Position de l’analyste vis à vis du transfert et du symptôme

Texte de l’intervention prononcée dans le cadre du collège de clinique psychanalytique de l’Ouest, « L’efficace du transfert face aux symptômes », le 18 janvier 2020.

 

Il n’y a pas d’analyse sans transfert. Néanmoins celui-ci n’est pas un phénomène réservé uniquement à la relation analytique. « Le transfert est de même nature que l’amour[1]», dit en effet Lacan. Et il précise : « C’est un amour qui s’adresse au savoir[2] ». Autant dire que le transfert peut s‘adresser à tout sujet supposé savoir. Par contre, ce qui différencie la position de l’analyste de celle de tout autre sujet supposé savoir c’est la façon de traiter le transfert.

Dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan avance que : « l’analyste doit attendre le transfert pour commencer à donner l’interprétation[3] ». S’il doit l’attendre c’est qu’il n’est pas forcément là dès le départ. Pour que le transfert ait lieu, il faut que le sujet croit que le symptôme qui le fait souffrir veut dire quelque chose qui concerne son désir inconscient. Il attend alors que l’analyste lui en révèle le sens. Le savoir supposé à l’analyste n’est donc pas n’importe quel savoir, c’est le savoir supposé à l’inconscient, que Lacan écrit S2. A l’inverse, si le sujet ne croit pas au savoir inconscient, ou s’il a déjà une interprétation dont il est certain, il n’attend rien de l’analyste et donc l’interprétation de ce dernier n’a aucune chance d’être efficace.

Or, si l’analyste doit attendre le transfert pour donner l’interprétation  et si celle-ci concerne le savoir inconscient, Lacan ajoute que : « Le transfert est le moyen  […] par où l’inconscient se referme[4] ». Comment comprendre alors ce paradoxe ? On ne peut le comprendre qu’en interrogeant ce que l’amour de transfert – comme tout amour – comporte de tromperie.

La tromperie de l’amour  

L’amour est trompeur parce qu’aimer c’est vouloir être aimé. Ou dit autrement, en aimant l’autre, c’est nous mêmes que nous aimons. C’est ce que Lacan laisse entendre en disant que : « l’objet aimé est […] strictement équivalent à l’idéal du moi[5] ». Ainsi, si l’analysant aime l’analyste en tant qu’il représente son idéal du moi, c’est pour autant que c’est à partir de ce point idéal qu’il se sentira, lui-même, aimé comme moi idéal. L’amour de transfert résulte donc d’une identification spéculaire qui est en résonance avec le fait que le sujet est l’effet du Signifiant et que celui-ci est toujours dans le champ de l’Autre. Mais il y a une autre identification d‘une nature singulièrement différente qui concerne l’objet a dont la pulsion fait le tour. Il en résulte que le sujet est divisé entre le Signifiant – qui vient de l’Autre et qui lui donne un sens – et le Signifiant non-sens qui représente sa jouissance singulière, mais que le sujet ne reconnaît pas car il est refoulé.

Or si l’amour de transfert résulte d’une tromperie c’est parce que le sujet demande à être aimé comme moi idéal. Et c’est précisément ce qui ferme la porte à l’inconscient, en l’empêchant de reconnaître le Signifiant refoulé : ce Signifiant dont il ne veut rien savoir et qui est pourtant ce qui définit réellement son être de jouissance. Lacan en conclut que « l’amour […] est un effet de transfert, mais c’en est la face de résistance[6] », en tant qu’il s’oppose à la révélation de l’inconscient.

Pour que la révélation ait lieu, il faut que l’analyste maintienne la distance entre l’Idéal – soit le point où le sujet se voit aimable – et cet autre point où le sujet se voit causé comme manque par l’objet a. Et : « c’est en ce point de manque [qui cause son désir] que le sujet a à se reconnaître [7] ». Ceci implique que l’analyste a à déchoir de la place d’idéal où l’installe l’analysant pour venir à occuper la place de semblant d’objet a. Ceci implique également que si l’interprétation déchiffre le sens des formations de l’inconscient, elle ne doit pas s’arrêter au sens. « Ce qui est essentiel [dit Lacan] c’est qu’il [le sujet] voie, au-delà de cette signification, à quel Signifiant non-sens, irréductible, traumatique, il est comme sujet assujetti[8] ». Car c’est ce Signifiant non-sens qui révèle ce que l’être de jouissance a de plus singulier et qui détermine la conduite du sujet, à son insu.

Mais la reconnaissance de ce point de manque et de ce Signifiant déterminant ne se fait jamais sans mal et elle nécessite un certain temps. Le temps de se confronter à ce que l’amour de transfert comporte de tromperie. Or, au-delà de ce que je viens d’en dire, la tromperie résulte de l’illusion que l’Autre dispose de ce qui nous manque. Lacan l’explicite en disant : « A persuader l’autre qu’il a ce qui peut nous compléter, nous nous assurons de pouvoir continuer à méconnaître précisément ce qui nous manque[9] ». L’attente de cette complétude laisse donc entendre que plus que d’un amour du savoir, ce dont témoigne l’amour de transfert c’est d’une horreur de savoir sur la castration. Ou pour le dire autrement, l’amour de transfert, ainsi que l’amour tout court, résultent de la passion d’ignorance, soit un ne rien vouloir savoir du manque à être structural qui est à l’origine de la demande d’amour et qui est incomblable par définition.

Mais si l’amour de transfert résulte d’un leurre, il peut virer à la haine, lorsque l’analysant s’aperçoit qu’il n’obtiendra pas la complétude qu’il attendait. Autant dire que le transfert mobilise ces trois passions de l’être que sont l’amour, la haine et l’ignorance. Rien d’étonnant à cela puisque la question sous-jacente à toute demande d’analyse est bien « que suis-je ? ».

La confrontation à la castration inévitable n’engendre pas toujours de la haine, mais elle ne va pas sans provoquer des affects négatifs tels que la déception, la frustration, l’agressivité, voire le désespoir ou l‘angoisse. Or ce qu’il convient de souligner c’est que ces affects négatifs qui se substituent à l’amour de transfert résultent d’une avancée épistémique, c’est à dire d’un gain de savoir. Dit autrement, ces affects négatifs surgissent lorsque le sujet dé-couvre ce qu’il voulait passionnément ignorer. 

Comment se fait cette avancée épistémique ?

L’amour de transfert de l’analysant est causé par l’espoir que le déchiffrage du sens inconscient le guérira de sa souffrance, en tant qu’il apportera une réponse à ce qu’il en est de son désir et de sa jouissance qui s’avèrent problématiques. C’est ainsi que l’analysant s’adonne à la libre association, parfois avec enthousiasme, parfois avec la crainte de ce qu’il va découvrir. Mais il est certain que le déchiffrage lui apporte une satisfaction, voire même parfois une certaine euphorie. C’est ce que Lacan appelle la joui-sens. Néanmoins, les affects qui accompagnent cette joui-sens virent à la déception lorsque le sujet s’aperçoit que la révélation du sens inconscient n’est pas suffisante. En témoigne la question si fréquemment entendue sur le divan, une fois passée l’euphorie du déchiffrage : « Et maintenant qu’est-ce que je fais de ça ? ».

La déception tient également au fait que l’analysant se confronte aux limites de ce qu’il est possible de savoir de l’inconscient. L’analyse peut en effet révéler le fantasme qui soutient le désir et le sens qu’en prennent les symptômes. Cependant si cela constitue la vérité du sujet, celle-ci n’est toujours que mi-dite. Et ceci du fait que, loin d’être conclusif, le sens est fuyant, puisqu’un Signifiant renvoie à un autre Signifiant et ceci à l’infini. De fait, le sens -qui se situe entre le symbolique et l’imaginaire – n’est qu’une tentative d’apprivoiser le réel hors-sens qui est ce dont pâtit le sujet réellement. Or ce réel hors-sens, non seulement ne s’atteint jamais totalement par la parole, mais il est lié au « Y a de l’Un tout seul » qui objecte au rapport sexuel. Dit autrement, ce que l’analysant découvre c’est que l’inconscient n’écrit que la jouissance de l’Un tout seul. Et cette jouissance n’est pas liante car, contrairement au rêve d’Éros, la jouissance de l’Un et la jouissance de l’Autre ne sont pas complémentaires. Cette découverte, ou plutôt ce dé-couvrement – qui est ce en quoi consiste la révélation ultime de l’inconscient – met donc à nu la tromperie de l’amour. Or si ce dé-couvrement témoigne d’une avancée épistémique, celle-ci déçoit le sujet, puisqu’elle le confronte à la castration, soit à l’impossible complétude qu’il voulait passionnément ignorer.

Cette avancée épistémique dépend pour une part de la position de l’analyste. Ainsi, comme je l’ai dit, il a à déchoir de la position d’idéal, pour se faire le support de l’objet a. En revanche, la façon de réagir face à cette avancée épistémique ne dépend que du choix éthique de l’analysant. Celui-ci peut en effet ne pas supporter ce qu’il est en train de découvrir sur la castration et c’est là que l’amour du sujet supposé savoir peut virer, non seulement à l’horreur de savoir, mais à la haine. Ou au contraire, il peut l’assumer tant bien que mal, tout en souhaitant en savoir un peu plus sur ce qui reste de la castration, afin de s’en faire une conduite. C’est ce que Lacan appelle l’identification au symptôme.

C’est là que la question « Et maintenant qu’est-ce que je fais de ça ? » prend toute sa portée. Le sujet a en effet le choix entre se faire une conduite de « ce qu’il y a » et qui est ce qui reste de la castration ; ou au contraire continuer à rêver de « ce qu’il n’y a pas », à savoir l’impossible complétude. Dans le premier cas, les affects négatifs liés à la déception disparaissent peu à peu, au profit d’une nouvelle satisfaction liée à un nouveau « savoir y  faire »  avec la jouissance mise en scène dans le symptôme, mais qui est aussi celle qui détermine les actes et les dits du sujet, à son insu. Dans le deuxième cas, les affects négatifs persistent et peuvent se retourner contre l’analyste ou contre soi-même. Ainsi le sujet peut désespérer en pensant que s’il n’obtient pas ce qu’il attendait, c’est parce qu’il s’y prend mal, ou accuser l’analyste d’incompétence, ou se plaindre de l’inefficacité de l’analyse etc.

On peut donc dire pour résumer que l’efficace du transfert se démontre par cette avancée épistémique et que celle-ci trouve sa limite dans la position éthique du sujet.

Mais pour quoi le sujet a tant de mal à reconnaître et à assumer ce réel de la jouissance de l’Un tout seul ?

D’un côté parce que cette jouissance le confronte, certes, au fait que le Un de la complétude n’est qu’une illusion. Mais aussi parce que même lorsqu’on localise l’objet a du côté de l’Autre, cet objet reste un point d’interrogation, du fait que le sujet ne le reconnaît pas comme étant ce qui définit son être de jouissance. Et s’il ne le reconnaît pas c’est parce que le réel, hors-sens, de cette jouissance opaque l’angoisse, en tant qu’il le destitue comme sujet. Ce qui institue le sujet, ce qui subjective, c’est le sens. Or, dit Lacan : « Il n’y a de surgissement du sujet au niveau du sens que de son aphanisis [de sa disparition] en l’Autre lieu, qui est celui de l’inconscient[10] ». D’où la division du sujet, du fait que dès qu’il est représenté par le Signifiant unaire (S1) – qui surgit dans le champ de l’Autre et qui lui donne un sens – il disparaît comme sujet dans l’inconscient sous le Signifiant binaire (S2). Ce qui implique que l’inconscient est un savoir sans sujet. Ainsi, poursuit Lacan : « ce dont le sujet a à se libérer c’est de l’effet aphanisique du Signifiant binaire[11] ». Et c’est grâce à cette libération qu’il peut en fin d’analyse s’identifier à son symptôme et se satisfaire de son nouveau « savoir y faire ».

Or, ce « savoir y faire » ne doit rien au transfert, il en marque plutôt la fin. Il ne doit rien, non plus, au savoir-faire de l’analyste. Notons, cependant, que le savoir-faire de ce dernier se différencie de tout autre traitement du symptôme en ceci : que loin de vouloir l’éliminer à tout prix, il pointe ce que le symptôme comporte de jouissance inéliminable. Dit autrement, ce qui spécifie le traitement du transfert et du symptôme par le discours analytique c‘est la prise en compte de ce qu’ils ont en commun, à savoir l’objet a, cause du désir et déterminant du plus-de-jouir. Et c’est bien à cette condition que l’analysant peut reconnaître cette jouissance insue qui le faisait souffrir, et en faire quelque chose de satisfaisant. Néanmoins le « savoir y faire » de fin d’analyse ne dépend que du choix éthique de l’analysant. Ce choix est à entendre comme la position adoptée par le sujet par rapport au réel et non pas par rapport aux idéaux. Ainsi, ce choix implique que le sujet consent à soustraire l’objet a du Un de la complétude. Ce qui revient à dire qu’il assume la castration et qu’il se satisfait (au double sens du terme) de la jouissance qui en reste, même si elle garde toujours une part de mystère.

On peut donc dire pour résumer, que s’il n’y a pas d’analyse sans transfert au sujet supposé savoir, la fin du transfert implique d’assumer : que si ce qui détermine l’être de jouissance est du côté de l’inconscient, celui-ci est un savoir sans sujet. Or paradoxalement, c’est lorsque qu’on consent à ce savoir sans sujet, qu’on sait y faire et s’en satisfaire.

Pour illustrer ce « savoir y faire », Lacan a souvent évoqué l’artiste. Par ses œuvres, l’artiste témoigne en effet qu’il sait y faire avec sa jouissance inconsciente. Il sait en faire un tableau, lorsqu’il s’agit de l’objet regard, un poème ou une chanson, lorsqu’il s’agit de l’objet voix, etc. Or   dans ce « savoir y faire », le sujet n’y est pas tout à fait. Une œuvre d’art n’est pas, en effet, que le résultat de la seule volonté consciente du sujet. L’artiste se laisse plutôt téléguider par l’objet de sa jouissance inconsciente et/ou par le réel de lalangue. C’est ce que Picasso laissait entendre en disant : « La peinture est plus forte que moi, elle fait de moi ce qu’elle veut ». On ne peut pas mieux dire que la jouissance inconsciente qui le téléguidait, le destituait comme sujet. Mais, loin d’en souffrir, il s’en satisfaisait. Preuve qu’il s’était libéré de l’effet aphanisique du Signifiant binaire. Et ceci du fait que si cette jouissance lui restait pour une part énigmatique, il y reconnaissait ce qui lui était le plus intime, le plus singulier.

Ajoutons que c’est cette même jouissance énigmatique qui téléguide le choix de l’objet amoureux. C’est ce que Lacan laisse entendre dans Encore, lorsqu’il dit « Tout amour se supporte d’un rapport entre deux savoirs inconscients[12] ».

On peut donc dire pour conclure que l’opération analytique consiste, d’un côté à dévoiler la tromperie de l’amour de transfert et de l’autre côté, à assumer ce que le sujet ne supportait pas, à savoir sa destitution subjective par l’objet a et les diverses occurrences du réel. Car de fait, c’est ce réel et cet objet destituants qui font être réellement, en tant qu’ils permettent de répondre à la question : que suis-je ? S’identifier au symptôme implique en effet que la réponse à cette question est « je suis ce mode de jouissance qui détermine tous mes actes et mes dits ». Contrairement au sens des identifications idéales dont se pare le sujet, cette jouissance ne trompe pas, même si elle garde toujours une part de mystère. Et ceci du fait que – non seulement elle ne doit rien à l’Autre – mais elle se manifeste toujours identique à elle-même.

 

[1] LACAN, J., Séminaire I, Les Écrits techniques de Freud, Paris : Seuil 1975, p.163.
[2] LACAN, J., Introduction à l’édition allemande des Écrits, Scilicet 5, p.14.
[3] LACAN, J., Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris : Seuil, 1973, p.119 et p.229.
[4] Ibid., p.119.
[5] LACAN, J., Séminaire I, Les Écrits techniques de Freud, Paris : Seuil 1975, p.145.
[6] LACAN, J., Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris : Seuil, 1973, p.228-229.
[7] Ibid., p.243.
[8] Ibid., p.226.
[9] Ibid., p.121.
[10] Ibid., p.201.
[11] Ibid, p.200.
[12] LACAN, J., Séminaire XX, Encore, Paris : Seuil, 1975, p.131.