Quand les derniers « exilés » nous quittent

Article de Janine Altounian publié dans la revue PLI n° 1 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-Pôle 9 Ouest). Conférence prononcée à Rennes le 17 décembre 2005 dans le cadre d’un colloque ayant pour thème « L’exil de la langue », organisée par les membres de Rennes de l’Ecole de Psychanalyse des Forums du Champ Lacanien. Janine Altounian (Germaniste, essayiste et traductrice notamment en collaboration aux PUF des œuvres complètes de Freud), invitée pour la publication de sa trilogie : Ouvrez moi seulement les chemins d’Arménie, Un génocide aux déserts de l’inconscient, Belles Lettres, 1990, La survivance – Traduire le trauma collectif, Dunod février 2000 et L’intraduisible – Deuil, mémoire, transmission, Dunod juin 2005.

Je commencerai par une interrogation qui m’est venue lors d’une récente lecture :

« Maintenant que tout le monde est mort, écrit Gérard Chaliand, il est temps de se souvenir. Je suis, bon gré mal gré, héritier d’un peuple massacré, d’un pays à peu prés aboli sur les cartes. […] Maintenant que tout le monde est mort depuis longtemps déjà et que ma fin elle-même n’est point si lointaine, il est grand temps de rappeler ce meurtre collectif ».

Mon interrogation porte exactement sur le poids douloureux de ce temps que pointe Chaliand : « Maintenant que tout le monde est mort » – notation qui, comme un leitmotiv, parcourt son livre et en justifie l’écriture. À vrai dire je ne saurais expliquer exactement cette douleur d’une temporalité qui bascule, en passant des derniers exilés qui naquirent encore là-bas, à ceux qu’ils ont fait naître ici et qu’ils délaissent en partant. En guise d’approche pour tenter de répondre à cette interrogation je vais évoquer la disposition d’esprit avec laquelle tout Arménien, héritier du génocide de ses ascendants, appréhende le temps écoulé de ces 90 ans qui séparent 1915 de 2005,  ce temps de trois générations d’après l’exil, au terme desquelles il peut encore arriver à celui qu’on qualifie de Français d’origine arménienne de rencontrer les quelques derniers survivants – devenus peut-être arrière grands parents de très jeunes petits « Français » – tout en pressentant avec quelque angoisse l’annonce inéluctable de leur disparition prochaine.

C’est pourquoi, en ces jours où leurs enfants vont devoir bientôt perdre ces nonagénaires – si toutefois ils n’ont pas déjà pleuré le deuil de leur perte – j’aimerais tout d’abord rendre un fidèle hommage à la mémoire de ceux qui n’auront été à tout jamais que des rescapés d’expériences inénarrables dont leurs descendants portent sourdement les traces. Je n’hésiterai donc pas à donner ici libre cours à l’affect de tendresse qui me submerge à l’évocation de ce qu’ils ont été pour moi, affect que vont évidemment reconnaître et partager tous les héritiers d’autres Histoires analogues.

« J’ai longtemps détesté, écrit encore Chaliand, ces visages de vieilles, vêtues de noir, ressassant un passé de désastre […] Aujourd’hui je revois les vieilles de mon enfance, toujours vêtues de noir ; les yeux secs désormais, rivés sur un deuil aux cendres encore vives. […] Cercle des vieilles égrenant leur douleur. […] Chœur muet de l’impossible oubli ».

Il parle là des grands mères disparues, elles, depuis déjà fort longtemps, dont le souvenir, comme par hasard, ouvre mes deux premiers ouvrages sur la transmission. Mais aujourd’hui je voudrais, dans ma gratitude filiale, dire en premier lieu, ce que j’ai aimé en ces mères qui sont en train de me quitter l’une après l’autre, les pères les ayant souvent laissées veuves depuis longtemps :

On leur connaissait une grande modestie, un courage inépuisable au travail, une perception immédiate des urgences, un solide bon sens qui aurait fait envie aux intelligences inconsistantes, une créativité qui voyait dans la vie une entreprise à faire prospérer, une fidélité aux traditions d’une culture qu’elles n’avaient guère connue au pays de leurs ancêtres pour n’avoir eu que deux à trois ans en avril 1915 – enfin ce qui m’a toujours bouleversée, moi, leur fille : une ingéniosité de fée qui savait transformer toute pauvreté en richesse réparatrice.

Or, cette profonde émotion dont je suis saisie révèle en outre ce que nous tous, enfants de ces derniers survivants, nous perdons quand disparaît avec eux cet ailleurs inconnu de nous qui les habitait douloureusement comme un talisman de vie qu’ils voulaient nous transmettre. Ils avaient travaillé avec acharnement pour endiguer l’angoisse de leur misère d’enfant, mais par la sécurité matérielle qu’ils avaient su nous donner, ils nous avaient permis de nous affranchir de leurs préoccupations aliénantes de survie. Ils nous rendirent possible d’explorer les lieux privilégiés de la culture et de la pensée. Leur art de composer en toute indépendance avec l’étranger nous ont servi d’exemple dans celui de vivre et de travailler avec les autres. En ces hommes et ces femmes qui, dans leur extrême indigence, surent, avec leur sagesse ancestrale créer de la vie, nous perdons le monde qui nous a portés et constitués.

Porter leur parole impossible

En nous quittant ainsi ils nous disent : « Nous sommes la voix de dernier recours. Après nous, il n’y aura plus que les historiens ». Je tenterai donc d’abord de montrer comment cette voix de dernier recours traverse les générations de leurs descendants qui ne peuvent que l’écouter et la faire parler en eux afin, pourtant, de parvenir un jour à s’en déprendre pour précisément la transmettre. Autrement dit, selon moi, les héritiers n’accomplissent en cela aucun « devoir » de mémoire. Il leur est simplement impossible d’échapper à leur héritage qui les enjoint d’œuvrer à l’appropriation de cette voix pour l’apprivoiser, lui ôter son pouvoir mortifère et déréalisant en la mêlant de manière créative à celle d’une mémoire de l’humanité, afin qu’une certaine vie s’ensuive pour eux-mêmes, au-delà de l’effondrement advenu. Il ne peut y avoir de vie sans mémoire puisque c’est la mémoire qui permet que son opposé, l’oubli, puisse quelque peu réserver enfin un espace de jeu aux illusions indispensables à la poursuite de la vie.

Pour évoquer les traces de ce que les destructions massives en vie et en culture humaines ont transmis au psychisme des survivants jusqu’à ce que la métabolisation par le langage de ce chaos constitutif prenne la forme d’une symbolisation culturelle dans la subjectivité de leurs descendants, je me permettrai d’apporter en exemple les origines de ma propre histoire, mon cas personnel n’étant bien sûr à prendre qu’à titre d’exemple pour tout Arménien de la diaspora et, au-delà, pour tous les héritiers d’autres histoires catastrophiques. Ainsi je partirai de deux bribes de récit dont mon travail d’écriture n’a été, depuis bien des années, qu’une tentative de réception et de transmission, un trajet allant des violences et transgressions politiques à la douleur de leur mise en mémoire psychique et textuelle. Ces deux courts extraits s’écoutent comme le « générique » d’un film d’épouvante, nous parvenant pour quelques instants d’une voix-off et de contrées inconnues, comme une fresque de temps prétendument archaïques. La première séquence est issue d’un recueil de témoignages filmés, la seconde du Journal de déportation de mon père. Elles décrivent, dans une langue rudimentaire, des scènes où se joue, pendant les années 1915/1916 du génocide arménien, pour le premier extrait, le destin de tout jeunes enfants, pour le second, celui d’une petite famille représentative de toutes les autres. (En raison du peu de temps, j’ai procédé à de nombreuses coupures) :

« – Il y avait des chariots à bœufs, ils les ont amenés devant les maisons, « Allez, partez ! », (…) J’ai beaucoup supplié ma mère pour prendre ma poupée. (…) La nuit, réveillés, comment dormir sur les chariots ? On entendait des cris, des pleurs. Tel jour, ils enlèvent des femmes, le lendemain des adolescents. Ils les emmènent à l’écart. Si tu résistais à l’enlèvement d’une sœur ou d’une femme, ils t’égorgeaient (…) Il coulait une eau sale, pleine de sang, on la buvait (…) De la ville sont arrivés environ 60 cavaliers, et ils ont commencé à faire feu sur notre groupe qui avait peut-être 2000 à 2500 personnes. Il n’y avait que des femmes et des enfants. (…) ils en ont tué beaucoup. (…) ils ont dit : « Ceux d’Erzenga à droite, ceux d’Erzeroum à gauche ». On s’est séparés. Ils nous ont fait un tel massacre que j’ai perdu mes parents. Tout le monde court, certains tombent, d’autres échappent au massacre (…) ma sœur qui avait trois enfants – un dans ses bras, un de 3 ans et un de 4/5 ans qui marchait – comme celui de 3 ans ne marchait pas, elle le jette dans la rivière et pleure. Ma mère lui dit : “ pourquoi l’as-tu jeté si c’est maintenant pour pleurer. Soit il allait vivre, soit il allait mourir ”. »

« À Haman (…) nous avons constaté que les gens mangeaient des sauterelles. Des mourants, des morts partout (…) Mon père était très malade (…) bientôt il n’y a plus eu de sauterelles, car tout le monde en avait mangé. Et la déportation n’en finissait pas (…) Ma mère a dit : “ Notre malade est très gravement atteint et partira la prochaine fois ”(…)  “ Vous osez parler? ” a dit un gendarme et il a frappé à la tête de mon père. Ma mère suppliait (…) qu’on la frappe, elle, et qu’on laisse mon père. Sur ce, le gendarme a frappé ma mère (…) Six jours plus tard, le jour de la mort de mon père, ils ont de nouveau déporté. Ils frappaient notre mère. Nous deux frères, nous pleurions. Nous ne pouvions rien faire, car ils étaient comme une meute de chiens. Ils disaient à ma mère : “ Ton malade est mort ” Et ma mère : “ Nous partirons quand nous aurons enterré le mort ”. Ils répliquaient : “ Non vous ferez comme les autres ”. Les autres (…) abandonnaient les morts et la nuit les chacals les dévoraient. J’ai vu que ça n’allait pas et qu’il fallait faire quelque chose. J’ai pris un flacon de 75 dirhem [1 dirhem= 3 gr.], je l’ai rempli d’huile de rose et je suis allé voir le chef des gendarmes de la déportation (…) Nous sommes restés encore un jour. Nous avons creusé une fosse et nous avons payé cinq piastres au curé. Ainsi nous avons enterré mon père (…) Quinze jours après la déportation a recommencé (…) Ils brûlaient tout (…) Je me suis caché là, car j’ai su que plus loin ils tuaient les gens (…), on avait très faim et soif. J’ai vu que nous allions mourir de faim. À Racca, on nous a montré une auberge. (…) Qu’avons nous vu ? Les gens mouraient partout de faim. On ne pouvait pas rester à l’intérieur (…), tout sentait la pourriture (…) On n’avait pas d’argent, c’est pourquoi on a commencé à manger des herbes. (…) On a vu qu’on allait mourir. On faisait à peine deux pas et on tombait par terre. Ma mère a réfléchi :  “ Moi pour mourir, je mourrai, vous, il ne le faut pas ! ” C’est ainsi qu’elle nous a donnés, nous deux, aux Arabes. »

À l’écoute de semblables récits, les enfants de survivants ne peuvent ni vraiment appréhender ces témoignages ni les assigner à un quelconque motif compréhensible, mais ils s’imprègnent affectivement de cette détresse familiale et incorporent, avec le message infraverbal transmis lors des veillées commémoratives ou lors de leurs silences, les vécus déréalisants de leurs parents. Il convient de rappeler en effet que ce qui se transmet là c’est une opacité du malheur parental emprisonné dans le souvenir d’un vécu terrifiant qui, inscrit dans la mémoire d’un corps en détresse, reste inaccessible à la transcendance des mots. Les rescapés sont souvent démunis de cette réceptivité aux multiples résonances des mots d’où émergent la pensée et les métaphores de la symbolisation, car la scène du meurtre qu’ils ont traversée entraîne l’effondrement de toute triangulation qui aurait été, par la suite, susceptible d’ouvrir entre eux et les autres l’espace transitionnel où se goûte la polysémie du langage. L’indigence de leur survie leur impose souvent un rapport purement fonctionnel à une langue instrumentalisée. S’ils peuvent éventuellement témoigner de ce qui est arrivé, il faut en revanche un travail psychique et culturel sur plusieurs générations pour qu’un descendant de leur filiation puisse penser, subjectiver ce qui leur est arrivé, à eux, donc aussi à lui et, par là, construire sa propre histoire et son propre rapport au monde. Mettre en mots sa déréliction d’enfant de survivants pour la recouvrir de l’enveloppe salvatrice des mots requiert de qui veut en témoigner un apprentissage long et paradoxal puisque, pour dénoncer le désastre advenu, il doit, devenu adulte, préalablement s’acculturer, recourir à la langue d’une culture qui en est apparemment restée indemne, celle du pays dit d’accueil.

Entre la terreur du meurtre et l’affranchissement hors de son emprise il faut donc que se creuse, la plupart du temps dans les générations suivantes, l’interstice d’une fonction symbolisante : la capacité à nommer cet « événement » tel qu’il leur advient à elles, la capacité à dé-porter l’effondrement traumatique de l’histoire dans le champ de la représentation, dans le registre des mots du nouveau pays de la transplantation. Performance linguistique, compétence psychique, effets historico/politiques relèvent d’une même émergence. Et ces « 90 ans » qui, par ailleurs nous ravissent les derniers témoins des événements  dont nous procédons, nous préparent peut-être en revanche à cette capacité à transformer le matériau psychique en souffrance, dont nous sommes dépositaires, en un événement historico-politique qui est bien arrivé au monde.

Cette capacité à subjectiver et prêter une voix au désastre de toute une famille humaine constituerait en somme, à rebours des générations, la figure a contrario du projet que l’écrivain Imre Kertész attribuait à son roman, Être sans destin,  puisqu’il cherchait avant tout à restituer l’impossibilité pour les survivants d’être désormais les sujets de leur vie :

« Je (…) me suis (…) interessé (…) à l’absence de destin de mon  “ héros ” (…) Comment est-ce quand on est déterminé de l’extérieur, quand on se voit assigné un destin? J’ai donc essayé d’écrire une histoire négative du développement, montrant non comment on devient ce qu’on est, mais comment on devient ce qu’on n’est pas. Et dans ce projet, la question n’a pas été pour moi celle d’un destin individuel, mais celle de l’absence de destin comme condition de masse. »

Une telle condition, où il n’y a d’événement subjectivable pour personne puisque l’écrasement des individus leur ôte toute différenciation et tout contenant psychique, se lisait quelque soixante ans plus tôt sous la plume de l’écrivain Hagop Ochagan évoquant les cohortes de déportés arméniens dans les déserts anatoliens :

« Une masse qui remue devant nous, sans corps, sans nom (…) déchiquetée, vieillie, chassée de son centre, de son pays, de sa religion. », « La catastrophe est infinie, mais étrangement uniforme. »

Ceux qui finissent par survivre à de tels traumas dépouillant les êtres de toute identité singulière en sont évidemment réduits à se protéger plus ou moins dans ce contenant que leur offre le silence de leurs morts. Leurs descendants, par contre, se voient nécessairement contraints au destin de devoir être le porte-parole de leurs témoignages, le traducteur en somme de ces « vibrations » ancestrales que sut nous rappeler Michelet :

« Les âmes de nos pères vibrent encore en nous pour des douleurs oubliées, à peu près comme le blessé souffre à la main qu’il n’a plus. »

Au départ de l’histoire générationnelle des héritiers il y a eu en effet, comme l’écrit le psychanalyste René Kaës, ce « drame catastrophique, [qui] reste (…) en défaut d’énoncé et d’abord de représentation, parce que les lieux et les fonctions psychiques et transsubjectives où il pourrait se constituer et se signifier ont été abolis ; leur disparition est en soi un surplus traumatique. »

Puisque l’empreinte des terreurs endurées se transmet, il faut qu’un destinataire se ressentant tel puisse, endetté qu’il est à la vie malgré tout donnée, les mettre en mots : « rien ne peut être aboli qui n’apparaisse, quelques générations après (…) comme signe même de ce qui n’a pu être transmis dans l’ordre symbolique (…) La lettre parvient toujours à son destinataire même s’il n’a pas été constitué comme tel par le destinateur : la trace suit son chemin à travers les autres jusqu’à ce qu’un destinataire se reconnaisse comme tel. »

Celui qui vit avec, en mémoire, une déflagration dans la continuité générationnelle de sa famille ou de son univers historico-politique par exterminations, persécutions politiques, oppressions économique ou coloniale, est donc mis en demeure, afin de se situer et se constituer lui-même, de symboliser et d’inscrire dans son corps social cette rupture violente qu’agit répétitivement la lacune d’un événement venant trouer l’histoire de son patrimoine culturel. Il devient ainsi le passeur d’un événement incorporé mais inassimilable, dont le seul mérite est de transmettre quelque peu la violence d’une mutation dans l’héritage psychique des êtres qui leur fait porter, enclavés en eux, des ascendants aux expériences, non pas « indicibles », mais inhabitables.

Il faut bien sûr préciser ici qu’il n’est nul besoin, de nos jours, d’invoquer une quelconque appartenance à une extermination donnée pour se sentir impliqué dans tel ou tel héritage des traumas de nos temps modernes. Le travail de Jean Hatzfeld sur les témoignages de survivants rwandais prouve bien la dérision des appartenances pour qui reconnaît à cet héritage meurtrier de notre Occident une suprématie accablante. Le descendant doit ainsi lier et convertir des faits, naguère inassimilables pour les siens, en événements historiques advenant à quelqu’un, c’est à dire à lui et aux autres de la cité. Alors que les récits des survivants, incapables d’assumer la réalité psychique de ce qu’ils racontent, restituent la seule réalité matérielle des faits, l’héritier de parents en faillite, défiant une conception positiviste de l’Histoire, opère la secrète violence de les inscrire dans une subjectivité, la sienne et, partant, celle de son environnement social.

On pourrait dire que l’héritier se livre à la tâche, non seulement restitutrice mais avant tout créatrice, que Michelet assignait aux historiens : « entendre les mots qui ne furent dits jamais, qui restèrent au fond des cœurs (fouillez le vôtre, ils y sont) ».

L’héritage ne peut se parler qu’à la faveur d’un déplacement et d’un métissage

Après avoir montré comment la voix des survivants nous traverse pour se faire entendre, j’aimerais à présent expliquer en quoi la fidélité à cette voix passe nécessairement par le déplacement et le métissage de l’héritage. En effet, le programme générationnel au cours duquel les récits ou les silences des survivants exercent leur emprise sur les descendants assigne nécessairement à leur filiation la tâche de les mettre en mots à la faveur d’un triple déplacement : celui du lieu et du temps de l’énonciation, celui de l’expression culturelle que doit adopter leur énoncé.

Or offrir, aux « âmes » du passé, de quoi abriter leurs « douleurs » à ne pas « oublier », ce travail d’élaboration que doit effectuer un descendant de survivants s’il cherche à inscrire en mémoire le trauma de ses ascendants, montre en quoi psychiser et historiciser celui-ci, le transmuer en événement advenant, dans l’après-coup, à lui-même et donc aux autres, constitue une démarche violente. Faire parler le trauma parental pour s’en détacher ou s’en détacher pour le faire parler contraint ainsi à une transgression.

Il faut notamment s’accommoder de la paradoxalité d’un tel héritage qui veut que tout témoignage de survivant ou descendant de survivant ne peut qu’utiliser précisément la langue d’une culture qui a laissé s’accomplir, délibérément ou dans l’impuissance, la destruction dont il veut, en un retour scandaleux, témoigner ; culture pourtant « démocratique », dont le témoin lui-même partage évidemment les privilèges, dès lors qu’il accède aux moyens d’une pensée en mesure de dire et d’écrire ce qui a pu, pour lui, se constituer en événement psychique.

Les catastrophes des meurtres de masse qui détruisent des populations entières avec leur culture annihilent chez ceux qui y survivent toute posture d’énonciation susceptible de décliner à l’autre, dans la langue initiale du défunt sujet, son histoire et ses pertes, le propre d’un tel effondrement traumatique étant précisément de ne pouvoir se symboliser, se parler et encore moins se taire. Le rescapé ne saurait échapper au démantèlement d’une parole audible de lui-même et des autres, puisqu’il lui est désormais impossible de se maintenir sujet de son histoire et de sa langue sans revivre l’angoisse de mort qui achèverait inexorablement la désagrégation psychique. Il lui faut alors effectuer à rebours, s’il le peut, la dé-portation de ce qu’il a rencontré hors du monde des paroles échangeables.

Tout héritier de cette ascendance n’est en effet qu’en devenir. Procès en souffrance, il est enjoint de se constituer sujet à partir des points identifiants d’une langue étrangère où, puisque la parole ne s’institue que de l’écoute, il pourra se mettre en quête d’un tiers-autre, susceptible d’entendre, de recueillir et de reconnaître, dans une autre syntaxe existentielle, son Histoire qui, ainsi traduite, induira dans l’écho d’un tel déplacement de son lieu d’énonciation l’éventuel dépassement de son énoncé. Si « ce qui me constitue comme sujet c’est ma question », le détenteur d’un tel patrimoine réduit au silence doit donc apprendre à la poser dans la langue politique, institutionnelle, culturelle des non-exterminables du moment.

Cette difficulté que rencontre le survivant à une culture engloutie pour accéder à sa propre parole fait couramment l’objet d’un déni tant il est difficilement pensable par ceux qui imaginent jouir d’une sécurité inébranlable, que s’il ne suffit pas de dire l’épreuve mortelle traversée pour s’en détacher, ce n’est pas parce qu’elle ne peut être entendue par autrui mais, au premier chef, parce qu’elle ne dispose plus de la langue dans laquelle elle pourrait se faire entendre tout d’abord de soi-même, d’un soi atomisé, rendu désormais incapable de la contenir. L’énonciation est impossible quand son contenant psychique n’est plus. Shoshana Felman affirme en toute clarté cette vérité fort simple, mais occultée la plupart du temps par les tenants d’une conception positiviste de l’histoire : « Une victime, par définition, ce n’est pas seulement quelqu’un qui est opprimé, mais aussi quelqu’un qui n’a pas de langage propre, quelqu’un qui s’est fait voler le langage dans lequel il aurait pu articuler sa victimisation. Le seul langage dont il dispose est celui de l’oppresseur, et dans le langage de l’oppresseur la victime, si elle se décrit comme victime, paraîtra folle même à ses propres oreilles. »

D’ailleurs, par sa visée totalitaire, un génocide – de surcroît nié par son auteur, comme tout Européen ne peut à présent que le savoir –, anéantit au sein du groupe humain à éliminer, qui se vit alors comme agglutiné dans le même cataclysme persécuteur, l’expérience de l’altérité, celle de la bonne distance d’objet dans la fréquentation d’autrui, un autrui ni bourreau ni victime, mais banalement porteur de toutes les ambivalences humaines. La perception des différences s’engouffre dans celle de la seule différence qui a compté lors de la mise à mort : le Néant sans témoin, cet Autre absolu du revenant qui n’est revenu qu’avec une part de lui-même. Aussi tout naufragé de ce cataclysme originaire doit-il, pour pouvoir parler en sujet de sa propre histoire, se constituer au préalable en apprenant à parler aux autres, c’est à dire à parler la langue de son pays d’adoption, s’identifier aux formes institutionnelles et politiques de sa culture. Cet apprentissage de la langue de la terre d’accueil qui va paradoxalement contenir, par déplacement, dans ses représentations de mot, les affects néantisants et néanmoins nourriciers, essentiels, transmis par l’angoisse parentale requerra, il va sans dire, plusieurs générations.

Seul un registre linguistique étranger à celui où se sont inscrits les affects insoutenables d’origine permettra peut-être, de vivre à coté ou en marge de cet indicible en l’enveloppant dans le linceul d’une langue quelconque appartenant au reste de l’humanité apparemment non menacée. Il donnera au sujet en devenir le moyen de s’approprier de l’extérieur un patrimoine intouchable, devenu opérant au plan symbolique, parce que décodé à distance, en langue étrangère.

Si pour un héritier du Yiddish Land dont les parents ont été déportés vers les camps de la mort, non des régions exotiques de l’Anatolie, mais d’un Vel d’hiv. bien parisien, le recours à un transfert identique sur les institutions françaises à seule fin d’échapper à une collusion paralysante avec les morts, semble exclu, nous rapprocherons néanmoins les réflexions de Rachel Ertel sur la mise à mort du yiddish et ce que rapporte le critique et chercheur Beledian sur la destitution de la langue arménienne vue par un écrivain des années 30 : « La parole yiddish circulait ésotérique, hermétique, entre rescapés et survivants d’un univers aboli, pour se réverbérer dans le vide. (…) Pour les rescapés, cette langue, seul vestige d’avant le déluge, n’est partageable qu’avec leurs pareils, elle ne saurait être transmise. (…) Si la langue semble faite pour ne pas être comprise ni même entendue, l’écriture en cette langue apparaît, à ceux qui en sont les héritiers potentiels, comme le recours délibéré à une cryptographie ésotérique. L’accès en est barré pour toujours. Car derrière l’acte qui se veut acte d’initiation, de dévoilement, se cache l’acte de rétention et de voilement. »

« Le texte [de Nartouni] (…) “ Nostalgie de la langue arménienne ” se constitue autour de la réflexion d’un collègue psychiatre d’origine grecque qui dit au narrateur “ tu oublieras ta langue ”. Le narrateur qui n’a pas parlé dans sa langue maternelle depuis longtemps fait un rêve où il parle dans sa langue avec un chat, ensuite il s’en va dans les champs pour poursuivre son monologue “ afin que personne n’entende mon délire et ne me prenne pour un fou ” (…) Le narrateur restitue ici une expérience commune aux exilés : il porte en lui-même une langue qu’il ne peut pas partager, avec laquelle il ne peut échanger. Toute tentative de parler sa langue, dans la solitude de l’exil, fait de cette langue l’expression d’un délire et d’une folie. Est-ce un hasard si le narrateur se présente ici comme étant dans un asile de fous ? Sa langue devient le signe de son enfermement et c’est pour cela que le collègue grec lui suggère l’oubli. »

Ces deux textes montrent comment toute accession à la parole se manifeste essentiellement par la capacité à énoncer le désastre d’en avoir été privé. En effet, sur le plan politique tout historien peut facilement montrer, dans chaque configuration contemporaine de rescapés transplantés, comment les accords diplomatiques présidant à leur histoire collective accusent l’absence de tout tiers médiateur susceptible d’interdire le pouvoir absolu meurtrier auquel ils furent abandonnés. Leurs pays d’accueil respectifs, conformément à l’opportunisme d’une Realpolitik donnée, furent souvent impliqués, soit directement, soit par un laisser-faire prometteur de bénéfices politico-économiques, dans ces mêmes événements meurtriers qui les expatrièrent et en firent des interdits de séjour laissés à la merci de l’accueil de leurs pays hôtes.

C’est pourquoi cette transmission en est réduite à emprunter, après la rupture violente et dans un excentrement d’après-coup, l’espace transitionnel de médiation des institutions – pour autant qu’elles sont démocratiques – de la culture d’accueil. Elle ne peut, chez les héritiers de deuxième, troisième génération, que s’étayer sur une alliance exogamique avec des identifications à ceux qui, nantis du langage, vivent dans un monde – peut-être provisoirement – non menacé. À notre époque où les exterminations prolifèrent, toutes les langues et cultures majoritaires de l’Occident sont ainsi contraintes de recueillir en leur sein les vestiges de civilisations effondrées à leur insu ou en leur nom.

S’il faut reconnaître que, dans la conjoncture actuelle, l’État de droit devient quelque peu fictif vis-à-vis des émigrés déferlant de mondes détruits par la misère ou les meurtres, j’aimerais rappeler qu’en France l’institution scolaire démocratique de la République apportait autrefois une tiercéité étayante qui venait fissurer la perception victimaire du groupe d’appartenance. Acquérant cette double filiation où il avait, d’un côté, des parents rescapés d’une extermination clandestine des êtres, du lien social, des valeurs culturelles, et de l’autre, des parents adoptifs, fantasmés comme échappant à toute menace, offrant un lieu d’accueil et d’acculturation ambiguë, l’enfant d’émigrés pouvait connaître à l’école ce temps d’illusion provisoirement nécessaire à la construction d’un faux-self de sauvegarde avant d’affronter la désidéalisation maturante.

Par la suite, il pouvait y apprendre la langue du conflit car celle-ci transmettait subversivement l’apprentissage d’une langue qui, minoritaire pouvait alors s’inscrire dans la majoritaire et la mettre en question. Par ailleurs l’Instruction Publique pouvait faire brèche dans le ghetto stérilisant d’un rapport purement fonctionnel à une langue instrumentalisée car, malgré l’ambiguïté de ses idéaux républicains ou grâce à elle, elle produisait à son insu du Tiers susceptible de décondenser l’excès des affects et, par là-même, elle produisait de l’héritage. Elle offrait à l’enfant, témoin de l’ailleurs des bas-fonds, non seulement la langue et la culture étrangères des nantis du langage mais aussi l’aptitude d’un traducteur à passer de son monde à celui des autres.

Un sujet n’advient en effet à lui-même que d’avoir pu recueillir la voix de ses ascendants du fait même qu’il s’est éloigné de la portée captatrice de cette voix. C’est ce double mouvement qui rend communément possible la transmission. Tout lien articulant un héritier à ses ascendants doit accuser nécessairement un écart différentiel le détachant d’eux, pour autant qu’une transmission ne s’effectue qu’à la condition d’octroyer son espace de liberté et de transformation à celui qui la reçoit. Ce qui, dans le cas des traumas collectifs, rend cette condition tragique, c’est que l’injonction parentale universellement à l’œuvre : « sépare-toi de moi pour pouvoir vivre ! » se noue ici, dans un double lien paralysant, à l’impossible commandement : « n’oublie jamais ce à quoi j’ai survécu pour ne pas en mourir ! ». Alors, afin de ne pas laisser disparaître la mémoire des défunts en demeurant impuissants, quoique fidèles à ce qui engloutit leur voix dans le monde, il s’agirait peut-être, pour ces héritiers d’un dilemme stérilisant, de procéder à un métissage de leurs identités d’origine avec celles de leurs cultures d’accueil.

C’est ce métissage distanciateur quant à l’emprise exercée par les défunts qui rend leurs héritiers paradoxalement capables de transmettre ce que leurs ascendants furent et ce qu’eux-mêmes sont. Les descendants de survivants doivent se séparer de leurs morts en opérant un métissage de leurs identifications  pour  transmettre leur mémoire.

En résumé nous dirons que pour l’héritier de ceux qui n’auront été que des survivants, l’autre s’étant effondré aussi bien dans l’Histoire du monde – il fut assassin ou spectateur impuissant – que dans les relations précoces de son histoire infantile – il fut indisponible ou absent car psychiquement tué –, ce qui constitue les traces du rapport traumatique à son premier environnement psychique et social c’est l’absence, parmi ses premiers objets, d’un autre contenant, c’est l’expérience d’un autre déshabité, privé de tendresse car privé lui-même d’autre. Il faudra alors à cet héritier d’un désert perçu en place d’autre, peupler celui-ci en recourant à un métissage de ses identifications contrastées afin d’enraciner, après coup, l’entreprise de survie parentale et donner forme aux traces de son héritage inconscient. Il va sans dire que le recours à ces investissements par déplacement aura évidement une portée politique car ce qui constitue les différents intégrismes c’est l’obstination qui se veut toute-puissante à vouloir rester sans autre.

Email de l’auteur : janine.altounian@free.fr