation, violation des droits du travail, des réglementations du travail, falsification des données compromettant la santé publique… vous avez compris l’idée. Soit le petit Larousse illustré de la pensée mandevillienne du contournement : puisque les « vices » produisent de la « vertu », autrement dit de la fortune ruisselante, alors allons-y sans vergogne ! Adam Smith, célèbre pour ses petites mimines qu’on voit pas bien mais peu connu pour ses trouvailles langagières (il est le créateur du « capital humain »), reprendra cette thèse en y remplaçant le terme de « vice » par celui de « l’amour de soi ». C’est déjà une tentative par la langue d’effacer le caractère obscène de la jouissance. Cette pensée, que Dany Robert Dufour appelle « nouvelle religion », ouvre selon lui à l’utilitarisme, caractérisé par « l’oubli volontaire des causes et une valorisation des conséquences supposées »[11]. Cette pensée Mandevillien est, pour Dufour, le paradigme de ce qu’il appelle la « sous couche perverse du capitalisme » (si jamais le sujet vous intéresse, vous pouvez aller voir du côté de Patrick Vassort, « Sade et l’esprit du néolibéralisme »).

C’est là que Bernard Maris intervient. Dans le formidable « Capitalisme et pulsion de mort » écrit en collaboration avec Gilles Dostaler, nos deux auteurs opèrent un « retour à Freud », celui du « malaise dans la civilisation », à savoir que la civilisation se construit sur la nécessité de détourner le « penchant inné de l’homme au mal »[12] – mais ça vous connaissez tous très bien, donc je ne vais pas développer – afin de mettre en lumière que si nous accumulons, c’est pour aller le plus tard possible vers la mort – avec sa corollaire, la jouissance et surtout le plus de jouir. C’est la double condition soulevée par Keynes : accumuler, c’est à la fois un refus de jouissance et sa condition. C’est la doublepensée Orwellienne, à l’origine d’un autre malaise : celui du Sujet névrosé et de sa culpabilité.

En l’absence de Maître pour donner de la valeur aux signifiants, la modification des mots (dont les effets sont indéniables) est-elle finalement une volonté de modifier les représentations idéologiques des sujets du capitalisme, ou plus simplement une tentative de « faire avec » le caractère obscène de son principe en le dissimulant derrière des euphémismes ?

Car la Jouissance solitaire, pour revenir à elle, a besoin d’un objet, a minima – ces objets que le capitalisme propose à profusion, profusion prétendue infinie rendue possible par la technique donc grâce à la science. Rien de nouveau sous le soleil, donc. Sauf que.

Sauf que ces objets, précisément, nous les partageons. Nous les partageons comme les mots, sur ces objets-même ! L’objet premier c’est aujourd’hui le smartphone, qui permet principalement d’aller sur Twitter ou Facebook, ces viviers de mots d’esprits perdus dans l’océan sans fond des mots des autres – il paraît qu’on n’a à la fois jamais autant lu et si peu autant lu – et quand je dis aujourd’hui, je suis déjà en retard car Facebook et Twitter ce sont déjà des trucs de vieux, déjà dépassés par Snapchat ou Instagram, qui eux se passent de mots, mais qui capturent (c’est le mot technique) l’instant, la pose, la chute, la faille, le plaisir, bref, ces petits moments de réels qui font jouir. C’est une manière de répondre à la privatisation du langage : du jouir de la langue on jouit des images. Pensons aux smileys : c’est formidable, de mettre un visage sur ce qui ne se dit pas, à savoir l’intention. On met un grand sourire pour être sûr de faire passer la blague, un clin d’œil pour souligner l’ironie. Bien sûr je connais des gens qui font ça « en vrai » mais ils sont en général bien ennuyeux. C’est une tentative de réponse à l’absence des corps en utilisant une nouvelle dimension de la langue avec l’appui de l’image. « Communauté de jouissance » disait Jacques Alain Miller – comme quoi l’expression n’était pas si mal.

À regarder dans le rétroviseur, le retournement est saisissant : alors que la civilisation avait pour but d’oblitérer la jouissance des uns et des autres, c’est aujourd’hui la jouissance qui fait civilisation, avec le retour des effets de l’inconscient sur la langue sur l’inconscient, une lalanovlangue sans mots. LOL ? C’est le plus bel avenir qu’on pouvait donc souhaiter à la psychanalyse, car lol signifie en vérité Lot of Language.

saimoneb@hotmail.com

 

[1] Les Américains ont une expression pour ça : les trademarks bullies, bullies étant ce qui qualifie traditionnellement les « petites frappes », les « brutes ».
[2] Boltanski, L., Chapiello, E., Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, NRF Essais,1999, p.133.
[3] Miller J.A., Séminaire « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », inédit, p.22 (source : http://jonathanleroy.be).
[4] C’est nous qui soulignons.
[5] Ibid., p.22.
[6] Ibid., p.23.
[7] Ibid., p.63.
[8] Ibid., p.264.
[9] Cit. In « Les prospérités du Vice », D. R. Dufou, Le monde diplomatique, Décembre 2017.
[10] Ibidem.
[11] Ibidem.
[12] Freud, S.,  Le Malaise dans la culture, Paris, œuvres complètes, XVIII,  PUF, 1994, p.306.