Die Übertragung, deuxième découverte de Freud

En allemand, le verbe übertragen est très prolifique, en voici quelques exemples : das Spiel wird übertragen = on transmet le match, mais aussi une maladie, un héritage, on transfère une somme d’un compte à un autre, un fichier d’une clé vers l’ordinateur, on traduit un texte d’une langue à une autre, on charge quelqu’un d’une tâche, d’une fonction. Et en tant qu’adjectif on trouve très couramment  im übertragenem Sinn, ce qui ne désigne rien d’autre qu’une … métaphore. Et là, nous sommes très près de ce que fut pour Freud la Übertragung dans un premier temps. Il écrit dans le chapitre VII de la Traumdeutung : « La représentation inconsciente ne peut, en tant que telle, pénétrer dans le préconscient que si elle s’allie à quelque représentation sans importance qui s’y trouvait déjà, à laquelle elle transfère son intensité et qui lui sert de couverture – c’est là le phénomène [der Übertragung] du transfert[1] ». Vous aurez noté dans ces exemples qu’à chaque fois il s’agit d’un déplacement, une chose advient à une place où elle n’était pas auparavant et peut prendre  une signification inédite jusqu’alors, ce qui nous amène, avec ces deux autres éléments que sont l’inconscient et l’association libre au cœur même de la psychanalyse : un mot qui échappe, qui résonne différemment, un lapsus, et voilà que ce qui était identifié et identifiable ne l’est plus, que la place à laquelle on se croyait assigné vacille, qu’on constate qu’on ne maîtrise même pas ce que l’on dit. Autrement dit, ce que Freud met à jour ici c’est que cette Übertragung, ce déplacement d’une représentation sur une autre, d’un mot sur un autre « connecte le sujet qui parle à l’inconscient qui sait[2] ». Savoir étrange mais qui ouvre à l’analyste la place d’où il peut entendre et répondre.

La Übertragung, telle que nous l’entendons évidemment aujourd’hui en tant que déplacement, transport  sur la personne de l’analyste, Freud en parle pour la première fois dans les « Études sur l’hystérie », notamment dans la dernière partie « De la psychothérapie de l’hystérie » : « …il est presque inévitable que la relation personnelle au médecin ne se mette, au moins pour un temps et de façon exagérée au premier plan[3] ». Freud, à la recherche de nouveau sur la sexualité qu’il suppose être à l’origine des névroses, tombe sur l’amour. Et, c’est bien connu, là où tombe l’amour, commencent les problèmes.

Dans  Abriss der Psychoanalyse, « Abrégé de psychanalyse » datant de 1938, Freud consacre quelques pages au transfert. Je vous propose de regarder donc ce qu’il en dit dans ce texte quasi testamentaire, et ensuite de retracer le chemin parcouru depuis les « Études », ses avancées, ses impasses.

L’analyse, dit Freud, n’est pas un long fleuve tranquille où l’analysant amènerait le matériel et accepterait docilement les traductions de celui qui pourrait se plaire à se prendre pour un guide de haute montagne. Il sera vite ramené sur le plancher par des choses surprenantes. Le plus étrange en est le transfert. L’analyste devient la réincarnation d’une personne importante de l’enfance, généralement père ou mère, mis en place d’idéal. Et des sentiments et réactions originairement adressés à eux sont déplacés sur l’analyste. Cette Übertragung ne peut être qu’ambiguë, tantôt positive, teintée de tendresse, tantôt négative, teintée d’hostilité. Positive, elle rend les  plus grands services : 1. Elle devient le moteur-même du travail, l’intention de guérir basée sur la raison laisse la place à la volonté de plaire à l’analyste : l’analyse avance, les symptômes disparaissent, le patient semble guérir. 2. Mis à la place du père ou de la mère, origine du Surmoi, l’analyste se trouve investi du même pouvoir et de la possibilité d’exercer une sorte de rééducation, de correction des erreurs parentales. 3. Dans le transfert, l’analysant met en œuvre, agit, une partie importante de son histoire dont il lui aurait été impossible de parler aussi clairement. Négative, elle vire 1. en un désir érotique à l’image de celui adressé jadis au père. 2. La fin de non-recevoir des avances, exigée par Freud de la part de l’analyste transforme l’amour en haine à son égard et met la poursuite du travail en danger. 3. Même les avancées et succès acquis sous l’emprise du transfert positif sont balayés comme s’ils n’avaient été que des produits de suggestions. Et Freud en tire les conséquences techniques :1 : L’analyste ne doit en aucun cas abuser du pouvoir dont il est investi dans le transfert positif. Sa tâche n’est pas d’être modèle, voire idéal pour l’analysant et de remplacer ainsi une dépendance ancienne à l’égard du Surmoi par une nouvelle.2. Il doit sans cesse démontrer que les investissements libidinaux ne sont que des mirages du passé. 3. Il faut qu’il avertisse l’analysant de cette possibilité et qu’il soit particulièrement attentif aux premiers signes du revirement toujours possible du transfert en sa face négative. Et c’est ainsi que l’on prive la résistance d’une arme puissante.

Répétition, suggestion, résistance : voilà les trois termes clé de la réflexion freudienne concernant le transfert.

Dès les « Études », le transfert apparaît comme une répétition : dans le passé, refoulement d’un désir, dans le présent de la relation au médecin réapparition de ce même désir clandestin, autrement dit, une connexion fausse, une mésalliance, dit Freud.  Et comme toute répétition, elle serait interprétable et à interpréter comme nouvelles éditions des tendances et fantasmes inconscients: « Vous vous trompez de personne ». Seulement, si l’interprétation des rêves à partir des associations du patient est aisée parce que l’analysant lui-même en livre le texte, celle du transfert doit se faire sans concours du patient, elle est entièrement à la charge de l’analyste. Et le risque est qu’il pèche par arbitraire. Arbitraire qui du coup tient de la suggestion et qui en tant que telle sera rejetée par le patient.

Dans les écrits techniques à partir de 1912, Freud essaiera de différencier la psychanalyse des autres méthodes, d’abord quant à cette question de la suggestion, puis pour y aborder l’autre face du transfert : la résistance.

Freud constate que dans les institutions dans lesquelles on ne traite pas la névrose par l’analyse, l’amour de transfert existe bel et bien, peut même atteindre le paroxysme d’une complète sujétion. Le phénomène du transfert est donc propre à la névrose et non pas à la technique psychanalytique[4].  Mais contrairement aux autres méthodes, cet amour est destiné à être mis à jour, à être analysé et à contribuer ainsi à la guérison[5], là où l’hypnose renforce le refoulement en interdisant le symptôme sans s’intéresser à son origine[6]. Si la suggestion est bien un outil du travail analytique, elle vise à favoriser le travail psychique pour une amélioration durable de la situation psychique du névrosé[7], avec comme résultat que l’analysé soit capable de prendre seul des décisions, sans mentor[8]. Et Freud de conclure que contrairement à l’hypnose, la suggestion dans la psychanalyse reste calculable, du moins jusqu’à une certaine limite. Prudence donc…

Nous le savons par Freud lui-même, il impute l’échec de l’analyse de Dora aussi à une erreur dans le maniement du transfert, mettant à jour l’autre face du transfert : la résistance. Rappelons-nous ce que Freud, au début, entend par résistance : l’association apparaît à la manière d’un symptôme, est donc déjà un substitut du refoulé déformé par la résistance, et les associations s’arrêtent à l’approche du noyau pathogène. C’est ici que Freud situera la pulsion, silencieuse. Partant, Freud pensait que, si l’analysant rejette une interprétation, celle-ci éveillerait néanmoins  des souvenirs et fantasmes. La résistance à la remémoration  reproduit alors ces éléments sous une forme agie dans le transfert. Interpréter le transfert forcerait l’analysant à admettre la véracité de l’interprétation, autre nom de la suggestion avec son corollaire du risque de l’arbitraire. Dans « La dynamique du transfert » Freud théorise la spécificité du lien entre transfert et résistance, particulièrement forte dans la psychanalyse. Quel en est  le mécanisme ? Dans la névrose, une part de la libido est introvertie et perdue pour la réalité car accrochée aux imagos infantiles. Le but de l’analyse est d’aller à la recherche de celle-ci et de la réorienter vers la réalité. Inévitablement, les mêmes forces qui étaient la cause de cette régression s’activent pour conserver cet état pathogène. Cette résistance-là n’a rien d’originale et est présente à chaque pas de l’analyse. Mais lorsque l’on approche de la racine inconsciente du complexe, au point que la prochaine association devrait en témoigner, la résistance atteint son paroxysme et produit une idée qui est un compromis entre la résistance et la recherche de la vérité. C’est à cet endroit qu’apparaît le transfert, lorsque quelque chose du complexe peut s’accrocher à la personne du médecin, et l’effet en est l’arrêt des associations. L’idée du transfert était déjà là en tant qu’elle se destine d’emblée à servir la résistance, au point que ce sera là, sur le terrain du transfert que toutes les batailles seront livrées. Mais comment se fait-il donc que le transfert soit ce moyen privilégié de la résistance ? C’est parce qu’il y a deux sortes de transfert : positif,  et négatif. La face positive se divise d’un côté  en sentiments tendres capables d’être rendus conscients, et de l’autre côté des élans purement érotiques restant inconscients. Et ce sont donc ces derniers, érotiques, et le transfert négatif, hostile, qui sont à l’oeuvre dans la résistance. En rendant conscient ce transfert, on écarte ces sentiments du médecin, et seule la face positive tendre reste active et contribue au succès de la cure. Mais Freud conclut l’article en maintenant l’idée du transfert comme répétition, et en appelant la cure un combat titanesque entre le médecin et le patient, entre intellect et vie pulsionnelle, remémoration et Agieren qui se joue presque exclusivement sur le terrain du transfert. Cette fin un peu théâtrale fait sentir l’embarras de Freud notamment devant cette distinction peu convaincante entre sentiments tendres et élans érotiques.

Trois ans plus tard, en 1915, Freud consacre à nouveau un texte à la question du transfert : Bemerkungen über die Übertragungsliebe, texte qu’il considérait comme le meilleur des écrits techniques. De la dynamique à l’amour, rien que le titre indique un changement de perspective. En 1907 devant la Société psychanalytique de Vienne (30 janvier) il avait dit : « Le patient est contraint de renoncer à ses résistances afin de nous plaire. Nos cures sont des cures d’amour ». Mais alors un amour factice, de pacotille, ravalé. Au cœur du texte sur l’amour de transfert se trouve cette phrase du coup étonnante : « Rien ne nous donne le droit de dénier à l’amour apparaissant dans la cure analytique le caractère d’un amour vrai[9] ». Si la situation analytique tient du semblant, l’amour de transfert est irruption d’une réalité, dont l’analyste ne peut plus se dégager par un simple appel au renoncement ou à une sublimation de la part du patient. La demande et le désir sont essentiels pour le travail analytique, vouloir l’ignorer est un non-sens analytique. L’amour, obstacle à la cure, devient dès lors le moteur. Car l’amour ne s’interprète pas, il est déjà une interprétation et très exactement une interpellation du désir de l’Autre, de l’Autre comme désirant[10]. Je cite Freud : « On doit supposer que la résistance se sert de l’amour pour mettre l’analyste à l’épreuve ; et en cas de complaisance de sa part, il doit s’attendre à une admonestation de la part de l’analysant[11] ». Car ce dont il s’agit c’est de soutenir le désir. Freud est très clair : il ne s’agit pas de morale ou de décence. C’est une question d’éthique. L’amour de transfert a ceci de particulier qu’il est produit par l’analyse-même. Il n’y a donc pas de raison pour l’analyste d’y voir l’effet des qualités de sa personne et encore moins d’en tirer quelque gloire. Et là où l’amour de transfert pourrait en tenter certains (surtout les jeunes, dit-il) d’y répondre, Freud leur rappelle sans ambiguïté que l’éthique exige de refuser la jouissance ainsi offerte, qu’il leur revient de désirer, désirer de faire avancer le patient sur son chemin.

Quelques mots encore pour conclure : le champ du transfert est un exemple, parmi tant d’autres, de la rigueur freudienne, de son courage aussi de remettre sans cesse en cause ce qui dans la théorie semble éblouissant mais qui se trouve contredit dans la pratique. Et ce, ne l’oublions pas, dans un environnement déjà hostile à l’analyse. La démarcation par rapport aux autres techniques, ô combien actuelle de nos jours, est au prix de cet effort-là et, me semble-t-il, spécialement sur le terrain du transfert, encore et toujours.

N’oublions pas  les prolongements de cette recherche freudienne dans ce qui reste l’analyse la plus profonde du transfert dans son affinité avec la suggestion : Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921). Si aujourd’hui nous voulons comprendre quelque chose du malaise dans la démocratie, du succès que connaissent les Führers de toutes sortes, elle sera notre point de départ.

N’oublions pas non plus, qu’à partir du constat que « l’analysant n’arrive pas à caser tous ses conflits dans le transfert », et « l’analyste ne peut non plus réveiller tous les conflits pulsionnels dans le transfert[12] », Freud en arrive à ce qu’on pourrait appeler sa troisième découverte : la pulsion de mort qui révèle qu’il y a une autre résistance à la guérison dont l’origine se situe « Au-delà du principe de plaisir » (1920), autrement dit, que le pulsionnel en jeu n’est pas résorbable dans le remémorer du symbolique.

Il est vrai, et le condensé dans « L’abrégé » le montre, Freud n’a jamais abandonné l’idée selon laquelle le transfert équivaut à une répétition, même s’il atténue cette thèse dans « L’amour de transfert », disant que l’essentiel n’est pas là.  Evidemment, l’analysant sait que l’analyste n’est pas sa mère, son père.  D’approcher la répétition comme un passé qui reviendrait dans le présent méconnaît que ce qui revient est d’abord affaire  de représentations, de signifiants. L’inconscient insiste et répète, répète encore, un terme, un phonème, une signification.  La conception freudienne  implique que les affects de transfert ne diffèrent en rien des affects d’origine et bute inévitablement sur un roc.  A ne prendre en considération que l’antériorité temporelle et réduire le transfert à une substitution de personnes, Freud néglige ce qui dans le transfert ne tient pas de la répétition justement, à savoir l’ouverture sur le fantasme et son objet, structurellement premier[13]. Alors qu’il note, toujours dans « L’amour »,  que le phénomène de l’amour de transfert n’a aucun mal à passer d’un analyste à un autre, puis un autre encore chez les névrosés, mettant en lumière le peu de valeur de l’objet spéculaire[14].

A ne voir dans l’arrêt des associations, dans le silence, qu’une manifestation du transfert dans sa face de résistance, il est amené à vouloir arracher l’aveu, bouchant ainsi l’ouverture sur un savoir, celui-là même qui est le plus long à émerger dans l’analyse, ce savoir concernant le fantasme, si banal aux yeux de l’analysant, qu’il n’en parle pas et qui tient sa valeur d’être soustrait au transfert justement[15].

A faire de l’analyste cette figure neutre qui aurait à se dégager du transfert, Freud fait l’impasse sur le fait que la présence et le silence de l’analyste incarnent aussi l’Autre du désir dans sa face énigmatique et relançant de ce fait même la construction du fantasme qui y répond[16].

Alors qu’il reconnaît la place de la demande, il méconnaît ce qu’elle a de spécifique dans l’analyse, et qui fait de l’amour de transfert non seulement un amour vrai, mais un nouvel amour, adressé au savoir.

Dans la 28ème  Conférence Freud dit qu’à la fin de la cure le transfert doit être liquidé[17]. Lacan, s’il a tracé la voie vers la fin possible d’une analyse, n’a jamais parlé de la fin du transfert. Il en appelle au maintien sous forme de  transfert de travail, ce à quoi nous travaillons ici, toujours et encore.

Toutes les traductions sont de l’auteur

[1] Freud S., Die Traumdeutung, Studienausgabe Bd.II, Fischer, Frankfurt a.M., 1972, p. 536.
[2] Silvestre D. & Sivestre M., Le transfert c’est de l’amour qui s’adresse au savoir, Lacan, Miller G. (dir.), Paris, Bordas, 1987, p. 128.
[3] Freud S., Studien über Hysterie, Leipzig/Wien, 1895, p. 232.
[4] Freud S., Zur Dynamik der Übertragung, Studienausgabe Ergänzungsband, Fischer, Frankfurt a.M., 1982, p. 161.
[5] Freud S., Die Übertragungsliebe, Studienausgabe Ergänzungsband, Fischer, Frankfurt a.M., 1982, p. 221.
[6] Freud S., 28. Vorlesung, Studienausgabe Bd.I, Fischer, Frankfurt a.M., 1969, p. 433.
[7] Freud S., Zur Dynamik der Übertragung, op.cit., p. 165.
[8] Freud S., 27. Vorlesung, Studienausgabe Bd.I, Fischer, Frankfurt a.M., 1969, p. 417.
[9] Freud S., Die Übertragungsliebe, op.cit., p. 228.
[10] Silvestre M., Demain la psychanalyse, Paris, Seuil,1987, p. 170.
[11] Freud S., Die Übertragungsliebe, op.cit., p. 223.
[12] Freud S., Die endliche und die unendliche Analyse, Studienausgabe Ergänzungsband, Fischer, Frankfurt a.M., 1982, p. 373.
[13] Cf. Safouan M., Le transfert et le désir de l’analyste, Paris, Seuil, 1988, p. 26.
[14] Freud S., Die Übertragungsliebe, op.cit., p. 220.
[15] Cf. Silvestre M., Demain la psychanalyse, op.cit., p. 150.
[16] Castelbou, A., Les difficultés de maniement du transfert, Mensuel N°22, EPFCL, février 2007, p. 19.
[17] Freud S., 28. Vorlesung, op.cit., p. 435.