La(barré) jeunesse

Intervention prononcée dans le cadre de la Journée d’Étude « Le moment dit de la jeunesse, organisée à Rennes le 25 mars 2017. Cet article est également paru dans le n° 116 du Mensuel, revue de l’EPFCL-France

Il y a eu quelques grands dialogues de Lacan avec la jeunesse. Encore que, il faudrait plutôt dire une jeunesse, voire des jeunes, au un par un. Jusqu’à un certain point, nous pourrions même nous demander si tout son enseignement, allant de son retour à Freud jusqu’à son invention de la procédure de la passe, n’était pas adressé d’abord à cette jeunesse, soucieux qu’il était de l’avenir de la psychanalyse. C’est à dire, qu’il puisse continuer d’exister non pas des psychanalystes, mais du psychanalyste. Je reviendrai sur cette distinction entre l’identité, sur son versant imaginaire, et le désir. Nous pourrions quoiqu’il en soit relever quelques scansions importantes de ce dialogue, non pour en faire l’histoire, mais pour isoler ce que cela nous enseigne, aujourd’hui encore, sur la jeunesse, autant que sur la psychanalyse.

Il y eut ainsi les évènements de 1968, rebaptisés par Lacan de façon très précise, « L’émoi de Mai[1] ». A cet égard, nous avons pour habitude de rapporter sa critique de la confrontation révolutionnaire. Mais nous pourrions tout autant souligner comment Lacan soutint également la puissance de questionnement et de refus qui animait et portait ces mouvements de la jeunesse. Pour exemple, la pétition qu’il accepta de signer en Mai 1968, intitulée « La solidarité que nous affirmons ici ». Maurice Blanchot, auteur du texte de cette pétition, y écrivait ceci: « Face au système établi, il est d’une importance capitale, peut-être décisive, que le mouvement des étudiants, sans faire de promesses (…), oppose et maintienne une puissance de refus capable, croyons-nous, d’ouvrir un avenir[2] ». La pétition fut publiée dans le journal Le Monde le 9 Mai 1968, c’est à dire la veille de la première nuit des barricades. Elle avait alors reçu les signatures de Robert Antelme, Louis-René des Forêts, André Gorz, Pierre Klossowski, Michel Leiris, Nathalie Sarraute, Jean-Paul Sartre, et Lacan.

Or qu’est-ce donc que cette puissance du refus, au sens analytique du terme, si ce n’est  la possibilté d’un désir, en tant que séparateur ? Soit, d’un désir qui puisse désaliéner un peu le sujet de son aliénation à la demande à l’Autre, autant qu’à la demande de l’Autre, celui-là même qui prétendrait dire au sujet quel bon objet il doit désirer, et qu’il lui donnera peut-être à la fin, s’il est sage. Lacan y insistera: se laisser adopter, intégrer, admettre « est toujours être admis à une table bienfaisante[3] », où il s’agira alors de se satisfaire du bien que l’Autre vous aura mis dans l’assiette, et de la finir, sans reste ni désir d’autre chose. Qu’on s’y réduise, et nous aurons alors cette logique surmoïque, qui tentera de faire du sujet un moi fort… d’être conforme à la demande de l’Autre. A savoir, un enfant sage comme une image, puis un étudiant « archi formé[4] », puis un bon employé, et pourquoi pas un bon analysé, c’est à dire, ironise Lacan, un « qui ne pose pas de questions[5] ». A cela, j’opposerais donc la fausse impolitesse du refus et de la question, autant que leur puissance, quand le pouvoir de dire non ou même pourquoi ? seront alors resitués du côté d’un sujet… désirant. Lacan, qui disait signer ou ne pas signer[6] une pétition toujours pour des raisons analytiques, aura apporté son soutien à cette puissance du refus. Celle qui, au sujet d’un autre acte de résistance politique, le fera dire : « L’inconscient, c’est la politique[7] ».

Il me semble donc que dans son dialogue avec la jeunesse, Lacan put accueillir et soutenir cette puissance de refus, de questionnement, venus de ce vaste désir d’Autre chose qui selon lui définit l’ennui… de la jeunesse, et la fait espérer partir[8], non sans crainte, vers de nouveaux espaces, cybers ou non. « Quand la France s’ennuie…[9] », titrait le journal quelques semaines avant les évènements de Mai, autant que certains sites militants d’aujourd’hui. J’ajouterai à présent que Lacan ne fit pas qu’accueillir ce désir d’Autre chose, mais qu’il l’interpréta également, et que de là il fit une proposition qui puisse être autre que l’opposition frontale avec le discours du maître, laquelle ne produit que son renforcement. En effet, soutenir cette puissance du refus, n’est pas inviter à s’y réduire. Nous pourrions même à cet égard souligner la stérilité voire la dangerosité de s’y limiter, quand ce serait alors prendre le risque de rejoindre la férocité et la destructivité que comporte aussi le désir, à ne désirer toujours qu’autre chose. Il y aurait là en somme le risque de fixer les sujets à une sorte d’anorexie généralisée à la grande table contemporaine, venant désespérément s’opposer à La grande bouffe des consommés.

Ainsi donc, Lacan accueilla la puissance de refus et le désir d’Autre chose de la jeunesse, mais pour donner d’autres suites possibles à leur juste contestation. Autres, que la simple confrontation, ou le désir nihiliste de: rien. Pour isoler quelle fut sa réponse, et ce que celle-ci nous enseigne pour la psychanalyse, je m’appuierai sur un exemple précis, sa Télévision. Mais d’ailleurs, qu’est-ce que cette Télévision ? Beaucoup de choses bien-sûr, mais aussi, une prise de position de Lacan, psychanalyste, dans une époque très agitée par les mouvements de la jeunesse. Or justement, mesurons également que cette Télévision est aussi un entretien, filmé à la demande du tout jeune Benoît Jacquot, et mené par le non moins tout jeune Jacques-Alain Miller. Moins de trente ans tous les deux. Il s’agissait par ailleurs d’une intervention faite pour la télévision, donc pour le grand public. Benoît Jacquot, qui en assuma la réalisation, a sur ce point témoigné que, alors que cette émission fut d’abord refusée après que les responsables de la chaîne ait visionné l’entretien, Lacan non seulement aura insisté pour qu’elle soit quand-même diffusée, mais qu’il aura tout fait pour qu’elle soit programmée à une heure de grande écoute. Au point qu’il parviendra finalement à ce qu’elle soit diffusée deux samedis soirs de suite, à 20h30 ! Lacan n’était donc pas du tout indifférent à ce que sa parole puisse toucher le plus grand nombre. Seulement, parler au plus grand nombre, n’était pas pour autant se faire prêcheur, ou tribun, pour Toute la jeunesse.

Simplifions, il ne s’agissait pas ici pour Lacan de faire la propagande de la psychanalyse. Il l’indiquera ailleurs: « Je ne fais, pour qu’il y ait des analystes, aucune propagande. (…) Le mot de propagande est vraiment associé, depuis longtemps, à l’idée de foi… enfin, de propaganda, c’est comme ça, que le mot est né, de propaganda fide. Il y a non plus aucun besoin d’avoir la foi. Je ne vois même pas, quand vous aurez entendu ce que j’ai à vous dire, quelle foi vous pourrez avoir pour être analystes. Il y a une nécessité, au point où nous en sommes venus, une nécessité, c’est ce que je dis, à ce qu’il y ait des analystes.[10] » Il ne s’agit donc pas de faire la propagande pour la psychanalyse, c’est à dire, au sens étymologique, de tenter de propager la foi dans la psychanalyse, dont on ferait le Bien, le nouveau gadget, suprêmes. Il s’agira plutôt, dit Lacan, de démontrer sa nécessité. Et c’est pourquoi il vaut de souligner le style de Télévision qui, bien que diffusé au plus grand nombre, objecte radicalement au slogan de propagande. Lacan y insiste encore. Il ne parlera pas ici, dans ce gadget qu’est pourtant la télévision, d’un autre ton qu’à son séminaire, mais usera, subversion, de toutes les équivoques de lalangue, de sa richesse et de sa complexité, qui objectent au slogan, qui ne visent pas à convaincre, pas plus qu’à produire de nouvelles identités qui feraient masse, fussent-elles lacaniennes, mais à favoriser au un par un, un désir. Non pas des psychanalystes, mais du psychanalyste.

Nécessité en notre époque, ajoute t’il alors, pour une jeunesse affectée elle-aussi, mais pas seulement elle, de l’ « égarement[11] » moderne. Mais quel égarement? Reprenons  pour y répondre quelques-unes des questions et remarques que lui adresse Jacques-Alain Miller, que je propose de prendre comme paradigmatiques de la jeunesse, non seulement de l’époque, mais d’aujourd’hui. La première concerne la jouissance: « Il y a une rumeur qui chante: si on jouit si mal, c’est qu’il y a répression sur le sexe, et, c’est la faute, premièrement à la famille, deuxièmement à la société, et particulièrement au capitalisme.[12] » De cette jouissance en rade, surgit alors une question, adressée cette fois à la psychanalyse: n’y a t’il « rien à attendre de la psychanalyse pour ce qui est d’apprendre à faire l’amour?[13] » Puis l’interpellation faite à Lacan: « Vous n’opposez pas aux jeunes, comme vous dites, bouche pincée. Certes pas, puisque vous leur avez lancé un jour, à Vincennes : « Comme révolutionnaires, vous aspirez à un maître. Vous l’aurez. » En somme, vous découragez la jeunesse.[14] » Et enfin, ces trois grandes questions kantiennes, que le jeune philosophe adresse alors à Lacan : « Que puis-je savoir? Que dois-je faire? Que m’est-il permis d’espérer ?[15] »

Je pars du premier constat: « Vous découragez la jeunesse ». Les décourager, certes, mais de quoi? De l’espérance, qui fait la névrose universelle. De cette espérance d’une libération de la jouissance, à laquelle aspire la jeunesse, en appelant alors à une nouvelle figure de maître, qui pourrait lui révéler un savoir initiatique, un conseil de sage, afin de résoudre ce qui fait la malédiction sur le sexe, le non rapport sexuel. En somme, à quoi se refuse ici Lacan ? A faire l’éducation de la jeunesse quand ce savoir, de structure, manque. En lieu et place de ce savoir espéré, que leur offre t’il ? Rien d’autre que l’offre analytique, elle-même. En effet, Lacan accueille cette demande, au sens analytique du terme, en se refusant d’une part à la satisfaire par quelque bonne parole ou slogan, en lui reconnaissant aussi la dignité de tout demande d’analyse, celle de mieux « s’y retrouver[16] » dans son rapport à la jouissance, et pour cela enfin, en interprétant cette demande.

Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? N’avons-nous pas là en effet l’écho d’une certaine désorientation de la jeunesse, ainsi que le désir légitime de mieux s’y retrouver ? N’avons-nous pas là, au travers de ces trois questions kantiennes, ce qui bien souvent affecte la jeunesse, désespérant de trouver un bon conseiller… d’orientation, qui pourrait enfin lui dire à quelle juste cause, parfois radicale, il pourrait se vouer ? Lacan aura alors donné plusieurs interprétations à cette désorientation de la jeunesse. La première relève de la structure. Il s’agit là de ce qu’il nomma le savoir de la castration. « Le savoir de la castration, voilà ce qu’à 14 ans on évite mal[17] ». Rien d’autre que la rencontre du réel du non rapport sexuel, la rencontre du fait que justement, « il n’y a pas d’initiation[18] », qu’il n’y pas de savoir initiatique, qu’il n’y a pas d’appli qui permettrait de savoir comment devenir homme, ou femme, pas plus que de savoir type pour aborder l’Autre sexe. Rien qui ne puisse rassurer une fois pour toute le sujet dans une identification sexuelle, n’en déplaise aux 25 possibilités de la dernière appli Tinder. C’est même d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il en faut au moins 25. Telle est donc la rencontre qui fait l’éveil, que constitue toujours le printemps, qu’il s’agisse des premiers amours adolescents, ou qu’il se décline sur un plan politique, de mai 1968 jusqu’au Printemps arabe. Tel est le premier mouvement de la jeunesse, inconfortable, mais riche de sa puissance de refus, de questionnement, et de désir d’Autre chose.

Au-delà de l’âge, ce qui fait la jeunesse, pour Lacan, tient donc à un rapport au savoir. En effet, aucune trace chez lui d’une fantasmatisation de la jeunesse, de cette représentation phallique de la jeunesse que dès lors on idéaliserait, que l’on regretterait, et, ou, que l’on jalouserait. A suivre Lacan, « le moment dit de la jeunesse[19] » tient plutôt à cet éveil, à ce qui fait trou dans le savoir. « Heureux les cas » qui passent pour « formation inachevée », dira t’il, « ils laissent de l’espoir[20] ». A contrario, se croire formé (sic), voilà donc ce qui achève. Dans cette ligne, Lacan soulignera alors le risque de l’égarement par lequel, tout contre sa désorientation première, le sujet pourra en appeler bien vite à de nouvelles identifications, telles que commandées cette fois par le discours de l’Autre. Et c’est pourquoi, de l’émoi de mai, Lacan fera aussi l’« et moi?[21] », et moi, et moi… Il s’agira de l’appel fait à l’Autre de la bonne orientation, qui certes regonfle narcissiquement le moi, mais qui l’égare dans sa suffisance, l’invitant à céder sur la question de son désir, pour se laisser formater par de modernes chimères. Plus précisément, Lacan critiquera en ce point la façon dont la jeunesse, dans sa recherche d’une cause, pourra se laisser tromper par les prêt à jouir et à être contemporains. Une façon, en ce moment de réveil, d’inviter cette jeunesse à se rendormir très vite, et sagement, consolée qu’elle serait alors par les berceuses… publicitaires. « Vous en avez rêvé ? Sony l’a fait » Rendormez-vous. Il s’agit là de ces plus de jouir en toc, de ces gadgets, les mêmes pour tous, que ce discours voudrait substituer à la cause désirante, de chacun. Rien d’autre pour exemple de la bien nommée console[22]… de jeu. Sympa, Sony. Sympa, un mot souvent accolé à la jeunesse.

Mais justement, arrêtons-nous un instant sur ce mot de la langue d’aujourd’hui. Lacan déjà, à son époque, attentif aux mots de la langue de la rue, relevait une expression qui courait alors : « Ca ne mérite pas la mort[23] ». Une façon, traduisait-il, de réduire la vie au futile, et donc aussi à la honte, quand cette vie ne mériterait plus qu’on puisse mourir pour elle, devenue si futile. Dans la ligne de ce qui donc s’annonçait déjà, nous pourrions donner son poids à cet autre mot de la langue d’aujourd’hui: sympa. Je renvoie sur ce point à l’excellent livre « Sympa », écrit par Alain Schifres. Pour en donner un avant goût, sa quatrième de couverture. « Sont plutôt sympas: les prix bas, les bons plans, la fête des voisins et le rapport qualité-prix. Sont sympas: le nouveau bébé d’Olivia, le petit libraire, les rondeurs chez une femme et l’idée, dans la soupe de cresson, d’ajouter une cuillerée de crème et un peu de ciboulette. Sont très sympas: les spectacles de rue, les applis, les cafés philosophiques, les salons de l’Agriculture et mes nouvelles sandales. Sont encore plus sympas : le même modèle en vert. D’après la vendeuse[24] ». Et d’ailleurs, ajouterais-je, sympa aussi la jeune vendeuse, ainsi que son manager, moins sympa, le lui aura expressément commandé, la réduisant à un simple prénom sur son badge, pour faire sympa, avant qu’elle ne reçoive la note du client, qui lui se veut toujours roi.

Evidemment, il ne faudrait pas se mettre soudainement à diaboliser le sympa. Aucune raison en effet de ne pas profiter parfois de ces doux moments (excepté pour la vendeuse), mais l’occasion peut-être de s’arrêter sur ce que ce signifiant ainsi promu, vient promettre comme rejet du réel qui fait expérience, laissant alors au sujet le sentiment d’une vie light, 0 %, sans gluten, en même temps qu’aux prises avec, parfois, les retours dans le réel de ce qui ainsi devait être rejeté. Ainsi, écrit encore Alain Schifres, « Si vous voulez une idée de l’esprit du temps, en regard, disons, de l’extase, du ravissement ou même du pied absolu, (…) songez à un bretzel mou. Ou encore, tapez dans un ballon flapi. Le sympa a quelque chose d’un peu fade, d’un peu décevant et d’un peu dégonflé. Il tient son prix d’être comparé au réel qui lui est électrique, brutal, cassant et dur. On se heurte au réel. On se lustre à la gentillesse[25] ».

De ce monde sympa que promet le discours capitaliste, Lacan montrera alors les effets moins sympas issus de cette forclusion première du réel, à commencer par les effets de ségrégation et de racisme dans le lien social, suivant la logique du like, du j’aime/j’aime pas, avec la frontière ainsi creusée entre les deux: le moi et l’étranger, avait déjà montré Freud. Il y ajoutera des effets d’affects, moins sympas également, pour la jeunesse, dont la morosité, l’ennui, l’angoisse, la honte. Il s’agira notamment de la honte qui pourra affecter le sujet dans son rapport au travail, quand il se verra parfois réduit à produire, selon le principe même du capitalisme, des choses « qui ne servent à rien[26] ». A propos du désir d’orientation de la jeunesse, je souligne cette thèse de Lacan: le capitalisme dépossède le sujet du « sens de ce qu’il fait[27] ». N’est-ce pas aussi ce qui affecte la jeunesse, et fait hier comme aujourd’hui son malaise ?

Mais alors, qu’est-ce qui, pour la psychanalyse, pourrait orienter, qui soit autre que conduire toute une jeunesse, à prendre des vessies pour des lanternes ? Ce réel, justement. Et d’ailleurs, qu’étaient ces vessies prises pour des lanternes? Des vessies qui à l’occasion, servaient en effet à remplacer des lanternes, quand on mettait à l’intérieur une bougie, la lumière passant au travers. Seulement, encore fallait-il pour qu’elles éclairent, que le feu y brûle… réellement. Or voilà bien, dira Lacan, ce que pourrait être le réel: un feu. Encore que, précise t’il d’une superbe image, non pas un feu qui brûle, mais un « feu froid[28] ». La température n’étant ici qu’imagination d’une limite qui n’en finirait pas de pouvoir augmenter, quand ce qui est ici à concevoir, est en effet un feu froid, un zéro absolu.

Il s’agit là alors, paradoxe, d’une orientation qui exclut le sens formaté. Il s’agit là d’une orientation qui puisse différer de celle que prescrit d’ordinaire le signifiant maître: l’obéissance à un sens comme Un. Et c’est pourquoi Lacan n’hésitait pas à assumer le fait qu’il désirait, contre ces voies Toutes tracées par l’Autre, « dérouter[29] ». Plus précis, il énoncera explicitement aux étudiants de Vincennes qu’il proposait de les « désorienter[30]« . Nous sommes là à un moment où une réforme dite, sic, « Loi d’orientation[31] », est proposée à l’Université pour que les étudiants sachent, je cite dans le texte, davantage être responsable « de leur destin[32] ». Un destin que moque Lacan, soulignant plutôt comment ils se feront alors les serviteurs d’un discours qui les fera certes « archi-formés », « objets d’espoir[33] » en effet, mais pour le discours capitaliste. À l’opposé, cette désorientation que propose Lacan, ne sera autre que cette orientation « vers ce réel[34] », qui permettrait aux sujets de passer de l’impuissance, à l’impossible. Il s’agira en effet, ainsi que le propose l’expérience analytique, de « serrer[35] », de cerner[36] au plus près l’impossible, certes sans jamais le résoudre, mais en faisant autrement, et avec cet impossible. Il s’agira en somme de « démontrer[37] » le réel, ce qui de structure contredit à toute idéalisation. « Voie exempte d’idéalisation aucune[38] », écrira t’il dans Radiophonie.

D’où les trois réponses que Lacan proposera à ces trois questions qui font la jeunesse: « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? » Trois réponses qu’oriente chez lui, non pas la demande de convaincre la jeunesse, mais un désir qui fasse signe et offre, libre à chacun de s’en saisir, ou pas. A la question Que m’est-il permis d’espérer ? Lacan indique en effet qu’il y aura répondu pour lui, et donc, pas pour les autres, sachant le désir propre à chacun, et désirant permettre à ce chacun de déchiffrer, ni plus ni moins, son propre truc. D’où ses réponses, qui suivent. Premièrement, que puis-je savoir ? Non pas la connaissance, qui au terme n’est toujours que le fantasme de l’existence de ce savoir qui permettrait de fonder le rapport sexuel. Mais ce que l’inconscient, en lieu et place de ce savoir initiatique manquant, élabore comme savoir sans sujet, et dont ce sujet justement n’était que le jouet. D’où l’aphorisme: « Ne veux-tu rien savoir du destin que te fais l’inconscient ?[39] » Seconde question : Que dois-je faire ? À la logique surmoïque, Lacan oppose ici une éthique, celle du bien-dire. Il y a une nécessité, un tu dois savoir, à quoi peuvent en appeler tant la souffrance du symptôme, que le délitement moderne du lien social.

Enfin, je passe à la troisième question: Que m’est-il permis d’espérer ? Ici se boucle toute la logique de Lacan, et les fondements de sa réponse à la jeunesse. Soulignons en effet la pente canaille, qu’il y a sans doute chez chacun, à vouloir dire à l’Autre, quoi espérer. Que cela aille de la simple position de parent[40], sûr de son bon goût à imposer, jusqu’aux passions politiques à vouloir éduquer la jeunesse. En chaque cas, une façon de prétendre pouvoir dire à au sujet quel est l’objet de son désir. Et d’autre part de rabattre ainsi ce désir sur un objet imaginaire qui serait le même pour tous, et qui permettrait en effet non seulement de fonder le rapport sexuel, mais aussi de faire ainsi exister une logique du Tout.

Or à quoi donc conduit une telle illusion, un tel refus du réel ? Rien d’autre qu’à une logique de cercle… identitaire, à considérer ici dans son versant imaginaire, dans sa puissance de moi fort. En cela, il ne devrait y avoir rien de plus opposé à la logique lacanienne, qu’une politique de cercle. Il faudrait ici interroger ce qu’ont été dans l’histoire les cercles: toujours initiatiques, des temps anciens jusqu’à nos influents cercles financiers d’aujourd’hui, en passant par les cercles des communautés analytiques, où Lacan regardait se presser les notables, ceux qu’ils nommaient les Suffisances[41], suivies d’un pas pressé par ceux qu’il nommait leurs « Petits Souliers[42] », rêvant de devenir les Suffisances de demain.

Mais aussi, toujours anonymes lesdits cercles quand chacun, pressé d’y prolonger son addiction au « moi fort[43] », y trouvera son uniforme, et se débarrassera de ce nom propre, qui l’importunait tant. Ce qui ne veut pas dire que nous ne puissions retomber, à perdre le fil de cette orientation par le réel, dans ces logiques de cercle, fut-ce dans la psychanalyse elle-même. Et pourtant, « Les amateurs d’initiation ne sont pas nos invités », écrivait Lacan. « Freud là-dessus ne badinait pas. Il proférait l’anathème du dégoût (…). Ca n’empêchera pas les offices de se célébrer avec des coussins pour nos genoux, mais l’inconscient n’y apporterait que des rires peu décents[44] ».

Ce que Lacan propose ici est bien autre chose. A celui qui lui demandait, au nom de Toute la jeunesse, Que m’est-il permis d’espérer ? Lacan lui retourne la question, comme il le ferait pour chacun, en la reformulant ainsi : « d’où vous espérez ?[45] » Et lui faisant ainsi, l’offre de la psychanalyse elle-même, qui seule permet de passer de la demande à l’Autre de l’objet, laquelle conditionne et nourrit la suggestion, l’obéissance, et le symptôme, à l’objet cause du désir, qui « lui n’est déductible qu’à la mesure de la psychanalyse de chacun[46] ». Un objet qui lui, restera innommable. Rien de plus anticapitaliste, donc, que cet objet a, et rien de plus subversif, que cette autre révolution, que permet une psychanalyse.

Je conclus sur la singularité de ce lieu, de ce point que constitue ce D’où vous espérez ? Signe que pour la jeunesse aussi, Lacan en appelait, contre l’égarement, au devoir éthique de se situer, de s’y retrouver, ainsi qu’à une logique du Pas tout. Soit, une offre qui, contrairement aux autres, ne prétendrait pas répondre pour tous à ces trois questions, mais qui permettra à chacun que lui advienne un désir de lire, de quoi son inconscient est fait.

Tu peux savoir, ainsi que venait le dire le sous titre de sa revue Scilicet, adressée rappelons le, au bachelor. Il y reviendra près de dix ans plus tard. « Dans vingt ans,… tout[47] le monde sera lacanien, c’est-à-dire aussi bête qu’avant, n’est-ce pas ? C’est pas parce qu’on dira les choses que je dis, que ça rendra plus intelligent, puisque inter ligere c’est savoir lire les choses au niveau de ce qu’on entend, au niveau de ce qui se dit, au niveau des faits, parce qu’il n’y a pas d’autre fait que ce qui se dit : ça c’est savoir lire.[48] » « Pas de tout[49] », dira t’il encore en Janvier 1980, un mois avant de créer une Ecole qu’il voulait affine à la cause dite par lui freudienne, à distinguer donc de La Cause… du peuple.

 

[1] LACAN J. « Discours de conclusion au Congrès de l’École Freudienne de Paris sur La technique psychanalytique », Lettres de l’École freudienne, n° 9, 1972, p. 512.
[2] BLANCHOT M., « La solidarité que nous affirmons ici », in Ecrits politiques, Gallimard, 2008, p.142.
[3] LACAN J., Séminaire La logique du fantasme, inédit, leçon du 10 Mai 1967.
[4] LACAN J., « Impromptu n°2 », Vincennes, le 3 Juin 1970, inédit.
[5] LACAN J., « Situation de la psychanalyse en 1956 », in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.477.
[6] Car il y a aussi les pétitions que Lacan refusa de signer, et sur lesquelles il s’est expliqué. Cf pour exemple LACAN J., Le Séminaire Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p.71. Cf aussi le témoignage de François Regnault dans « Vos paroles m’ont frappé », in Ornicar? n°49, 1998 (je remercie Marc Strauss pour cette dernière référence).
[7] LACAN J., Séminaire La logique du fantasme, inédit, leçon du 10 Mai 1967.
[8] Je renvoie sur ce point à l’article d’Alexandre Faure, « Partons, partons! ».
[9] VIANSSON-PONTE P., « Quand la France s’ennuie… », in Les plus belles chroniques de presse et de radio, Textes rassemblés par Marie Tourres, Paris, Larousse, 2003. Cela s’écrivait aussi sur les murs: « L’ennui transpire », in Les murs ont la parole, Paris, Tchou, p.42.
[10] LACAN J., Conférence donnée au Centre culturel français le 30 mars 1974, suivie d’une série de questions préparées à l’avance, en vue de cette discussion, et datées du 25 mars 1974. Parue dans l’ouvrage bilingue : Lacan in Italia 1953-1978, op. cit.
[11] LACAN J., « Télévision », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.534.
[12] MILLER J.A, in Lacan J., « Télévision », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.529.
[13] Ibid., p.533.
[14] Idem.
[15] Ibid., p.535.
[16] LACAN J., Séminaire La logique du fantasme, leçon du 21 Juin 1967.
[17] LACAN J. « Discours de conclusion au Congrès de l’École Freudienne de Paris sur La technique psychanalytique », Lettres de l’École freudienne, n° 9, 1972, p. 513.
[18] LACAN J., Le Séminaire Les nons-dupes errent, inédit, leçon du 08/01/1974.
[19] LACAN J. « Discours de conclusion au Congrès de l’École Freudienne de Paris sur La technique psychanalytique », Lettres de l’École freudienne, n° 9, 1972, p. 513.
[20] Lacan J., « Télévision », in Autres écrits, op. cit., p.510.
[21] LACAN J. « Discours de conclusion au Congrès de l’École Freudienne de Paris sur La technique psychanalytique », Lettres de l’École freudienne, n° 9, 1972, p. 513.
[22] Je dois cette remarque à Mila Signorelli.
[23] LACAN J., Le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, p.210, 1991.
[24] SCHIFRES A., Sympa, Paris, Le dilettante, 2016.
[25] Ibid., p.12.
[26] LACAN J., Le Séminaire Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p.239.
[27] Ibid., p.238.
[28] LACAN J., Le Séminaire Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.121.
[29] LACAN J., « Radiophonie », in Autres écrits, op. cit., p.414.
[30] LACAN J., « Impromptu n°2 », Vincennes, le 3 Juin 1970, inédit.
[31] Ibid.
[32] Ibid.
[33] Ibid.
[34] Ibid.
[35] Ibid.
[36] LACAN J., « Radiophonie », in Autres écrits, op. cit., p.408.
[37] Ibid.
[38] Ibid.
[39] LACAN J., « Télévision », in Autres écrits, op. cit., p.543.
[40] Je dois cette remarque à Colette Soler qui avait un jour souligné ce point lors d’un débat.
[41] LACAN J., « Situation de la psychanalyse en 1956 », in Ecrits, Paris, Seuil, p.475.
[42] Ibid., p.476.
[43] LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », in Ecrits, op. cit., p.826.
[44] LACAN J., « Radiophonie », in Autres écrits, op. cit., p.439.
[45] LACAN J., « Télévision », in Autres écrits, op. cit., p.543.
[46] LACAN J., « Radiophonie », in Autres écrits, op. cit., p.414.
[47] Il faudrait mettre à ce « tout » sa majuscule.
[48] Conférence donnée au Centre culturel français le 30 mars 1974, suivie d’une série de questions préparées à l’avance, en vue de cette discussion, et datées du 25 mars 1974. Parue dans l’ouvrage bilingue : Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamandra, 1978, pp. 104-147.
[49] LACAN J., « Dissolution », 15 Janvier 1980, inédit.

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