Au café avec Roland Gori

Ce texte est la transcription d’un entretien avec Roland Gori réalisé à l’occasion de son passage à Rennes en février 2023. Il était invité par le Collectif des Psychologues du Grand Ouest à présenter son livre La fabrique de nos servitudes[1] et à débattre autour du film de Xavier Gayan Une époque sans esprit[2]. Nous en avons profité pour lui demander de nous parler de son rapport aux « Résistances », thème de notre séminaire collectif rennais de psychanalyse de cette année. C’est avec amabilité et simplicité qu’il a accepté de nous rencontrer pour tenter de répondre à nos interrogations, notamment à partir de son ouvrage. Ce fut autour d’un café, avec Marie-José Del Volgo, dans une ambiance chaleureuse, où l’humour n’a pas été en reste.

 

« Francis Le Port – Quand on a commencé à parler de ce séminaire sur les résistances, j’ai tout de suite pensé à vous, comme à une figure de la résistance.

Roland Gori – Merci.

FLP – Alors je voulais vous poser la question : à quoi résistez-vous Roland Gori ?

RG – Ecoutez, ça, je ne peux pas y répondre comme ça… Comme vous le savez, le terme de résistance, je ne sais pas si je dois le prendre comme un hommage que vous me rendez ou un élément péjoratif que vous m’adressez…

FLP – Comment le prenez-vous ?

RG – Sur les deux bords… Si vous voulez, on pourrait penser, comme certains l’ont dit, que dès lors que l’on s’inscrit dans un dispositif analytique et dans un travail analytique qui va au-delà du temps des séances, comme disait Conrad Stein, finalement tout ce que l’on fait, tout ce que l’on produit est aussi quelque part résistance à l’analyse… Sauf qu’il n’y a pas d’analyse sans résistance… Sauf dans les psychoses, mais bon… et encore… Donc, quelque part, on peut considérer qu’effectivement je continue bien malgré moi, sans le savoir, quelque chose de l’ordre de l’analyse dans tout ce que je fais, jusques et y compris dans ma participation à des luttes sociales, ma contribution à des productions culturelles, mes prestations oratoires, l’ensemble des choses que je peux faire. Si bien que ce serait une résistance à l’analyse, mais qui en même temps permet qu’elle se poursuive. Ceci serait le premier sens, péjoratif, du terme.

FLP – J’ai un peu de mal à entendre : en quoi vos actions résistent-elles à l’analyse ?

RG – Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit. Si vous voulez, j’ai joué sur le caractère amphibologique du mot « résistance », l’ambivalence du mot « résistance », qui peut être pris dans un sens un peu péjoratif. Je pense à ce que certains peuvent dire, qui me revient par le divan et autre : « Ah ! Roland Gori il ne fait plus d’analyse, il fait de la politique ! Il fait de la culture ! » Encore une fois, il n’y a pas d’analyse sans résistances. Donc, d’une certaine manière, ce sont des formes, des enveloppes formelles, des expressions, d’où pourrait se faire pour moi la poursuite de l’analyse, par l’analyse de ce qui l’empêche.

Et puis on peut prendre le terme de résistance au sens que j’ai évoqué un peu hier avec Deleuze, de l’acte de création. Aujourd’hui, dans un univers où il est difficile de faire notre métier de soignant avec des enfants psychotiques ou autistes, où les évaluations formelles prévalent, dans le monde hygiéniste dans lequel on vit, on peut considérer que les positions que je peux prendre sont du côté des luttes sociales. C’est-à-dire quelque part aussi du côté de l’acte de création, qui remet en cause les discours constitués, en essayant de révéler leur impensé, leur impensé social ou leur impensé ontologique.

Enfin il y a quelque chose de plus personnel… Quand je fais allusion à Deleuze, je ne peux pas faire l’impasse sur ce qu’il dit : la première chose qui me vient à l’esprit à propos de l’acte de création comme résistance, c’est la résistance à la finitude de la condition humaine, c’est-à-dire à la mort. Il est évident qu’à partir d’un certain âge, il est absolument impossible de ne pas penser à sa propre mort. Donc, tout ce que je peux faire peut aussi relever d’une certaine manière d’une résistance à l’idée même de ma propre disparition, et à l’urgence de laisser une trace, de ce que j’ai pu, entre guillemet accomplir, au cours d’une vie déjà bien entamée. Il y a ça.

Et puis je crois qu’il y a aussi aujourd’hui chez moi un affect de révolte : je ne peux pas supporter, je ne peux pas accepter le monde si con dans lequel on vit. Ce n’est pas possible. Je ne peux pas accepter par exemple que la HAS prescrive des règles thérapeutiques dont elle ignore complètement la portée, parce qu’elle n’en a même pas la pratique. Je ne peux pas accepter que l’on puisse à l’heure actuelle recruter des universitaires qui sont incapables de parler notre langue, tout simplement parce qu’ils vont nous apporter des points d’impact factor pour les laboratoires. Et ce, alors même qu’ils ont peur des étudiants, qu’ils ne savent pas s’exprimer, qu’ils ne connaissent même pas le métier, mais simplement ils ne savent plus lire l’anglais. Ce monde-là m’est proprement insupportable. Comme m’est insupportable la novlangue dans laquelle on est aujourd’hui plongés, qu’elle s’inspire du numérique ou qu’elle s’inspire de l’anglo-américain, qui est sans doute la langue, comme dit Edouard Glissant, la plus menacée par son propre impérialisme. Glissant a une très belle phrase dans son livre sur l’imaginaire des langues[3]. Il dit : « Bien sûr, que l’américain se transforme en espéranto, c’est très grave. Bien sûr, ça menace la langue française, la langue italienne, la langue créole. Mais ça menace la langue anglaise elle-même, du fait même qu’elle perd ses obscurités, qu’elle perd ses énigmes, qu’elle perd son potentiel de création. »

Il y a chez moi aujourd’hui, véritablement, et c’est peut-être le premier geste de la résistance, un affect de révolte : ça ne peut pas être supportable. Je pense au philosophe Desanti, qui dit être entré dans la résistance le jour où il a vu dans Paris des miliciens français emporter des enfants juifs. Il dit qu’à ce moment-là, il a mis la main à sa poche-revolver. Donc, il n’a pas pensé l’antinazisme, il n’a pas pensé à entrer dans la résistance, il a eu un geste de révolte. Il y a là quelque chose… C’est non !

Je crois qu’aujourd’hui pour moi, il y a quelque chose à quoi je dis « non ».

Quand je pense aux pitreries d’Olivier Véran, sur la création du parcours Monpsy, c’est complètement aberrant ! Quand je vois, après ce qu’on a pu connaître dans ma génération, qu’aujourd’hui il n’y a plus aucun professeur de psychiatrie ou de pédopsychiatrie qui n’ait l’expérience de l’analyse, ou qui n’ait véritablement une formation universitaire en phénoménologie, en psychothérapie institutionnelle, en philosophie, ou en freudisme pour aller très vite, il y a quelque chose qui me paraît totalement aberrant. Et je ne crois pas que ça serve la cause des neurosciences. Je crois que ça sert une idéologie qui vise à naturaliser les symptômes de souffrance psychique… Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question… Voilà déjà les premiers mots que je pourrais dire.

Elise Brindejonc – Oui. Nous avions établi quelques questions, mais là vous avez traversé toute notre ligne, alors peut-être que ça va se reprendre un peu…

RG – Vous ne pensiez pas que j’allais rentrer dans vos questions ?

EB – Le contraire nous aurait étonné !

RG – Oui, ça serait montrer le contraire de ce que je veux dire.

EB – Tout à fait, mais bon, comme il faut bien s’arrêter quelque part, on a dû poser des mots… A vous lire et à vous écouter aussi, on a le sentiment que vous vous situez aux confins des champs psychanalytique, politique, et aussi social.  C’est quelque chose qui a beaucoup résonné…

RG – Je suis dans l’indisciplinarité.

FLP – Joli néologisme.

RG – Ceci dans une culture où la taylorisation des théories et des pratiques n’est finalement qu’un habitus de fragmentation. Ce n’est pas simplement la division du champ social, c’est aussi la division du champ psychique, et l’empêchement au niveau psychique de faire des liens. Ça m’est totalement insupportable. Et c’est vrai que les gens que j’ai pu estimer dans mon parcours, ce sont des gens qui n’étaient pas enfermés dans un champ disciplinaire étroit ou dans une école. C’est pour cela que j’ai beaucoup d’estime et d’admiration pour des gens comme Conrad Stein et d’autres, qui en plus ne mettaient pas en valeur leur culture. Stein parlait l’allemand, puisqu’il était né en Allemagne, et il rigolait beaucoup des titres de Laplanche, de ses traductions : il disait que lui, il avait appris la langue allemande au sein de la nourrice, et que l’hilflosigkeit par exemple, ça n’avait rien à voir avec le désêtre. Il disait : « Ma grand-mère, quand un fiacre passait et ne nous prenait pas, alors elle disait qu’on était dans l’hilflosigkeit : on était démunis. »

Pour dire les choses simplement, je crois qu’il y avait chez un certain nombre d’analystes de la génération d’avant la mienne, une culture… parce que la mienne, elle fait transition, c’était différent déjà, mais il y avait chez ceux qui m’ont formé une culture très vaste, qui ne s’arrêtait pas à la freudologie ou la lacanologie, etc.

EB – L’université était construite comme ça…

RG – L’université a aspiré…  j’en avais parlé avec André Green un jour où il est venu à la maison : l’université à la fin des années 60 a eu cette idée de créer une espèce d’institut de psychiatrie pour aborder plein de champs disciplinaires différents… Ça a été une aspiration, même chez les psychiatres qui n’étaient pas psychanalystes, comme ceux que j’ai connus quand je travaillais à l’hôpital psychiatrique, qui étaient plutôt les enfants d’Henri Ey, même s’ils n’étaient pas dans une formation culturelle large et ample, comme par exemple celle à laquelle invitait Lacan. Ça a été une des forces de Lacan d’inscrire la psychanalyse dans la culture, à l’opposé d’une formation très technicienne du côté de l’IPA. Le lacanisme a été le ventre dur de la résistance à la barbarie technicienne, parce que justement Lacan, d’entrée de jeu, s’est inscrit dans la culture et a inscrit la culture dans l’analyse. Ce n’est pas par hasard qu’il fréquentait les surréalistes, Dali et compagnie… Il y a eu jusqu’au bout dans ses propres recherches, comme vous le savez, cet intérêt pour les mathématiques, ce souci de la linguistique et une grande ouverture à d’autres champs. Et je crois que c’était l’héritage-même d’une vieille tradition psychiatrique. Au niveau de la psychiatrie, il y avait ce souci, même chez les enfants d’Henri Ey, ce souci de la culture. Par exemple, un des derniers représentants de cette tradition, un ami, Edouard Zarifian, mort il y a quelques années, était professeur de psychiatrie à Caen, où il avait fondé la Société de Psychiatrie Biologique. A un moment donné, il s’est aperçu que cette approche de la souffrance psychique et sociale était insuffisante, et il s’est ouvert du côté de l’analyse, du côté de la philo, du côté de la littérature, du champ culturel. Donc, aujourd’hui, on est vraiment dans une culture extrêmement technicienne, extrêmement taylorisée, et on perd justement cet horizon. Je dirais qu’on est dans quelque chose qui est de l’ordre d’une espèce de logique obsessionnelle pour approcher le monde… au mieux…

FLP – Vous n’êtes pas un spécialiste donc…

RG – On peut être spécialiste, à condition de sortir de sa spécialité, ce qui est le cas quand même au passage de tous les grands découvreurs. Et là, il faut faire la différence entre chercheurs et découvreurs. Vous vous rappelez ce que disait Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve. » Et quand De Gaulle a visité le CNRS, il a dit : « J’ai vu les chercheurs… Mais où sont les découvreurs ? ». Je crois qu’aujourd’hui, ce qui est complètement fou et qui me révolte, me met en colère, c’est que l’on pousse les chercheurs à travailler sur des queues de confettis. J’ai un certain nombre d’analysants qui ont des professions extrêmement différentes, mais certains sont des chercheurs de haut niveau. Ce qui est frappant , quand ils parlent de leurs recherches dans leurs laboratoires, c’est qu’on invite les doctorants à travailler sur un fragment de recherche d’un patron, sans qu’à aucun moment on ne les fasse participer à la conception du projet de recherche. En gros, ce sont les petites mains qui participent au ramassage des données, des choses comme ça. Et ça, je trouve que franchement, dans la formation culturelle, morale, intellectuelle de l’humain, c’est un massacre. Ça, je résiste à ça, je ne peux pas comprendre. Vous savez, j’ai fait ma première thèse, et c’est pour ça d’ailleurs que les cognitivistes et comportementalistes ne m’ont jamais trop cherché, sur « l’analyse en clusters du matériel verbal de groupes thérapeutiques ». C’était l’une des premières thèses où le travail était fait par ordinateur pour mettre en corrélation les clusters de marqueurs verbaux avec les changements de position comportementale. Ma deuxième thèse était sur Winnicott. Ceci pour dire que je ne suis pas contre une approche scientifique, positiviste, objectivante. Ce n’est pas ça. Je suis pour quelque chose où l’on ouvre un peu de temps en temps les portes et fenêtres. Que l’on ne reste pas emmuré dans quelque chose de très étroit…

FLP – « La fabrique de nos servitudes », ce que vous appelez comme ça, j’ai trouvé que ça ressemblait à ce que Lacan a développé avec les discours, discours du maître, discours capitaliste. Qu’est-ce que vous en pensez ?

RG – C’est un peu un problème, parce que si je devais me situer par rapport à l’œuvre de Lacan, je ferais partie plutôt de ce que Jean-Claude Milner appelle « le premier classicisme lacanien ». C’est-à-dire le Lacan du congrès de Rome, du discours de Rome de 53, celui qui restitue la valeur de la parole pour montrer ce à quoi nous avons affaire, dans la cure par exemple. Et je suis beaucoup moins attiré, pour ne pas dire à distance, par ce qui est du côté des discours, du S barré poinçon petit a, des mathèmes, de la topologie… Ça ne me parle pas trop. Il y a eu une grande discussion entre Stein, Leclaire et Lacan sur l’écriture, sur ce qu’on peut écrire de l’analyse au sens d’une écriture formalisée et mathématique. On a ça chez Lacan dans le séminaire Encore, où il disait : « La mathématique est notre idéal. »

FLP – Oui, mais il dit aussi que la psychanalyse ne sera jamais le truc mathématique[4]

RG – Oui, c’est une des forces de Lacan, quand on le lit, il déverrouille des significations arrêtées. Le Lacan qui m’a vraiment le plus touché est celui des débuts. Ce n’est peut-être pas un hasard par rapport à ceux qui m’ont marqué dans ma propre formation, qui ont été pour certains des analysants de Lacan, et qui ensuite s’en sont séparés pour rejoindre d’autres groupes, quatrième groupe, APF par exemple. Dans ma propre formation, c’est vraiment le premier Lacan qui m’intéresse, c’est vraiment celui qui restitue la puissance du langage, l’équivocité de la langue. C’est celui-là qui m’intéresse, ce n’est pas le Lacan de la formalisation, qu’elle soit mathématique ou autre.

FLP – Vous critiquez cela dans votre livre, en tant que le structuralisme a eu des effets destructeurs…

RG – Oui, ce n’est pas Lacan qui est en cause, c’est tout un mouvement, le structuralisme, qui nous a apporté la meilleure et la pire des choses. La meilleure, c’est qu’effectivement on a la possibilité de penser l’interdépendance des éléments appartenant à un système. Chaque élément touché déstabilise le système, et l’oblige en quelque sorte à se recomposer. Comme beaucoup, et c’est pour ça que j’ai fait ma première thèse sur l’analyse en clusters du matériel verbal, j’étais un passionné de Saussure et de la plupart des linguistes de l’époque, avant que Recanati vire chez les cognitivistes… Et quand je dis la pire des choses, c’est parce qu’on a chez Lévi-Strauss, chez Lacan, chez un certain nombre de penseurs, quelque chose de l’ordre du dessèchement du vivant, de la perte de la géométrie du sensible, au profit d’une proposition algébrique du monde. C’est ce que je raconte dans mon bouquin. Quand Lévi Strauss nous propose ce système de parenté, c’est formidable. L’impossibilité de faire coïncider les rapports d’échange et les rapports de parenté, c’est merveilleux. C’est beau, ça explique le monde, c’est parfait, sauf que ça ne dit rien en détail de la vie de tel ou tel sujet autochtone dans sa culture. La perte de sens, elle est là. Alors, je crois qu’elle était nécessaire au moment où le structuralisme émerge autour de 1905, 1910. Ça appartient à une époque, d’où mon intérêt pour le fil anthropologique des époques et des savoirs dont j’ai parlé hier. Parce que 1905, c’est aussi Les Demoiselles d’Avignon chez Picasso, c’est aussi le cubisme de Braque, c’est encore ce qu’annonce Cézanne en coupant des épaules de femmes avec les courbures géométriques du cubisme. On est dans une période tellement engorgée et saturée de sens que la capacité de faire surgir une structure formelle, c’est une découverte formidable. Sauf que ce paradigme s’épuise…

EB – Est-ce que vous appelleriez cela une utopie ? Quelque chose qui justement vient là se créer… Est-ce qu’on peut considérer la théorisation, l’invention d’un certain discours à un certain moment comme ce que vous appelez dans votre ouvrage une utopie ?

RG – L’utopie serait quand même plus du côté d’un imaginaire, c’est-à-dire du dépôt dans le savoir de cet acte de création, de cet acte de rupture, c’est-à-dire qu’effectivement, après, on peut avoir un imaginaire de ce que sont les structures. Mais le premier acte, qui consiste en quelque sorte à assécher le trop de sens par l’exhumation, l’excavation d’une structure formelle, ça, c’est un acte qui apparaît à un certain moment dans l’histoire et dans différents domaines, différentes spécialités, la peinture, les mathématiques, la physique… Je pense qu’à un moment donné, il y a un épuisement des paradigmes. Je pense que le structuralisme arrive à un moment où il y a une espèce d’épuisement du paradigme herméneutique, par exemple. Je pense qu’aujourd’hui on assiste à l’épuisement du paradigme néolibéral. Plus personne n’y croit. La bonne nouvelle, c’est que plus personne aujourd’hui ne croit que le néolibéralisme va réduire les inégalités sociales, va apporter la liberté des mœurs par le truchement de la liberté du commerce mondialisé. Plus personne ne croit aux fadaises véhiculées par l’école de Chicago. La mauvaise nouvelle, c’est que tout en n’y croyant pas, on continue de fonctionner avec. Je ne sais pas si je suis clair, mais je pense que dans le milieu de la psychanalyse aujourd’hui, il y a quelque part, c’est ce que j’entends chez les jeunes psychiatres et les jeunes psychologues que j’ai sur le divan, il y a quelque part un épuisement du paradigme lacanien. C’est quelque chose qui est considéré comme un peu desséché.

FLP – Ce qui n’est pas le cas partout…

RG – Ce n’est pas le cas partout, mais encore une fois, faisons simple : quels sont ceux qui aujourd’hui arrivent le mieux à sauver leur mise dans le champ universitaire ? Bon, vous, vous êtes une région un peu à part : parce que l’École de la Cause, il faut bien le dire, a créé dans le milieu universitaire un pôle de résistance fort, avec des gens qui ont pris des responsabilités au niveau de la gestion de l’institution notamment. Mais sinon, partout ailleurs, on a perdu toutes nos conquêtes.

EB – Est-ce que la pratique analytique a perdu pour autant de sa vigueur ?

RG – C’est très compliqué ça, parce que d’abord je ne sais pas ce que c’est la pratique analytique. Il y a des pratiques analytiques. J’aurais du mal à essentialiser la pratique analytique. Ce qui est certain, c’est que la perte d’influence de la psychanalyse dans les institutions n’implique pas pour autant la perte d’audience de la psychanalyse dans la demande de prise en charge des patients. Ce n’est pas parce qu’on a moins « de pouvoir institutionnel » en médecine, en psychiatrie, en psycho, etc., que pour autant on a moins de patients qui viennent demander (parfois après avoir essayé TCC, EMDR, hypnose et autres, médicaments inclus) à être soignés par des psychothérapeutes ou des psychanalystes. Mais quand je parlais d’épuisement du paradigme lacanien, c’était une façon de vous faire réagir bien sûr. C’est parce qu’aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, et ça me parait justifié d’ailleurs, il y a restitution dans la culture de l’importance de l’histoire, de l’importance du vécu. Car quand même, la notion de structure, c’est ce qui lui a été reproché d’ailleurs, quelque part, elle efface l’importance du vécu. Quand Lacan relègue aux oubliettes l’intentionnalité, l’intersubjectivité, etc., il y a quelque chose de cet ordre-là.

FLP – Il en revient ensuite…

RG – Oui, parce que justement, comme vous l’avez dit tout à l’heure, il y a une complexité chez Lacan. Il n’ignore pas l’histoire. Il est très au fait de la connaissance historique. Je ne sais pas s’il a fréquenté Vernant, Marc Bloch, etc., mais en tout cas, ses références sur la manière dont l’histoire s’écrit sont précises : elle n’est pas la restitution de ce qui s’est passé, elle est d’abord écriture, ce que Paul Veyne appelle « le roman vrai ». Donc ça, il le dit et il en parle, d’ailleurs je le cite, je ne sais plus dans quel passage, où il oppose dans la connaissance historique ceux qui sont attachés aux événements et ceux qui sont attachés aux faits sociaux. Et il dit que ce n’est pas du tout la même histoire qu’on écrit. C’est la même chose en psychanalyse entre ceux qui sont attachés aux stades du développement et ceux qui restituent l’importance d’une parole qui reconstruit ce qui a pu se passer et qui la fait exister en même temps. Donc, il rapproche explicitement les oppositions à l’intérieur du champ analytique, de l’opposition à l’intérieur du champ historique entre l’histoire positiviste et l’histoire « des Annales », « le courant des Annales[5] » (Marc Bloch, Vernant, Marrou), le courant des historiens pour lesquels ce ne sont plus les dates des batailles qui comptent, ce ne sont plus les événements historiques qui comptent, mais ce sont les mentalités. Voyez Duby à leur suite …

FLP – Autre question : les moyens de l’asservissement, que vous décrivez dans la première partie de votre livre, passent par le contrôle de l’information, de la formation, avec la programmation des cerveaux, et par la réduction du langage à sa fonction instrumentale de communication, par la dévalorisation de la création artistique et l’idéalisation de « l’auto-entrepreneur de soi-même ». Mais alors, qu’est-ce qui nous amène selon vous à consentir à cet asservissement ? Est-ce que l’idéalisation du winner suffit à cela ?

RG – Ce qui est très difficile dans vos questions et en particulier dans celle-là, c’est qu’on ne peut pas avoir de réponse univoque, dans la mesure où chaque phénomène n’est pas produit par une cause, mais il est surdéterminé. Il est surdéterminé par rapport à des situations données, à des sociétés données, à une époque donnée. Qu’est ce qui nous fait consentir ? Je n’en sais rien… Il y a plein de choses… Ce qui est certain aujourd’hui, je l’ai balbutié hier tout au long de la soirée, c’est que nous sommes dans des sociétés de contrôle. J’en parlais avec mon copain Frédéric Gros, qui est venu présenter mon livre à l’Espace Analytique la semaine dernière. Il dit que la force de ce type de néolibéralisme, c’est d’imposer une absence de liberté au nom de la liberté, c’est-à-dire de faire désirer l’asservissement. Ce n’est pas que l’on consent, c’est qu’on désire d’une certaine manière une aliénation. Et ceci du fait d’un monde complexe, instable, incertain, dont on ne voit pas le potentiel de créativité que comportent l’instabilité et le chaos qui sous-tend ces discours. On a alors besoin d’appui, que l’on cherche dans les dispositifs d’asservissement et de servitude. Après, une fois qu’on a dit ça, on a dit qu’un tout petit morceau de la réponse à votre question. Car c’est aussi la fascination que produit la pulsion de mort pour tout ce qui est automatisme et pour tout ce qui est inanimé, la fascination de se faire disparaître en ne devenant en quelque sorte que l’ombre algorithmique de soi-même. Ça participe aussi quelque part du désir de la satisfaction de la destruction de soi, de son propre anéantissement. Freud en parle explicitement à un moment donné dans « Considérations actuelles sur la guerre et la mort ». Il dit qu’il y a toujours une satisfaction libidinale jusques et y compris dans la pulsion de mort. Donc, se faire disparaître, il y a quelque chose de cet ordre-là. Mais, encore une fois, une fois que je vous ai dit ça, je ne vous ai pas dit grand-chose, parce que tout dépend de la situation, tout dépend du sujet. Je pense qu’on est dans une culture où c’est l’information qui compte, et c’est l’information le vecteur le plus assuré de la société de contrôle des masses et des populations. C’est une des idées à laquelle je tiens le plus. On est dans une culture mondialisée d’un individu-masse. C’est-à-dire qu’il y a une dissolution… Nous, on a beaucoup contesté la notion d’individu : l’illusion qui vient méconnaître l’existence d’un sujet divisé qui surgit entre les signifiants. On a contesté cette notion d’individu pour promouvoir un sujet qui est le sujet des formations de l’inconscient, pour aller très vite. Mais aujourd’hui, ce n’est pas ça qui est en jeu. Aujourd’hui, c’est la dissolution de l’individu en tant qu’individualité (même si c’est une illusion) dans quelque chose qui est la masse du flux de l’information. D’où, en réaction, le besoin de constituer des communautés qui redonnent à l’individu un semblant de consistance.

EB – Alors justement, quid de l’inconscient dans ce processus ? J’entends que ça a été une création à un moment donné…

RG – C’est une hypothèse, l’inconscient. De toute façon, et c’est un grand apport de Lacan, ce n’est jamais à l’inconscient que nous avons affaire, c’est toujours aux formations de l’inconscient.

EB – Oui.

RG – Et Justement, ces formations de l’inconscient, aujourd’hui, c’est ce qui se trouve rejeté ou éjecté de ce qu’on pourrait appeler l’attention culturelle. Tout est mis en place dans la culture pour nous distraire d’un intérêt que l’on pourrait porter aux formations de l’inconscient : le rêve, le lapsus, le symptôme… Aujourd’hui, vous voyez arriver des patients qui vous disent : « Je viens pour gérer ma schizophrénie. » Ils ne sont pas schizophrènes ; ils sont « affectés par la schizophrénie » ou « affectés par la bipolarité ». On a dissocié leur symptôme de ce qu’ils sont. Et cette psychiatrie-vétérinaire là va s’appuyer sur les mouvements sociaux qui vont considérer : qu’on n’est pas schizophrène, qu’on n’est pas bipolaire, qu’on n’est pas hyperactif, mais qu’on est atteint par tout, comme on est atteint par la vérole. Alors, si on dit : « Vous êtes quelque part dans votre symptôme. », on nous répond : « Ah voilà ! Ça, c’est typiquement de la psychanalyse ! On nous infantilise, on nous fait porter la responsabilité, alors que ce que nous revendiquons, c’est la possibilité d’être un autre dans le monde, d’être un autre style de présence au monde. » Ce que constituent tous les groupes d’entraides, par exemple les écouteurs de voix, les hallucinés, tous les groupes de stigmates au sens de Goffman, qui se réunissent autour de leur symptôme pour revendiquer une possibilité d’être au monde différente de la norme. Et dans cette culture-là, les psychanalystes sont des casse-couilles, parce qu’ils disent : « Mais non, vous êtes bien quelque part responsable de votre symptôme, ça veut bien dire quelque chose. » Et eux : « C’est monstrueux, vous nous stigmatisez, vous nous discriminez, nous sommes atteints par un trouble neuro-fonctionnel ou neuro-développemental et nous avons bien d’ailleurs le droit d’être atteint par ce trouble, c’est une maladie et nous ne sommes certainement pour rien là-dedans. » Ça, c’est un point très important, ça donne par exemple, l’impuissance institutionnelle des analystes.

EB – Est-ce que vous voulez bien revenir sur l’utopie ?

RG – Ah, vous y tenez !

EB – J’aimerais bien entendre ce que vous logez là… ?

RG – Bon, d’abord, vous l’avez entendu, l’utopie pour moi ce n’est pas un projet, ce n’est pas un programme, ce n’est pas un ensemble de significations, c’est un point de rupture dans une signification constituée pour faire surgir ce qu’elle « impense », ce qu’elle refoule en tant qu’impensé. Donc, ça veut dire quoi ? Je vous donne un exemple avec Foucault… C’est à propos des hétérotopies… Ceux qui n’ont pas été capables de rêver qu’ils conduisaient un bateau dans le lit de leurs parents, ceux-là, il leur manque quelque chose quelque part, la possibilité de rêver le monde autrement qu’il n’est… C’est quand même de ça dont il s’agit, c’est-à-dire que l’utopie, c’est la possibilité de faire surgir du rêve dans un quotidien constitué.

EB – Chose qui a lieu actuellement en bien des endroits…

RG – Ah bon ? Vous trouvez ? Moi pas.

EB – Je pensais à… C’est aussi un homme de la Méditerranée, du sud : Alain Damasio. Est-ce que ce nom vous parle ?

RG – Bien sûr, bien sûr. J’ai Les Furtifs[6], que je dois terminer, dans mon sac.

EB – Ah, très bien, parce que chez lui, pour le coup, il y a un traitement de la langue et un traitement du champ politique…

RG – C’est génial !

EB – On est d’accord.

RG – Je ne connaissais pas, je découvre Damasio. « La horde du contrevent [7]» m’a été offert par un libraire à Lyon, il y a des années et je ne l’avais jamais lu. C’est un patient qui m’en a parlé : « Vous savez, c’est aussi ce que vous racontez dans vos bouquins. » Je ne le retrouvais plus, alors je vais acheter ce livre, je commence à le lire, et c’est effectivement génial. Ça m’a donné envie de rencontrer Damasio, que je ne connais pas.

EB – Parce que cette question que vous abordez comme cela, l’utopie, ça me faisait résonner avec certains qui traitent la question de la langue. Je pensais aussi à Sandra Lucbert.

RG – Oui, que j’adore !

EB – Que vous évoquez, et qui dit, dans une conférence à Lundi Soir, que la littérature et la psychanalyse lui permettaient de lutter contre l’ordre hégémonique.

RG – C’est la même maison d’édition que moi[8].

EB – Et de fait, c’était aussi ma question, parce que je n’entendais pas trop résonner la question de la psychanalyse. Là où j’entendais l’utopie dans la fiction, dans la narration, je n’entendais pas résonner cette question de la psychanalyse, enfin de la pratique analytique. Il y a aussi ce que vous disiez de l’association libre comme révolutionnaire… Est-ce que la pratique analytique reste aussi quelque chose d’une résistance ?

RG – Mais ça, dans tous mes bouquins précédents, c’est quand même ce que je raconte. A partir du moment où on entend autre chose que ce qui se dit comme signification constituée dans le discours, on est de toute façon dans l’utopie. La connaissance tragique, le pathei mathos, qu’apporte l’analyse… C’est de toute façon un ordre insurgé. Je pense que c’est aussi pour ça que la culture, la civilisation tente à tout prix de nous éradiquer. C’est parce que ce qu’on propose… j’en parle dans mon bouquin à propos des situationnistes et des surréalistes : la possibilité de dépayser comme ils le faisaient, par exemple de transformer les rues de Paris en rues de Chine en inversant les plaques, en mélangeant les choses… C’est faire bouger l’ordre. C’est pour ça que je déteste Le Corbusier, vous l’avez compris, parce que lui, il est en plein dans le fonctionnalisme, une belle saloperie.

EB – Je ne sais pas si vous avez vu sur les dalles à Rennes : il y a des ronds avec des mots gravés. C’est une création des oulipiens, qui semblent encore à l’œuvre. Ces mots livrent quelque chose de poétique, qu’on les lise dans un sens comme dans l’autre… Je pense aussi à eux…

RG – Tout à fait ! Mais les situationnistes s’inscrivent dans le sillon des oulipiens. Là où je situe l’utopie, ce n’est pas dans le texte des mots qui sont mis dans les pavés, c’est dans l’acte même de le faire.

EB – Oui, oui…

RG – Ce ne sont pas les énoncés qui m’intéressent.

FLP – C’est l’habitus ?

RG – C’est l’énonciation. L’habitus, c’est si on veut parler comme Bourdieu. Mais si on veut parler plus en termes pragmatiques, linguistiques ou analytiques, c’est l’énonciation. C’est l’énonciation utopique qui m’intéresse ; les énoncés utopiques ne m’intéressent pas. Une fois qu’ils sont énoncés, ils sont morts.

FLP – Là, vous rejoignez Lacan…

RG – Oui, mais encore une fois, j’ai beaucoup d’estime pour son travail. Des gens avec qui j’étais en formation étaient des analysants de Lacan. Ce n’est pas un problème. J’ai d’excellents rapports avec différents chefs de file d’écoles lacaniennes. Le problème n’est pas là. Je suis sur la position de Perrier : Lacan nous a apporté le meilleur et le pire.

FLP – Il le dit un peu d’ailleurs, mais Freud l’a dit avant lui : il disait déjà qu’il apportait le pire en Amérique.

RG – Non, ce n’est pas vrai : c’est apocryphe ; c’est quelque chose qui circule… Roudinesco l’a très bien mis en évidence : Freud n’a jamais dit qu’il apportait la peste aux Etats Unis. C’est apparemment une phrase apocryphe qui a circulé à partir de Jung. Mais bon, je n’ai pas fait de recherche là-dessus…

Marie-José Del Volgo – Mais ça n’a pas le même sens que ce que dit Roland.

EB – Oui, justement, vous pouvez en dire quelque chose ?

RG – Oui, je ne veux pas trop me centrer là-dessus, mais pourquoi pas ? Pour moi, du côté du meilleur, il a quand même amené un certain nombre d’analystes français et au-delà, à aller lire Freud dans le texte. Ça, c’était quand même quelque chose qui était incroyable, au moment où circulaient des digests d’un freudisme quelque peu appauvri. C’est tout à fait formidable également d’avoir remis au centre du dispositif le seul médium que nous ayons, c’est-à-dire la parole. Sur l’épistémologie de la psychanalyse, Lacan est celui qui a le plus apporté. Pour moi, c’est incontestable. Son immense érudition, son immense culture, et quelque chose aussi de l’ordre de ce que j’ai appelé l’indisciplinarité, lui ont permis de retrouver le sens de l’analyse. Alors, que l’on croie ou non à la passe, que l’on croie ou non à la chute du petit a, au grand Autre, qu’on adhère ou pas à cette histoire du désêtre, peu importe. Lacan a essayé, comme d’autres, mais mieux que d’autres, d’inscrire dans un langage analytique ce qui est la fin de l’analyse. Il l’a ainsi détachée des critères comportementalistes traditionnels : on est guéri quand on n’a plus de symptômes, quand on travaille, quand on est heureux en amour, quand on baise, etc.. Ça, ce sont des critères comportementaux ; ce ne sont pas des critères analytiques. Lui, quand il parle justement de ce moment de chute de petit a du grand Autre, c’est un langage qui est endogène à la psychanalyse. De la même manière, quand il a parlé des sociétés analytiques comme associations de défense contre l’inconscient, il est évident qu’il montrait bien la fonction d’aliénation de l’institution. Je me souviens, j’avais participé un temps au séminaire de Jenny Aubry. C’était intéressant, parce qu’elle avait apporté un cas où l’identification à l’analyste avait amené l’analysante à adhérer à l’institution. Dans un moment de désêtre, pour éviter le deuil de la cure, elle avait accroché à l’institution ce qu’elle était en train de perdre. C’est aussi ce que dit Perrier : c’est quand même curieux qu’on propose aux analysants des identifications au moment où est en train de s’achever leur processus de désidentification. Pour tout ça, le travail de Lacan est considérable. De la même manière, sa capacité à faire passer dans la culture des signifiants majeurs de l’analyse, ça a été une évolution qui nous a permis de mieux résister, que les américains par exemple, aux défaites de la psychanalyse. Il est évident que ce que proposait le modèle américain de l’IPA, l’orthopédie sociale de l’analyse, a fait que les chefs de service de psychiatrie ont pu se convertir facilement au DSM, d’autant que c’étaient de « faux convertis » à l’analyse.

Quand je dis le pire, c’est l’impensé de ce mouvement. Les résultats qu’il a produit ne sont pas à la hauteur de l’énonciation dont ils sont issus. Par exemple, c’est formidable cette conception selon laquelle l’analyste s’autorise que de lui-même et de quelques autres. Du coup, se perd complètement l’exigence de devoir témoigner de sa fonction analytique, dont on n’est pas propriétaire, mais qui nous traverse à un moment donné. Et donc il y a plein de choses comme ça. Le langage lacanien est, dans son arête vive, à la lecture des textes, quelque chose de très puissant, mais il peut aussi tomber dans la culture comme du signifiant mort, comme codage, comme clin d’œil, comme langue de bois. Ce n’est pas propre à Lacan. On a connu des choses de cet ordre avec Bouvet et d’autres. Les institutions de l’IPA ont été véritablement cadavérisantes pour le mouvement analytique, mais les institutions lacaniennes ont aussi apporté leur lot de martyres et de malheurs.

FLP – Il nous reste peu de temps, un petit quart d’heure…

RG – Je me disais finalement, par rapport à ce dont on parle, que le potentiel de créativité que comporterait un dispositif ou une institution analytique serait la place qu’elle laisse à ce s’y oppose, à ce qui y résiste. Ce serait ce qu’elle laisse comme condition sociale et psychique de pouvoir analyser ses résistances.

EB – De se laisser interroger…?

RG – De se laisser interroger, mais plus que ça, de créer les conditions de cette interrogation. Et là aussi, je suis toujours proche de François Perrier : quelle place est laissée dans une institution à l’hétérogène ? Et ça, c’était aussi le génie de Lacan, cette idée d’avoir admis dans son école des gens qui n’étaient pas analystes. Parce que je pense qu’on ne peut pas être analyste tout le temps, ce n’est pas possible.

FLP – C’est aussi ce que disait Lacan.

RG – On est traversé par la fonction, et de temps en temps, sans savoir pourquoi, il y a un coup de grâce, qui fait qu’on est dans une position analytique, mais on n’est pas analyste. Je peux dire que je suis analyste, membre d’honneur de…, titulaire de… Pas de problème. Ce n’est pas ça. Quelque part, il y a une imposture, parce que c’est du semblant.

EB – Oui, bien sûr.

FLP – Je voudrais revenir pour la dernière question sur le rapport ou le non-rapport de l’inconscient et de la politique. Vous connaissez sûrement l’aphorisme lacanien « l’inconscient, c’est la politique »…

RG – Certains disent : « c’est le politique »… Grand débat que j’ai entendu… Mais je ne sais pas ce qu’il veut dire par là…

FLP – En tout cas, je voulais vous interroger là-dessus. Il y a plusieurs questions, mais je vais essayer de résumer. Est-ce que les actes dans le champ politique, ceux que vous proposez notamment, à partir de l’analyse sociale et philosophique des discours actuels et à partir des actes de création qui font acte de résistance, à savoir dans les champs artistique, poétique, littéraire… l’invitation au marronnage aussi, à la créolisation…. Est-ce que tout ça n’a pas quelque part son équivalent dans l’inconscient ? Est-ce qu’il n’y a pas un équivalent mis à jour par la psychanalyse ? Je pense par exemple pour le marronnage soit à la séparation qui suit l’aliénation, soit au changement de discours, à la permutation des discours, qui permet de s’affranchir du discours dominant. Ou alors pour ce qui est de la créolisation, tout le travail autour de la langue, comment une langue devient le dépôt des mouvements d’une génération ? C’est cette question-là.

RG – Je ne sais pas s’il faut parler d’équivalent ou d’analogie… Mais il y a sûrement, bien sûr… Moi, je ne crois pas du tout qu’on ait un accès à l’inconscient. Je crois qu’on en passe par le truchement des formations de l’inconscient… Il y a là aussi une phrase de Lacan que j’aime bien : « La vérité, c’est ce qui court après la vérité. » ou « L’amour de la vérité, c’est l’amour de la castration. » Ça me paraît très vrai : dès lors qu’elle est attrapée par un bout, la vérité est ailleurs. Et donc, c’est la possibilité de préserver qu’elle puisse continuer à courir quand on l’attrape par un bout, qui pour moi est essentielle dans ce que je propose politiquement et culturellement. C’est ça l’équivalence ou l’analogie que je ferais. Et ma crainte, c’est la mise en place de certains dispositifs sociaux et de civilisation (je n’emploie pas culturel ; on a fait la différence avec Marie-José dans différents ouvrages entre culture et civilisation, à partir de Norbert Elias ; la culture, ce n’est pas du tout la même chose que la civilisation). Ma crainte, donc, c’est qu’on ait des modes de civilisation de l’humain tels qu’il n’y ait plus de place pour que la vérité puisse continuer à courir. C’est qu’il n’y ait plus de place pour la possibilité de laisser émerger des formations de l’inconscient. Mon souci est que l’on puisse avoir des conditions sociales et psychiques, des habitus, pour justement reconnaître leur importance. Et c’est ça qui est incroyable aujourd’hui quand même : il y a des patients qui viennent en séance pour se rendre compte qu’ils existent quelque part. Pris par le flux de vitesse du quotidien, ils n’ont plus à disposition que ce vocable de trouble de l’hyperactivité et de l’attention. C’est un syndrome, c’est une connerie, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas quelques patients ou quelques enfants qui ne relèvent pas de ce syndrome, mais très peu. On assiste par contre à la généralisation extensive du diagnostic. D’ailleurs, Eisenberg, qui a inventé cette maladie, a dit quelques temps avant sa mort dans le Spiegel, que « Ce syndrome était l’exemple même d’une maladie factice, inventée. Je ne pensais pas que ça aurait autant de succès, mais ça faisait tellement plaisir aux parents et aux laboratoires pharmaceutiques. » Vous avez dix millions d’enfants américains qui prennent de la Ritaline tous les jours. Aujourd’hui, il y a des ruptures de stock et il y a une association que vous connaissez peut-être, Hyper-Super qui se fait des couilles en or là-dessus. D’ailleurs, quand je suis passé à France Inter, ils m’ont attaqué là-dessus. Il y a 700 000 ou 800 000 boîtes de Ritaline et apparentés qui sont vendus chaque année. Il y a eu une rupture de stock il y a trois ans… Enfin, pour revenir à cette question, les souffrances psychiques s’expriment dans les enveloppes formelles d’une culture ou d’une civilisation. De la même manière, les diagnostics reflètent aussi bien les valeurs de la culture que l’existence d’une souffrance psychique. Les notions de bipolarité, de trouble de l’hyperactivité et de l’attention relèvent des valeurs de notre époque et infiltrent les diagnostics. Et le jour où on sera persuadé que ça existe pour de bon, on n’aura plus la possibilité de penser aux formations de l’inconscient. Le danger majeur, c’est le naturalisme. Freud et Lacan nous ont apporté justement cette idée qu’il n’y a pas de réalité autre que celle qui transite par le discours, sauf le réel qui est hors du champ du discours…

EB – C’est pour ça que je reste quelque part optimiste. J’ai toujours l’impression que ça va quand même toujours échapper.

RG – Et bien, c’est une prophétie, une croyance, un délire sectorisé.

EB – En parlant d’échappée, je reviens sur Damasio et la figure des Furtifs. Elle est intéressante dans le monde actuel. Et d’ailleurs, dans ce que vous dites du marronnage ou de la créolisation, on sent un déplacement, quelque chose qui échappe.

RG – Ne me racontez pas la fin de l’histoire ! Je n’ai lu que 350 pages… Ne me privez pas des 600 qui restent !

EB – Promis ! Je serais intéressée, d’ailleurs, si un jour vous discutez avec Damasio, de pouvoir vous entendre.

RG – Ce qui est intéressant justement, c’est qu’il existe autre chose que cette société où tout est parfaitement coordonné avec des tas de capteurs. Quand vous marchez, les capteurs vous indiquent ce que vous désirez, ce que vous éprouvez, etc. Je fais allusion au roman de Zamiatine, que peu de monde connait, Nous autres[9]. Eh bien, c’est avant Orwell, dans les années 1929. D’ailleurs, il a eu des problèmes avec Staline à ce moment-là. Dans ce roman, il a rendu compte d’une existence purement mathématique de la société, d’une machine, d’un algorithme global qui génère l’ensemble des comportements humains sur un modèle mathématique, qui va organiser, qui va vous dire qui vous allez rencontrer, comment vous devez rencontrer… Ça donne des millions de personnes au même moment qui utilisent leurs fourchettes pour manger tel plat… C’est une organisation… J’en parle là-dedans… [Roland Gori cherche dans son ouvrage]… Il faut le lire, ce roman de Zamiatine… Voilà : « l’idéal de l’homme-machine de faire en sorte que rien n’arrive qui n’ait été prévu par le programme [10]». Dans Nous autres, un type qui s’appelle D-503, voyez, il n’a même plus de nom, plus de prénom, il dit que, malgré tout, il y a quand même quelque chose qui continue à résister. Quel dommage, dit-il… Bon, je ne vais pas vous raconter l’histoire, sinon vous allez me raconter Les Furtifs ! … Et il ajoute : « Manifestement, même chez nous, la solidification, la cristallisation de la vie ne sont pas encore terminées, et quelques marches sont encore à franchir pour arriver à l’idéal. L’idéal sera atteint lorsque rien n’arrivera plus. »

[1] GORI R., La fabrique de nos servitudes, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2022. Pour une présentation du livre : https://www.tupeuxsavoir.fr/un-appel/
[2] GAYAN X., Une époque sans esprit, Iracoubo films, 2021.
[3] GLISSANT E., L’imaginaire des langues ; Entretiens avec Lise Gauvin, (1991-2009), Gallimard, 2010
[4] Plus exactement : « Le truc analytique ne sera jamais mathématique. » LACAN J., Le Séminaire Livre XX, Encore, Paris, Seuil, [1972-1973] 1975, p.105.
[5] Cf. L’Ecole des Annales
[6] DAMASIO A., Les Furtifs, Editions La Volte, 2019.
[7] DAMASIO A., La Horde du contrevent, Editions La Volte, 2004.
[8] « Les liens qui libèrent ».
[9] ZAMIATINE E., Nous autres, Paris, Gallimard, 1979.
[10] Citation de ZAMIATINE E., op. cit., p.35 dans GORI R., La Fabrique de nos servitudes, Les liens qui libèrent, 2022 p. 34.