L’infini de la mélancolie

 

Article de Jean-Michel Arzur publié dans la revue PLI n° 1 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-Pôle 9 Ouest). Lecture de Délire des negations, Actes du colloque des 12 et 13 décembre 1992, sous la direction du Pr. Yves Baumstimler, de Jorge Cacho et du Dr Marcel Czermak, in Le discours psychanalytique, Editions de l’Association Freudienne Internationale, 1993.

Le 1er août 1892, le troisième congrès de médecine mentale à Blois mettait à l’étude la question du délire des négations, isolé par Jules Cotard.
Les 12 et 13 décembre 1992, un colloque de l’Association freudienne internationale examinait l’actualité du délire des négations.
1892 – 1992, ce centenaire du congrès de Blois à Sainte-Anne est l’occasion de confronter aux résultats actuels les fondements de la clinique de J. Cotard et d’ouvrir de nouvelles perspectives quant à l’abord psychanalytique de la psychose.

On s’étonne dit J. P. Descombey de cet intérêt digne d’un entomologiste pour quelques « pièces rares » de l’histoire de la psychiatrie1. La rareté des publications concernant le syndrome de Cotard va sans doute de pair avec la quasi-disparition de ce délire systématisé des services hospitaliers.

Mais, malgré la modification des tableaux cliniques, rendus frustres par les thérapeutiques modernes, et l’effet des mutations institutionnelles sur ce type d’évolution délirante, la clinique actuelle démontre que, même partiel ou atypique, le délire des négations n’a pas disparu et témoigne toujours du vif de la découverte de Cotard.

L’oubli du syndrome de Cotard tient également à une raison éthique. La clinique psychiatrique gouvernée par le D.S.M ne cherche plus guère à « s’y retrouver dans l’inconscient et la structure »2.

À l’inverse, l’intérêt pour les formulations des malades se lit dans les divers travaux du XIXème siècle. À l’époque de Cotard, les moyens thérapeutiques limités laissaient place au modèle humaniste du chercheur, culture médicale de l’époque précise J. Cacho3. Il fallait être insistant pour traquer la parole des négateurs au-delà du mutisme et de l’opposition, voire en passer par un « interrogatoire serré » selon l’expression d’A. Paris, qui – si elle n’est pas des plus élégantes – indique cependant la supposition d’un savoir faite au symptôme.

Saturé par son arsenal thérapeutique, le désir de savoir du psychiatre s’est aujourd’hui grandement perdu. Dès lors, il paraît logique que ce soient des cliniciens « responsables du langage » qui s’étonnent encore aujourd’hui des formulations des mélancoliques, dont le mode négatif a été isolé par Cotard en 1880.

Il n’est donc pas anodin que la clinique ici questionnée soit souvent issue de présentations de malade ; procédé de la tradition psychiatrique que Lacan subvertit en plaçant le sujet dans la position de l’enseignant.

Ces travaux et d’autres articles plus récents illustrent le regain d’intérêt actuel pour ce délire. Ce colloque – comme le congrès de Blois à son époque – aura sans doute incité de nombreux cliniciens à être plus attentifs à ce qu’ils pensaient n’avoir jamais rencontré et qui pourtant était là « en germe »4 dans les énoncés de leurs patients.

Les actes se situent dans l’après-coup du colloque mais aussi d’un travail mené par quelques-uns depuis parfois plusieurs années, mais ils ne sauraient se substituer à la somme de références incontournables auxquelles le lecteur est renvoyé. Plutôt que de les commenter un à un, nous avons pris l’option d’extraire certaines lignes de force qui émergent de ces textes, dont l’intérêt est de baliser l’étendue des questions que pose le syndrome de Cotard.

L’invention de Cotard

« Mlle X (…) affirme qu’elle n’a plus ni cerveau, ni nerfs, ni poitrine, ni estomac, ni boyaux ; il ne lui reste plus que la peau et les os du corps désorganisé (…). Ce délire de négation s’étend même aux idées métaphysiques qui étaient naguère l’objet de ses plus fermes croyances ; elle n’a pas d’âme, Dieu n’existe pas, le diable non plus, (…) elle ne pourra mourir de mort naturelle, elle existera éternellement »5. Isolé par Cotard en 1880, ce « singulier délire hypocondriaque », contemporain d’une sédation des troubles psychomoteurs et thymiques, caractérise le passage à la chronicité de la mélancolie anxieuse. Il se repère par un certain nombre de traits : l’anxiété mélancolique, l’idée de damnation ou de possession, la propension au suicide et aux mutilations volontaires, l’analgésie, les idées hypocondriaques de non existence ou de destruction de divers organes, du corps tout entier, de l’âme, de Dieu, l’idée de ne pouvoir jamais mourir.

Dans son mémoire de 18826, Cotard met en relief l’aliéné négateur qui transparaît derrière les traits habituels du mélancolique. L’évolution décrite est re-baptisée délire des négations et l’hypocondrie passe au second plan derrière cette disposition négative, portée au plus haut point chez certains sujets mélancoliques.

L’enjeu du Congrès de Blois

J. Cacho (pp.21-29) nous replonge dans les débats et les controverses suscitées par la trouvaille de Cotard. Si les idées délirantes de négation n’avaient pas échappé aux cliniciens, le Dr. Camuset, rapporteur au Congrès, affirme que « Cotard est trop généralisateur »7 et réduit cette forme morbide à une « association d’idées de négation, de damnation ou de possession, et d’immortalité » (…), mais sans que ces cas aient des caractères assez spécifiques toujours, pour qu’il soit légitime de les réunir en une espèce nosologique nouvelle ». Par contre, la disposition essentiellement négative de ce délire est reconnue et devient un trait général de la mélancolie ; « les mélancoliques sont des négateurs »8.

La démarche de Cotard qui oppose la sémiologie des négateurs et des persécutés sera interprétée par la communauté médicale comme le vœu de constituer un délire propre à la mélancolie sur le modèle du détachement du délire de persécution opéré par Lasègue en 18529. Séglas, qui admet le modèle de Cotard comme type clinique, fait du délire de négation systématisé un avatar délirant qui peut se déployer sur fond de mélancolie anxieuse comme sur fond de Verrücktheit ; c’est pour lui « une variété clinique » et non une catégorie à part des mélancoliques. Régis fait des idées hypocondriaques de négation un symptôme, que l’on peut rencontrer dans diverses maladies mentales et propose la dénomination de « syndrome de Cotard » et non sa reconnaissance en tant qu’entité morbide.

Au terme des travaux de Cotard, nous observons un abrasement de cette clinique singulière de la négation au profit d’une inscription de son projet dans les cadres nosologiques en discussion à l’époque. Régis et Séglas, qui ne supposent pas à Cotard le désir de créer une nouvelle entité morbide, rappellent que le délire des négations systématisé est pour lui un « état de chronicité spécial à certains mélancoliques intermittents dont la maladie est devenue continue » (p.244). Cependant d’autres psychiatres ont pu penser que Cotard avait bien un tel dessein lorsqu’il affirmait l’existence « de nombreux symptômes étroitement associés entre eux, de manière à constituer une véritable maladie, distincte par ses caractères et son évolution » (p. 239).

N’est-ce pas l’ « énigme » du désir de Cotard qui est en jeu dans ce débat ? En isolant le délire des négations comme modalité langagière, il repère une structure qui indique le rapport de la négation et de la psychose, plus spécifiquement lisible au travers de la position mélancolique. C’est l’intuition d’une structure qui est à interpréter au-delà d’une réelle volonté de créer une entité distincte. C’est ce point précis – recouvert depuis par les débats qui ne laisseront à la postérité que le « syndrome de Cotard » – que ce colloque de 1992 se propose de mettre à l’étude.

La mort du sujet

Les négateurs sont infinis dans le temps : « je ne mourrai pas, ce qui viendra, c’est la nuit éternelle… je suis immortel, je suis éternel » (J.-P. Beaumont p.35). Vécue comme un châtiment pour une faute irréparable, l’idée d’immortalité se déduit logiquement de la conception du corps du mélancolique, qui est sous le coup d’une « destruction accomplie ». Ce délire obéit à une logique de la négativité : il ne s’agit pas d’être immortel comme l’idée de grandeur du persécuté mais de ne pas pouvoir mourir. Ce délire – indissociable de l’idée d’être déjà mort, effet de l’analgésie affective – n’avait pas été articulé comme un délire nouveau avant que Cotard en repère la logique négative.

Lacan évoque la mort du sujet10 à propos de Schreber qui apprend sa mort par la rubrique nécrologique d’un journal, moment que M. Czermak se propose de qualifier de « délire des négations projeté » (p.204).

Si l’anéantissement du monde qui en résulte implique une réduction du sujet au cadavre, à l’objet innommable, c’est également un moment logique, orée d’un remaniement subjectif. H. Frignet propose la position du « Cotard réel », « hors tout » pour rendre compte de ce « stade de mort du sujet » qui inaugure une possible reconstruction délirante (p.171). Mais, a contrario de la paranoïa, c’est une mort qui s’éternise pour le négateur.

Le délire d’être déjà mort indique la carence de la marque du signifiant sur le corps. Le Cotard rejette la symbolisation de la mort opérée par le signifiant qui, frappant « l’organe précis où apparaît de façon la plus sensible la poussée de la vie » de cette « caducité essentielle », pourrait constituer la référence phallique11. Dès lors, pas de manque-à-être, vecteur du désir, pas de perspective de la vie à partir d’un terme qui puisse la vectoriser, mais au contraire une vie morte au désir, qui s’éternise. J. Séglas avait bien repéré que la véritable angoisse des mélancoliques n’était pas tant celle de la mort que celle d’une vie éternelle.

L’équivalence entre la négation et la mort du sujet dans la psychose est lisible dans l’énoncé du négateur « je suis mort » qui est à entendre comme la mort du sujet de l’énonciation (M. Czermak p.203). L’exemple type est le cas rapporté par Leuret, que nous trouvons en annexe, où la patiente parle d’elle à la troisième personne par l’intermédiaire de la périphrase « la personne de moi-même »12.

Pour J. Damourette et E. Pichon13, le langage est essentiellement un « fait psychique à deux » ; ainsi la première et la seconde personne du singulier (plan locutoire) sont les personnes essentielles de la grammaire. Lorsque quelque chose du monde extérieur arrive à exister dans ce rapport initial du plan locutoire, « naît la troisième personne », celle dont on parle, le délocuté (plan délocutoire). « Les trois personnes, locutive, allocutive et délocutive ne sont plus que des choses dont le discours raconte l’histoire », les places se situent désormais à partir de ce monde parlé. Mais, dans la clinique du Cotard, le malade est réduit au délocuté en tant qu’il est exclu, qu’il n’est pas pris dans la dialectique du plan délocutoire.

Dans le cas rapporté par Leuret, la structure d’objectivation du délocuté domine totalement les énoncés ; elle est ici l’exclusion même ; Lacan qui donne une autre perspective aux travaux de ces linguistes affirmera que « ladite troisième personne n’existe pas ». Rien n’ek-siste qui assure cette malade de sa place symbolique ; les négations mélancoliques réduisent le sujet à un sans nom qui ne peut plus guère se décompter, s’historiser, ni demeurer dans aucun discours qui puisse faire lien social.

Négation temporelle

La mort du sujet est indissociable de la problématique temporelle traitée par la plupart des travaux collectés dans cet ouvrage. Le temps, illimité, est désarrimé du système signifiant ; le sujet est confronté à un réel qui revient toujours à la même place : « c’est tous les jours le même temps qui revient, … tous les jours, c’est le même… » Dit Laproie qui déduit de cette infinitude que « le temps n’existe pas » (J. P. Beaumont p.35). Les propos de Mme. F. témoignent plutôt d’un trouble de la temporalité que nous lisons dans l’emploi particulier des temps verbaux ainsi que dans la particularité des troubles de la mémoire dont elle se plaint (M. Grignard p.60). Ce cas d’une femme de 77 ans permet de questionner d’autres pathologies, en « bordure », comme certains troubles des personnes âgées, qui peuvent être mis au compte de négations fonctionnelles. Th. Jean, J. J. Tysler et G. Ferrey qui reconnaissent au syndrome de Cotard sa place en psychogériatrie attirent l’attention sur le risque d’amalgame entre diverses atteintes liées à l’âge ou au « vécu du corps vieilli » (G. Ferrey p.90) et un diagnostic de structure.

C’est à partir de l’usage des temps grammaticaux dans la langue parlée que C. Veken éclaire certains fonctionnements langagiers, tels que le temps et la négation ; il prolonge ici un premier travail publié en 1989 (15). Le cas de Leuret peut être analysé selon la structure repérée par l’auteur : La personne de moi-même n’est pas une dame (…), n’a pas de nom (…), n’a pas d’âge (…), elle ne la sait plus maintenant (sa religion) … Le présent indique le résultat, l’actuel. C’est le temps dans lequel s’exprime la négation, qui introduit l’idée d’un révolu.

C’était Catherine X (…), La personne de moi-même savait sa religion avant 1827… L’imparfait indique un état antérieur.

La personne de moi-même a perdu son nom, elle l’a donné en entrant à la Salpêtrière. Le passé composé indique l’accident, la rupture qui produit une différence, un changement radical et l’idée, constatée chez les négateurs, que la personne n’est plus ce qu’elle était.

Pour J. Damourette et E. Pichon14, les langues ordonnent le temps en antériorité, ultériorité ou simultanéité à partir de l’acte d’énonciation. Dans l’exemple cité, l’emploi des temps verbaux de l’imparfait et du passé-composé sont dans un non rapport avec le présent du sujet parlant. L’imparfait est un temps d’actualité dans le passé, qui présente le même caractère de durée de l’acte que le présent, mais c’est le temps du non révolu, du non accompli, du non parvenu à son terme, d’où le caractère infini du temps dans le Cotard quand ce temps grammatical fonctionne isolément. Ce temps est celui du fait exclu puisqu’il est centré sur autre chose que sur le sujet de l’énonciation. Il indique à la fois l’exclusion du sujet de la parole et l’infinitude de cette exclusion par l’éternisation d’un présent dans le passé. Cette instantanéité est l’indice d’une « fuite de la temporalité » (M. Czermak p. 202).

Les différents temps employés indiquent différentes modalités du sujet non reliées entre elles à partir de l’acte d’énonciation. Dès lors, aucune temporalité ne peut s’ordonner à partir de l’actualité du sujet parlant qui a disparu des énoncés et cette structure à trois temps, repérée par C. Veken15, prend le relais d’une chronologie désormais impossible. La négation porte sur l’historisation du temps, conséquence de l’effacement de la subjectivité du malade, et le délire prend la dimension d’a-temporalité plutôt que l’aspect d’éternité.

La dimension vectorisée du temps ne s’étaye pas sur une catégorie grammaticale qui pourrait l’exprimer puisque cette dimension n’existe pas en tant que fait de langue, c’est un fait de discours ; ainsi, l’énonciation mélancolique peut être considérée comme a-discursive. Dans le délire des négations, si les organes sont en place et fonctionnent, si le temps n’est pas une donnée systématiquement niée, organes et temps ne sont pourtant pas pris dans un discours.

Le Cotard témoigne donc de cette douleur « d’être hors du champ de la temporalité, de ce temps vectorisé par les fonctions organiques du corps qui, pour chacun d’entre nous, pulsionnent le temps » (C. Veken p.136).

Négation spatiale

Infinis dans le temps, ces malades sont aussi infinis dans l’espace. Le délire d’énormité(16) représente le dernier terme du délire des négations. Cet élément clinique sera plus utilisé dans le débat nosographique de l’époque qu’exploité dans sa valeur clinique. Le corps devient immense ou illimité et se répand à l’extérieur, ce délire met en valeur l’a-topie d’un sujet qui peut passer du rien au tout.

Un ensemble fini est constituable à la condition que la référence phallique ek-siste au corps et lui donne sa limite comme ensemble de S2  (J.-P. Beaumont p.38). L’échange, subordonné au langage, entre le corps et le monde extérieur est garant des limites internes et externes. La forclusion de ce signifiant organisateur – le référent phallique – implique pour le Cotard l’expansion de cet ensemble qui ne dispose plus d’aucune cohérence. Le monde désorganisé peut aller jusqu’à disparaître, le malade peut nier son existence et à la fois affirmer qu’il est en Inde, en Amérique et dans toutes les parties du monde16. Dans le délire d’infinitude, aucun point d’arrêt n’opère plus, aucune séparation ne vient faire limite et le sujet, renvoyé à l’infini de l’Autre du signifiant, est dans une contiguïté topologique avec le monde.

Une négation sans objet

L’espace et le temps du sujet affectés par la négation révèlent l’atteinte des coordonnées symboliques et topologiques du sujet. Parties de la partialité des objets abstraits ou concrets, les négations finissent par concerner la totalité du corps puis la totalité du créé. Cela peut aboutir à une « négation sans objet » qui se réduit à une litanie de « non » comme dans certains cas de folie d’opposition (J. Cacho p.22).

L’effet de la négation touche à l’existence même du sujet, les pertes devenant dès lors plutôt secondaires, symptomatiques. Les négations métaphysiques nous indiquent de manière magistrale comment la dimension même du système signifiant est affectée.

Le cas de Laproie démontre la facticité du symbolique quand il affirme que les pendules et les montres sont une invention artificielle tout comme le nom attribué à un jour pour le reconnaître (J. P Beaumont p.34). De même, la vielle dame indignée lorsqu’elle dénonce les déguisements de la fausse police (T. Jean & J. J. Tyszler p. 78).

Ce dénouage des registres symbolique et imaginaire sera repéré par Cotard sous le nom de perte de la vision mentale. L’impossibilité de réminiscence de lieux, de visages familiers, l’impossibilité de voir mentalement les objets absents sont autant d’exemples signalés par Cotard de ce symptôme précédemment décrit par J. M. Charcot et dont la « coïncidence » avec la mélancolie anxieuse ne lui semble pas « fortuite »17. Ce phénomène circonscrit un « effacement des représentations subjectives », une carence de signification.

La plupart des travaux collectés font état de ce symptôme en lien avec l’analgésie ; en effet, la douleur morale consiste dans le fait même de n’être plus affecté par rien. L’anesthésie affective qui résulte du dénouage des registres de l’imaginaire et du symbolique nous conduit, paradoxalement, à envisager une « souffrance en défaut » comme la réelle plainte du mélancolique (M. Czermak p.196).

Ainsi Annie, qui ne voit plus rien quand elle ferme les yeux, se plaint de ne plus savoir quoi faire avec sa vue (J. P. Beaumont p. 52), tout comme cette patiente qui se plaint de regarder de façon vide et de la disparition d’un certain rapport qu’elle juge normal entre la pensée et le fond des yeux (M. Czermak p.196).

J. Séglas18 cerne la perte de la signification des mots qu’il attribue à la perte de la vision mentale : la connexion n’opère plus entre les signifiants, les mots se vident de toute signification comme les « trous noirs » d’Annie lorsqu’elle ne comprend plus les mots entendus (J.-P Beaumont p.52) ou lorsque les choses écrites ne disent « plus rien » à Mme F. quand elle les lit (M. Grignard p.61).

Ce trouble, mis au compte de la « fonction du langage » par Séglas est un trouble de la signification, c’est-à-dire du rapport du signifiant au signifié. « Les mots ont changé » disait la patiente de Séglas ; s’ils ont changé, ce n’est pas tant dans leur réalité scripturale que dans l’effet signification qu’ils ne produisent plus.

La thèse de Cotard circonscrit un point de jonction, une articulation symbolique qui fait que l’image, les mots et la réalité tiennent ensemble. Ce défaut d’articulation, cette perte de la signification phallique nécessaire à la vision mentale met donc le délire des négations du côté d’une « structure langagière qui le détermine et qui lui donne son nom »19.

Négation de l’existence, négation de la réalité

E. Jalley nous indique comment le doute cartésien est « du registre de la négation de principe », « une imputation fictive de fausseté, un rejet provisoire mais invalidant de toute forme de signifiant » (p.143). Je doute, je pense, je suis ; Descartes infère la naissance du cogito, substance pensante, du néant du dubito, de cette fausseté du signifiant. Mais, à partir du moment où le sujet pense qu’il n’y a rien, il existe.

En effet, c’est moi qui doute, c’est moi qui pense et « quelque chose » est le « sujet de l’action de mon esprit » écrit Descartes ; ainsi, la notion de sujet transcendantal est produite à partir de la fonction du sujet grammatical (p.145). E. Jalley rapproche « l’hyperbole du doute, fiction contrôlée d’une négation progressive, systématique et universelle », de la dénégation freudienne en tant que c’est, pour les deux auteurs, la racine du processus intellectuel, le premier pas de l’acte de pensée. Le doute qui se retrouve dans le délire des négations est plutôt du registre de la croyance délirante, dit l’auteur, une forme de « contre-modèle », « d’analogon pathologique » (p.147).

Le texte de la Verneinung, la dénégation freudienne s’avère être un passage obligé pour la plupart des auteurs de ce livre pour comprendre la structure des négations mélancoliques. Incontournable en effet dans la mesure où la « Verwerfung est impliquée dans le texte de la Verneinung » dit Lacan20. Elle se situe dans l’un des temps dégagé par J. Hyppolite de la dialectique de la Verneinung21. Si le délire des négations montre une évolution formelle depuis la négation des avoirs jusqu’à la négation de l’être, c’est le point structural de la négation du jugement d’existence, de la réalité qu’il dénude.

Freud établit dans son texte comment un contenu de représentation ou de pensée refoulé peut accéder à la conscience « à la condition de se faire nier ». La dénégation est une « manière de prendre connaissance du refoulé »22 et permet au sujet de présenter son être sur le mode de ne l’être pas.

La première appréhension de la réalité est un jugement d’existence instauré par la Verneinung à partir de la Behajung primitive ou affirmation primordiale. La Verneinung, de l’ordre du discours, est contemporaine de l’intervention du principe de réalité. Elle concerne ce que nous sommes capables de faire venir au jour sous une forme articulée.

Dans la névrose, l’accès à la première affirmation, à ce corps de signifiant refoulé n’est renouvelable que par la Verneinung, affirmation purement intellectuelle du refoulé.

À l’intérieur de cette opposition primordiale, Freud suppose, dans le rapprochement de la représentation avec les objets, dans la mise à l’épreuve de l’extérieur par l’intérieur (représentation), le monde de la réalité comme déjà structuré en termes de signifiants.

À l’instar de l’hyperbole du doute, la Verneinung promeut dans la névrose toutes les déclarations d’existence possibles. Par contre la négation mélancolique ne fait pas partie du couple d’opposition symbolique (Bejahung / Verneinung), et s’énonce hors de la logique dialectique, oppositionnelle de l’affirmation première.

La négation mélancolique est à mettre au compte de la Verwerfung qui s’articule dans ce registre de la symbolisation primordiale « comme l’absence de cette Bejahung ou jugement d’attribution, que Freud pose comme précédent nécessaire à toute application possible de la Verneinung, qu’il lui oppose comme jugement d’existence ».

La négation de la réalité de l’organe, du monde extérieur, de l’univers ou des abstractions nous enseigne par l’inverse comment la perception prend son caractère de réalité par les articulations symboliques qui l’enchevêtrent à tout un monde.

Il n’y a donc de réalité que psychique, d’où cette dilution de l’univers symbolique dans les développements les plus achevés du délire des négations.

Croire à l’existence de l’objet dont on parle et ignorer justement que l’on parle de ce qui n’existe pas, c’est cette fiction signifiante que rejette le négateur. Dès lors, aucun semblant, aucun substitut de la réalité23 ne vient signifier le réel – conçu par Lacan comme hétérogène à la réalité – et endiguer son irruption.

Une approche topologique du corps

Le délire des négations est également un phénomène de corps, d’où sa première appellation de délire hypocondriaque. Les fonctions vitales frappées par les négations, témoignent du lieu en jeu sur le corps : le bord, la limite, la coupure, la zone érogène où se nouent la pulsion, un objet et le langage pour le parlêtre.

La cause occasionnelle de la maladie s’origine souvent d’un point du corps, d’où l’idée de Séglas d’un trouble primaire de la cénesthésie : l’extraction d’une tumeur  pour Laproie (J.-P. Beaumont p. 36), une éventration suite à une opération sous ombilicale pour Mme F. ( M. Grignard p. 59), ou encore une rechute alcoolique à la Toussaint pour Mr. D. (J. Y. Cozic p. 67).

Au-delà de l’étude des phénomènes de mortification de la mélancolie où nous identifions la systématisation de la négation au retour dans le réel du «tranchant mortel du langage», de l’instance négative24, une approche topologique de certains aspects de ce délire, caractérisé par la continuité de l’intérieur et de l’extérieur, du vide et du plein permet de traiter de cette identification de certains négateurs à un réel auquel il ne manque rien, sans trou.

Le travail d’H. Frignet distingue l’axe de la négation comme « point de carrefour dans de nombreuses formes cliniques de psychose » et celui de l’infini comme tentative de systématisation délirante dans le tableau du Cotard au complet où Réel, Symbolique et Imaginaire sont en continuité (pp. 163 et 174).

Si le Cotard se plaint d’être vide d’organes, il affirme aussi bien avoir les organes pleins, obstrués de ses matières immondes qui finissent par remplir tout l’univers. M. Darmon déplie précisément la topologie de l’identification du Cotard avec un Imaginaire sphérique parfait où manque toute béance instaurée par la mort symbolique. Le phénomène de diminution de la taille du corps, déjà repéré par Séglas, et dont fait état Mr. D. est à entendre comme le point d’acmé de la compacité pour ce sujet. (J. Y. Cozic p. 66). Le Cotard est « un comblement parfait et atroce générateur d’une angoisse extrême dont il ne peut même pas attendre le soulagement par la mort » (M. Darmon p. 179).

Les négations sont donc tout autant des affirmations, écrit M. Czermak, qui propose l’expression « délire des affirmations » (p. 200) comme corrélat logique dans la clinique du délire des négations. Les négations d’organe sont donc à entendre comme l’absence de découpe du corps par le signifiant, une « absence d’ablation signifiante » (M.Czermak p. 207), une absence d’érogénéisation des orifices qui rend, dès lors, l’échange avec le monde impossible.

M. Czermak propose une approche topologique des négations mélancoliques à partir de quelques passages de Lacan sur l’être et l’objet a dans l’Étourdit, qui nous donnent une indication supplémentaire à propos de l’expansion du Cotard dans le délire d’énormité.

À l’instar du langage qui instaure une coupure dans le réel, les négations mélancoliques tentent de produire la chute de la cause du désir. « Cette cause, je l’incarne de l’objet (a), et cet objet (…) je l’avance, déjà reconnu dans ce que je désigne ici de la rondelle supplémentaire dont se ferme la bande de Mœbius, à ce que s’en compose le cross-cap »25. Pour réaliser un sujet à partir du plein de l’asphère, le Cotard tente de produire la chute de la cause du désir en ôtant cette rondelle supplémentaire qui pourra faire trou et produire la bande mœbienne dont le sujet résulte.

Mais à tenter d’engendrer du pas-tout à partir de cette coupure, le Cotard devient la rondelle même, objet a dans le réel, qui de redevenir l’asphère est condamné à réitérer la tentative. « Le Cotard ne devient pas seulement l’objet a, un morceau du Réel, mais l’univers » (M. Darmon p.179), en tant que « l’univers n’est pas ailleurs que dans la cause du désir »26. L’univers du négateur reste donc infiniment sans trou.

Si, comme Antigone, le Cotard est dans la zone entre deux morts, un des deux termes est forclos pour lui. Lacan indique que la réalisation du désir implique un terme, une fin qui se formule dans une « perspective du Jugement dernier »27.

La seconde mort – système symbolique qui contrebalance la seconde souffrance ou châtiment éternel – est forclose pour le négateur qui nie tout dispositif qui pourrait sauver son âme. Reste cette seconde souffrance de l’enfer, imaginée au-delà de la mort, cette douleur d’exister à l’état pur que représente sa vie désarrimée de toute référence symbolique28.

L’accès à la seconde mort, à la mort dans le symbolique permet par contre la survivance de la place du désir, du symbole comme tel pour Antigone qui vient s’y anéantir et s’y inscrire dans les termes de l’être. Le Cotard ne peut accéder à la mort dans le symbolique, mais est littéralement le produit de la mort du symbolique.

Les négations sont la conséquence d’une non symbolisation et dans le même temps une tentative vaine et toujours à réitérer, de faire advenir une coupure, de creuser le réel, « pour engendrer un trou dans ce à quoi le sujet est identifié » (M. Czermak p. 193). D’où la demande du Cotard à ce qu’on le tue, le brûle ou le découpe en morceaux qui semble constituer l’espoir d’une découpe ultime sur le corps qui permette une extraction de jouissance et fasse limite à l’expansion.

Pour conclure

La clinique dépliée au gré des divers travaux indique qu’elle reste actuelle même si la rareté du délire des négations pleinement déployé a fait conclure aux cliniciens, un peu hâtivement sans doute, qu’elle avait disparu.

Point n’est besoin en effet du développement délirant complet pour repérer cette « endopathie singulière » (C. Melman p. 249) qu’a isolée Cotard bien au-delà de sa tentative de distinction des négateurs et des persécutés.

Si le délire de faute est une réponse à la forclusion, une restitution d’un rapport à la réalité et vise à réparer l’insensé du trou découvert dans l’Autre, force est de constater que le délire des négations a une particularité qui le distingue du délire comme secondaire, tentative d’explication de phénomènes primitifs.

Selon Cotard, le délire des négations survient à une période de chronicité de la mélancolie anxieuse, où ce « phénomène d’abolition symbolique majeure »29 peut s’autonomiser de toute formation imaginaire et se réduire à une négation pure.

C’est donc plus un phénomène articulé en termes de langage qui est promu par Cotard que des idées délirantes de négation dans leur variété ; ainsi, « le caractère inéluctable de ce thème, au point qu’il définit le syndrome laisse supposer qu’il s’agit plus d’un effet de structure que d’une construction imaginaire » (C. Melman p. 249).

Cela met en question la tentative de Séglas d’une subordination complète des idées de négations à un épisode primitif ; cependant, s’il attribue aux idées de négation un caractère secondaire, il écrit à plusieurs reprises que le délire des négations est « en germe » dans toute mélancolie30. Confirmerait-il entre les lignes le repérage de cette « endopathie singulière » que Cotard a tenté d’élever à la dignité d’une entité morbide et dont la particularité est qu’elle « fait finalement l’économie de tout délire » ? (C. Melman p. 250). La négation apparaît donc comme un phénomène primaire, indice d’une forclusion particulièrement pure.

Email de l’auteur : jm.arzur@free.fr

1 TREMINE Th. , 1880-1980 : Centenaire du syndrome de Cotard, Évolutionpsychiatrique, 1982, n° 47, 1023-1032. Th. Tremine a mis en valeur la conjonction parfaite entre ce type de pathologie et le système de soins chronicisants.
2 LACAN J., (1973), Télévision, Autres écrits, Le Champ freudien, Seuil, 2001, p. 526.
3 CACHO J. Le délire des négations. Paris : Editions de l’Association freudienne internationale, 1993 pp. 259-260.
4 SEGLAS J., (1897), Le délire des négations, Editions Privat, 1998 p. 65.
5 COTARD J., (1880), Du délire hypocondriaque dans une forme grave de la mélancolie anxieuse, annales médico-psychologiques. In : Cotard J., Camuset M., Séglas J., Du délire des négations aux idées d’énormité. Coll. Trouvailles et retrouvailles, Dir. Chazeau J., Paris : l’Harmattan, 1997, pp.19-25.
6 COTARD J., (1882), Du délire des négations, Archives de neurologie et de psychiatrie n°11 et 12, Paris, 1882. In : Cotard J., Camuset M., Séglas J., Du délire des négations aux idées d’énormité. Coll. Trouvailles et retrouvailles, Dir. Chazeau J., Paris : l’Harmattan, 1997, pp.25-52.
7 GRIESINGER, (1845), Traité des maladies mentales – pathologie et thérapeutique, traduction : 1865 W. Griesinger avait déjà isolé cette « disposition à nier tout », conséquence la douleur morale. Folie systématisée qui sera articulée par l’école allemande sous le nom de paranoïa. En maintenant sans relâche la distinction négation / persécution, Cotard objecte à réduction des délires de négation et de persécution à de simples avatars délirants du délire chronique de Magnan qui concourt, à l’époque, au démantèlement du délire de persécution tel qu’il avait été isolé par Lasègue.
8 CAMUSET M., Rapport sur le délire des négations. Actes du congrès des aliénistes de Blois. Imprimerie Dorion et Cie, 1893. In : Cotard J., Camuset M., Séglas J., Du délire des négations aux idées d’énormité. Coll. Trouvailles et retrouvailles, Dir. Chazeau J., Paris : l’Harmattan, 1997, pp.77-166.
9 LASEGE C., Du délire de persécutions, Archives générales de médecine, 1852. In : De la folie à deux à l’hystérie et autres états, Coll Trouvailles et retrouvailles. Dir. Chazeau J. Paris : l’Harmattan, 1998, pp.29-47.
10 LACAN J., (1958), D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, Ecrits, Le Champ freudien, Seuil, 1966, pp.541-583.
11 LACAN J., (1957-1958), Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Seuil, 1998. p. 465.
12 LEURET F., Fragments psychologiques sur la folie, Paris 1834.
13 DAMOURETTE J., PICHON E., (1925), La grammaire en tant que mode d’exploration de l’inconscient, Évolution psychiatrique n°1. In : Grammaire et inconscient, supplément au n°2 de la revue de l’UNEBÉVUE, 1993, pp.9-27.
14 DAMOURETTE J., PICHON E., (1925), La grammaire en tant que mode d’exploration de l’inconscient, Évolution psychiatrique n°1. In : Grammaire et inconscient, supplément au n°2 de la revue de l’UNEBÉVUE, 1993, pp.9-27.
15 VEKEN C., Un temps à trois temps, le discours psychanalytique, 1989, 2, 55-78.
16 COTARD J., (1888), Du délire d’énormité , “Intervention du 26 mars 1888 à la Société médico-psychologique”, Annales médico-psychologiques, 1888. In : Cotard J., Camuset M., Séglas J., Du délire des négations aux idées d’énormité. Coll. Trouvailles et retrouvailles, Dir. Chazeau J., Paris : l’Harmattan, 1997, pp.58-62.
17 COTARD J., (1884), Perte de la vision mentale dans la mélancolie anxieuse. Archives neurologiques 1884 ; XXI. In : Cotard J., Camuset M., Séglas J., Du délire des négations aux idées d’énormité. Coll. Trouvailles et retrouvailles, Dir. Chazeau J., Paris : l’Harmattan, 1997, pp.53-58.
18 SEGLAS J., Du mutisme mélancolique, Annales médico-psychologiques, 1891, pp.271-285.
19 CACHO J., Je n’ai pas d’ouïe : quelques remarques sur le délire des négations de Cotard. L’Évolution psychiatrique 2000 ; 65, pp.531-537.
20 LACAN J, (1955-1956), Le séminaire, Livre III, Les psychoses, Seuil, 1981. Dans les leçons des 13 et 20 et 27 juin 1956, Lacan reprend les « répartitoires » de Pichon et dans sa distinction des personnes grammaticales je et tu, il soutient avec Benveniste que la troisième personne n’existe pas.
21 HYPPOLITE J., (1954), Commentaire parlé sur la Verneinung de Freud, Ecrits, Le Champ freudien, Seuil, 1966, appendice I pp.879-87.
22 FREUD S., (1925), La négation, Résultats, idées, problèmes II 1921-1938, P.U.F, 1985, pp.135-39.
23 FREUD S., (1924), La perte de la réalité dans la névrose et la psychose, Névrose, psychose et perversion, P.U.F, 1973, pp.299-303.
24 SOLER C., (1989), Perte et faute dans la mélancolie, Des mélancolies, Edition du Champ lacanien, 2001, pp. 55-66.
25 LACAN J. (1972), L’Étourdit. In : Autres Ecrits, Le Champ freudien, Seuil, 2001, pp.449-495.
26 Ibid.
27 LACAN J., (1959-1960), Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986.
28 PELLION F., Mélancolie et vérité. Paris : PUF, 2000 . F. Pellion fait le point sur cette notion théologique de seconde mort que Lacan emprunte à l’Apocalypse de saint Jean. Cette mort, que l’on peut viser après que la mort est accomplie, résulte selon l’auteur d’une disjonction entre mort physique et jugement symbolique matérialisé par l’institutionnalisation progressive du Purgatoire au Moyen âge.
29 BOUSSEYROUX M. (2001), L’obscur objet de la mélancolie, Des mélancolies, Édition du Champ lacanien, 2001, pp.67-83.
30 SEGLAS J., (1897), Le délire des negations, Op. Cit., p.65.