Les femmes et la folie

Conférence prononcée à Rennes au Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest sous thème de l’année de
« La clinique différentielle des sexes » le 5 octobre 2017

Pour aborder ce thème j’ai choisi de commencer par l’amour. Les femmes parlent d’amour, parfois trop, si on prend l’avis de beaucoup d’hommes. Si elles en parlent c’est parce que la parole d’amour sert à quelque chose. Avant tout, cela sert à éprouver l’amour. Comme disait Lacan, citant La Rochefoucauld, sans la parole amour il n’y aurait pas l’amour. Parfois, l’amour fait lien avec l’autre mais parfois l’amour se transforme en douleur morale. Il peut aussi se convertir en angoisse et même l’amour atteint un sommet dans ce qu’on appelle les amours passionnels. L’expérience analytique le démontre car l’amour occupe une place centrale dans le dispositif analytique, dans les conditions de réalisation d’une analyse et dans les effets que l’analyse produit. Prenons l’exemple du début d’une analyse : « Au commencement fut l’amour », soutenait Lacan. L’analysant est pris par l’amour, ce qui veut dire qu’il est pris par le transfert. Celui-ci tombe sur le sujet et le surprend. Puis, le rationnel du transfert vient après. Le rationnel veut dire que l’amour du transfert ne fait pas obstacle à l’élucidation du désir inconscient. La proposition de Lacan est que l’amour s’adresse au savoir, ce qui nous indique aussi qu’il y a un lien entre la passion et le savoir.
Car Lacan, en même temps pose que l’amour fait partie des trois passions de l’être, avec l’ignorance et la haine. Partons de cette définition de Lacan de l’amour : c’est donner ce qu’on n’a pas. Cela donne déjà une indication que pas tout amour est passion. Certes, l’amour est toujours fondé sur une méconnaissance, sur ce qui fait notre manque, mais il devient passion s’il polarise l’être du sujet. Polarise prend ici le sens de concentrer tout l’intérêt du sujet, toute sa libido dirait Freud. On comprend dès lors qu’il existe une affinité entre l’amour et la folie. Les deux termes ne se recouvrent pas. Mais il y a des amours fous, comme il y a une folie amoureuse dans certains cas de folie. L’amour fou correspond au cas d’un amour bien précis, qui condense la jouissance du sujet et ne permet pas à la jouissance de condescendre au désir.

Vous connaissez la thèse de Lacan, l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir. Ceci veut dire que la fonction de l’amour est de faire passer la jouissance au désir. C’est la raison de la demande insistante de certaines femmes : elles veulent qu’on leur parle d’amour, car l’amour suscite le désir. Prenons cette autre fonction de l’amour dont l’exemple est celui de l’amour courtois. Il est une modalité de maitrise du non-rapport sexuel. Le non-rapport sexuel est de structure, ce qui veut dire qu’il n’y a pas de complémentarité parfaite dans la jouissance des partenaires. Mais, en faisant exister un amour impossible dans sa réalisation, cas de l’amour courtois, on ne se confronte pas à l’impossible de la structure. Lacan le formule ainsi : « seule façon, pour l’homme, de se tirer avec élégance de l’absence du rapport sexuel », ou aussi « façon tout à fait raffinée de suppléer à l’absence de rapport sexuel, en feignant que c’est nous qui y mettons obstacle »(1). On peut donc dire qu’on jouit de l’amour. De même, il y a une jouissance dans l’amour de transfert à une différence près, l’amour de transfert est le moyen de sortir de la jouissance de l’amour pour passer au désir.

On peut saisir encore un autre versant de la passion amoureuse à partir de deux néologismes lacaniens : d’une part celui de l’hainamoration, qui signale la haine et l’amour qui s’adressent à l’être, soit une pure jouissance sans désir, d’autre part celui de jalouissance utilisé par Lacan, je le cite : « On en reste (…) à la notion de la haine jalouse, celle qui jaillit de la jalouissance, de celle qui s’imageaillisse du regard chez Saint Augustin… »(2).

La jalousie convoque l’amour, la préférence, la place du préféré, l’exclusivité, les choix de l’autre. C’est la distinction avec l’envie qui implique le collage absolu avec l’image. En effet, dans l’envie, il n’y a aucune trace de l’amour. Il manque la parole qui permet de sortir du ou bien ou bien c’est à dire l’autre ou moi.

La pure jouissance ou jouissance absolue qui concerne un rapport à l’autre sans la médiation de l’amour et impliquant donc l’absence de désir nécessite d’être articulée au narcissisme qui constitue dans ce cas le ressort du lien à l’autre.

Une distinction s’impose, le désir part de l’inconscient et suppose le manque, la passion peut se limiter au Moi et suppose la complétude avec l’objet de la passion. Je reviens ici à la question de l’amour comme passion. Car l’amour-passion peut se cristalliser en érotomanie de transfert et les risques qu’elle peut engendrer comme par exemple l’infinitisation des analyses. L’érotomanie, certes, est la forme paradigmatique que peut prendre l’amour dans la psychose. C’est la conviction d’être aimé par un partenaire, qui de plus n’est pas n’importe qui. Mais l’amour-passion n’est pas réservé à la psychose. Certes, l’érotomanie constitue une forme typique de la passion où le sujet, d’une part, a rencontré le partenaire d’exception, mais en plus il est aimé de ce partenaire devenant ainsi à son tour le sujet élu, donc le vrai élu. Les signes qui viennent du partenaire et montrent qu’il ne s’agit pas d’amour pour lui, sont interprétés en fonction du postulat de base : « il me dit ça mais au fond il m’aime ». Le plus frappant de cet amour-passion est la durée dans le temps. Le sujet affirme, après de nombreuses années, ne plus éprouver de l’amour, et une fois confronté à nouveau au partenaire, il donne les signes que l’amour ne s’est pas effacé. Ce n’est pas que l’amour fait retour. L’amour a toujours été là. Il suffit de lire les exemples frappants des présentations de malades de G. de Clérambault. Rien n’entame, même après trente ans de signes d’indifférence de la part du supposé partenaire, la conviction acquise d’être aimé par un partenaire bien précis. N’y a-t-il pas meilleure définition de la passion ? Il y a à la fois l’intensité, la durée dans le temps, et l’exclusivité.

Ceci n’exclut pas des érotomanies avec des objets multiples. Et cela n’exclut pas non plus une dimension érotomaniaque dans la cure de l’hystérie qui se croit l’élue de son analyste. Cela peut durer très longtemps et même faire obstacle à toute forme de rencontre. Car, pourquoi chercher l’amour, si le sujet l’a déjà rencontré et s’il affirme que « c’est avec son analyste ». Il est certain que l’expérience d’une analyse peut parfois favoriser cette pente car elle implique une concentration de la libido dans le transfert qui affecte l’économie libidinale du sujet. C’est donc le désir de l’analyste qui est requis car il soutient l’interrogation essentielle nécessaire à la poursuite de l’analyse, soit de maintenir l’écart entre le savoir et le sexe. Le désir averti de l’analyste prend appui sur l’identité impossible entre ce savoir et le sexe.

L’érotomanie

L’érotomanie démontre également le lien entre la passion et le narcissisme. Notre époque avec la promotion d’un lien social basé sur le narcissisme pousse aux passions imaginaires qui relèvent de l’adoration du corps, basé donc sur la croyance d’une identité commune, celle qui pourrait procurer le corps imaginaire.

La dimension symbolique de l’amour, liée à donner ce qu’on n’a pas, est autre chose que la passion de l’image. Il existe également une dimension réelle de l’amour, soit l’impossible substitution absolue d’un objet d’amour par un autre. Il y a toujours une perte. Le miracle de l’amour se produit quand ces deux manques se rencontrent sans pourtant se recouvrir. C’est en cela que Lacan peut dire que « l’amour, il est toujours réciproque ». On peut repérer toutes les maladies de l’amour, tous ses ratages, autour de ce critère-là.  Cette phrase ne dit évidemment pas qu’il suffit que j’aime pour que l’autre m’aime. Elle donne plutôt la définition même de l’amour : ce n’est de l’amour que lorsque l’amour est réciproque. Mais ce « réciproque » ne fait pas deux. L’amour ne fait pas deux. Il « ne fait jamais sortir quiconque de soi-même ». Elle fait au moins quatre : deux manques qui ne se recouvrent pas et qui ne sont pas symétriques, un objet qui est une fonction vide. Si je désire, je me propose comme manque d’un objet que je situe chez l’être aimé. Mais cet objet qui suscite mon désir est justement lui-même quelque chose de l’ordre d’un manque. Il est donc toujours possible qu’en désirant je sois du coup apprécié comme désirable, comme aimable, là où, en me proposant comme manquant, je porte l’objet qui attise le désir. Un objet non complémentaire est le pivot de l’affaire. On voit bien que là, cet objet objecte au « rapport de deux », à la fameuse intersubjectivité. L’amour, même réciproque, ne fait pas rapport sexuel. Il supplée à son absence. Lacan est explicite : « Ce qui supplée, au rapport sexuel, c’est précisément l’amour »(3). Il est un nécessaire qui surgit sur le fond d’un impossible. Il est la création de ce qui n’est pas donné d’emblée, le lien à l’autre sexe.

Quand on pose l’idée de l’inexistence du rapport sexuel, soit que le rapport sexuel ne peut pas s’écrire et qui se traduit par l’absence de complémentarité au niveau de la jouissance dans la rencontre sexuelle, on pourrait postuler que c’est cette inexistence qui ouvre la possibilité à une suppléance, ce qui est le cas de l’amour. Sauf que cette suppléance peut s’avérer inefficace. C’est ce qui se produit avec la folie amoureuse.

Ce que j’appelle la suppléance inefficace dans la folie amoureuse, c’est l’idée que le sentiment d’amour ne règle pas le lien avec le partenaire. Plutôt le sujet éprouve-t-il le retour récurrent des manifestations négatives. Ainsi dans la folie amoureuse, l’espoir peut faire suppléance jusqu’au moment où les signes de l’Autre peuvent prendre pour l’amoureux une forme négative et transforment l’amour en hostilité, et l’espoir en persécution. C’est le cas où le virage de l’amour transforme celui-ci en amour ravageant.

Femmes, folles de l’amour ?

La question qui se pose est, si pour les deux sexes, hommes et femmes, il y a une égalité face à l’impossible c’est plutôt par rapport aux femmes qu’apparaît la référence à la folie. Je commence d’abord par des phénomènes cliniques puis je vais essayer de rendre compte de cette référence aux femmes si fréquente quel que soit les cultures, je ne les connait pas toutes mais il se trouve que je reçoit des analysant parlant une autre langue que le français et si bien il y a des différences c’est frappant que sur ce point il y a consensus. Car c’est en fait, c’est la première parole qui vient lors des disputes d’amour, « tu es folle ». Sont-elles en réalité plus folles que les hommes ?

Je prends un exemple, du début de l’enseignement de Lacan, le cas Aimé, sujet de sa thèse de médecine, d’une femme rencontrée à l’hôpital psychiatrique. Je ne développe pas le cas, juste un point. Lacan postule que le choix de partenaires chez Aimée se caractérise par une incompatibilité maximale.

Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut qu’il y a des partenaires qu’on choisit qui peuvent résonner avec l’inconscient, puis d’autres qu’on choisit sans aucune autre orientation que celle de l’image. En d’autres termes choisir un partenaire juste par l’image c’est autre chose que de le choisir à partir de l’inconscient. Lacan le dit encore autrement quand il pose que l’amour fou est un amour mort, soit un amour figé par l’image qui ne laisse aucune place au désir.
Remarquez que c’est la définition de l’amour que donne Lacan, c’est la rencontre entre deux inconscients. Disons donc, que s’il n’y a pas de rapport sexuel cela ne veut pas dire que chacun est à la dérive dans le choix du partenaire. Il y a toujours le choix de l’inconscient comme boussole.

Ce que démontre le cas Aimée c’est un choix de partenaires sans être guidé par l’inconscient. Or comment on est guidé par l’inconscient ? L’inconscient pousse chacun et sans qu’il le sache vers le partenaire du désir à partir du fait de localiser chez le partenaire ce qui fonctionne comme signifiant du désir, autrement dit le phallus. Pour Aimée manque l’orientation du phallus. C’est pourquoi, elle choisit ses partenaires mais cela ne fonctionne jamais.

Le phallus est ce qui fait du partenaire l’objet du désir. En même temps le phallus fonctionne comme limite à la jouissance absolue. Le phallus est donc ce qui du programme inconscient supplée à l’absence de guide naturel dans le choix du partenaire et le phallus aussi est ce qui nous averti qu’il n’existe pas de solution parfaite. En réalité la solution parfaite on la rencontre dans la folie. Cela peut prendre deux formes selon les sexes.

Du côté des hommes cela prend la forme de croire à La femme. Cela peut aller loin, car Lacan a pu faire équivaloir, le fait de croire à une femme, comme croire à une voix. Certains hommes en analyse le disent très clairement. « C’est une folie, je l’impression d’entendre la voix de ma femme tout le temps ». Ou aussi cet autre exemple : le cas des hommes qui se réfère à leur femme de cette façon : ce qu’elle dit c’est comme une voix à laquelle je dois obéir ». Une femme peut ainsi devenir une voix pour un homme. Autrement dit, croire à une femme peut prendre pour un homme une forme qui est proche de celle de croire à la voix de l’hallucination. La voix d’une femme prend dans ce cas la fonction de commandement pour un homme. C’est aussi une des raisons que font dire aux hommes que cela relève de la folie ou que leur femme est folle. Or, la folie ici n’est pas celle de la femme, c’est celle de la croyance sans faille que ces hommes ont pour ces femmes.

Cela peut prendre une autre forme pour la femme. Lacan dit : Une femme rencontre l’homme dans la psychose. C’est la version féminine de la croyance. L’homme n’est pas une voix pour elle dans ce cas. La folie n’est pas celle de croire à une voix mais celle de croire que l’homme avec majuscule, sans manque donc, existe. C’est un exemple de ce que Lacan disait, que le rapport sexuel n’existe pas sauf dans la psychose. Dans la psychose, on ne croit pas que le partenaire idéal existe, dans la psychose on l’a rencontré. Et si on l’a rencontré on n’a pas besoin de croire.

Remarquez qu’en général, après un certain temps, une femme non psychotique repère les points de manque de son partenaire. Croire qu’on l’a rencontré, l’homme sans manque relève donc de la folie. C’est ce qui produit dans l’érotomanie. Autre chose encore est ce qui se produit pour la plupart de femmes et qui fait encore qu’on dise qu’elles sont folles. C’est ce qui se passe quand elle ne le rencontre pas mais qu’elle rêve que c’est possible qu’il existe.

Folie de la croyance chez la femme qui est à l’origine souvent des ratages de la vie amoureuse, car cela passe par un présupposé. Peut être le prochain sera l’homme que j’ai toujours rêvé. C’est une façon bien féminine de rater la rencontre. Pour preuve le cas de plus en plus fréquent de femmes en analyse, ayant fait plusieurs expériences de vie avec un homme, espérant qu’avec le prochain ce soit meilleur, sauf qu’après quelques séparations, eh bien cela devient plus difficile de rencontrer un homme. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est un fait de la clinique analytique qui traduit un phénomène de notre société.

On perçoit bien que cette croyance dans la rencontre avec l’homme sans manque est relative à la nostalgie d’un phallus perdu qu’un jour sera retrouvé. C’est ce qui se démontre avec les exigences qui prennent allure de folie dans l’hystérie, insoumise aux prescriptions universelles et qui ont été à la base de l’invention de la psychanalyse. C’est l’insatisfaction hystérique mise en forme dans le discours accueilli par Freud qui a donné naissance à la psychanalyse. C’est la dimension positive du discours hystérique. Cela produit un gain de savoir, c’est un discours qui interroge le discours du maître. Le discours hystérique est un discours contre la norme et qui réclame la production d’un savoir singulier. L’hystérique cherche un maître. En même temps ce serait une folie de croire qu’elle veut juste un maître. Elle veut un maître châtré. C’est la forme que peut prendre parfois cette insistance, folle, de châtrer l’homme.

L’hystérique, au lieu d’instaurer l’acte sexuel, par le biais du manque – de son manque à elle- travaille pour instaurer le manque, pour le cultiver, préférant la jouissance du fantasme à la jouissance avec le partenaire. Elle « fait l’homme », disait Lacan, ce qui veut dire elle se met à la place de l’homme et aussi elle fait exister un homme qui soit l’exception. Et si cela ne suffit pas, reste le discours du maître. Ce qu’elle conteste, le maître, mais pour lui donner encore plus de consistance.

Pourquoi l’analyste est le partenaire qui convient à l’hystérique ?

Car l’analyste sait qu’une option est possible. Ce n’est pas celle de faire l’homme ou celle de faire le maître – à noter qu’il y a une grande affinité entre les deux – , mais de rendre possible une satisfaction. Le partenaire sexuel de l’hystérique par contre, duquel elle ne se prive pas forcément dans l’acte sexuel, est mis à la place de celui qui confirme – pour l’hystérique- son postulat de base : « il n’y a qu’Un, celui qu’elle n’a pas encore rencontré ».

Prenons le cas de cette femme qui centre son analyse autour de la supposition qu’il doit exister une scène infantile refoulée à la base de tout ce qui lui arrive dans la vie. Cette scène, qui ne s’est jamais produite dans la réalité est celle d’un contact sexuel avec son père. Ça n’a pas existé mais, elle y pense, cela fonctionne pour elle comme un rêve diurne, auquel elle donne un statut causal au point que cela expliquerait pour cette analysante, la recherche constante d’un amant beaucoup plus âgé, ce qui fait de chaque rencontre une rencontre symptomatique au sens où elle sait, qu’une fois passé le temps de la séduction, elle aura besoin d’un nouveau partenaire. Mais une vraie scène refoulée fait émergence. Il s’agit d’une lettre d’amour rédigée pendant son enfance et adressée à un ami du père et qui était destinée à rester dans le secret, c’est-à-dire non envoyé, jusqu’au moment où la mère la découvre et avec un éclat de rire transmet la lettre à l’ami du père. Le rire de la mère prend pour cette analysante -au moment de la scène- la forme de : « elle se moque de moi ». Ce qui constitue la base d’un postulat construit dans la cure : « je ne peux pas être prise au sérieux en tant que femme ».

Le deuxième exemple concerne une femme qui se voue à être parfaite, et cela dans tous les plans où elle intervient : son objectif est d’être l’amie parfaite, la meilleure professionnel, l’épouse irréprochable. Néanmoins, une tâche apparaît dans le tableau : ses amis lui font remarquer qu’elle est trop sérieuse, ses collègues de travail ne supportent pas tant de perfection et son partenaire lui dit que ça serait bien qu’il y ait un peu plus de ratage. Elle même s’interroge pourquoi si elle aime et désire un homme, elle doit sans cesse se poser la question qu’elle ne s’est pas trompée dans son choix amoureux. Ceci se redouble avec l’idée qui lui vient : « et si ma mère avait raison », une mère qui en effet avait trouvé le moyen de dire à sa fille qu’elle pouvait prétendre à plus dans le choix qu’elle faisait des hommes. Mais la parole qui l’a véritablement touchée dans son enfance et déterminante pour la suite est cette phrase de sa mère : « il faudrait savoir si en réalité tu ne te satisfait pas de peu ». C’est en effet le type de phrase qu’empoisonne une vie car comme le dit cette analysante : « où passe la frontière qui permet de conclure que c’est suffisant ».

Ces deux exemples nous permettent de démontrer comment les signifiants du caprice de l’Autre, que le sujet ne réussit pas à intégrer, constituent des modalités de jouissance qui vont jusqu’à déterminer la modalité de satisfaction avec le partenaire. Pour la première, elle peut être avec un homme à condition qu’il la prenne à la légère, en même temps, elle se plaint de cela. Pour la seconde, manque la limite qui lui dise qu’elle n’est pas obligée de penser au prochain homme. Car si le rapport sexuel n’est pas inscriptible, et la jouissance n’inclut pas une dimension de l’impossible, la question pour chaque analyse est celle de savoir quelle est la jouissance qui permet de dire au sujet « c’est suffisant ».

Si les hystériques incarnent spécialement les amoureuses c’est parce qu’elles cherchent dans le partenaire un supplément d’âme, un supplément qui fonctionne comme point d’arrêt, à l’illimité dans le désir et à la dérive dans la jouissance. D’ailleurs quand Lacan pose que « La femme ne peut aimer en l’homme […] que la façon dont il fait face au savoir dont il âme »(4), c’est une autre façon de poser la quête de limite chez la femme. De même quand Lacan pose qu’il y a deux façons de rater la rencontre, Lacan aborde le ratage propre aux femmes. Quel est le ratage propre aux femmes ? Il est celui de croire qu’elles vont obtenir à travers le partenaire sexuel ce qui donne la substance à son être femme. Je déplie ce point. Pourquoi l’insistance des femmes en analyse à évoquer qu’elles ne se sentent pas aimés par leur couple ?

C’est certain que ça peut exister des femmes qui ne sont pas aimés. Mais ce qui frappe est le caractère très répandu de la plainte concernant le manque d’amour de la part du partenaire. Et d’ailleurs, s’il y a trop d’amour de la part de l’homme, celui-ci, je vais dire l’homme, est méprisé par la femme. On insiste beaucoup dans l’idée qu’une femme veut qu’un homme soit tout pour elle, mais aussi tout à elle. Ce n’est pas percevoir qu’elle ne le veut pas tout à elle. D’ailleurs on perçoit la plainte d’une femme quant elle se sent trop aimée par l’homme. Existe en effet, chez la femme le désir, que le désir de l’homme ne soit pas tout dirigé vers elle. Donc la plainte est soit trop peu d’amour soit d’être aimés mais pas par la bonne personne ou de la bonne manière. La question se pose : pourquoi espérer tant de l’amour alors que l’amour est une invention ? Comme je l’ai évoqué avec La Rochefoucauld, l’amour n’existerait pas s’il n’y avait pas la parole amour. Maintenant comme toute invention elle doit servir à quelque chose, il y a une raison à cette invention. À quoi sert l’amour ? L’amour sert à masquer ce qui n’existe pas. Il est certain que souvent, je ne dis pas toujours, ce qui est attendu de l’amour est ce qui pourrait faire d’une femme La femme. C’est cela le ratage propre aux femmes. C’est tenter de faire exister par l’amour une femme qui serait toute alors que le propre de la femme est d’être pas-toute.

Je fais maintenant une remarque sur ce qu’une femme sait, ce qu’elle sait du fait d’être dans le discours et d’y être entrée en tant qu’hystérique. Elle sait que le complément des jouissances n’existe pas, c’est quelque chose que le sujet hystérique sait, d’ailleurs il passe son temps à dénoncer cette non accommodation entre les choses. L’hystérique cherche un maître qui arrange tout ça. Ceci se traduit souvent en impasse car l’hystérique croit suppléer à ce qui n’existe pas par un amour qui s’avère lui même en impasse. Ce qui fait la spécificité de l’amour dans l’hystérie est qu’on aime le même dans le partenaire, et on peut faire de cela une éthique, c’est à dire se faire une conduite. Lacan a évoqué à ce propos l’éthique du hors sexe, comme il avait évoquée l’éthique du célibataire. On peut faire une série, éthique du célibataire, l’hystérie hors-sexe, l’amour courtois et celle que Lacan a désigné comme la jouissance de l’idiot, la masturbation. Il s’agit des modalités d’éviter l’impasse effet de l’impossible sexuel, à savoir de faire de deux Un. C’est pourquoi Lacan évoque à ce propos le courage. Nous pouvons donc distinguer l’amour au service de croire en son fantasme où l’amour au service du courage d’affronter la différence dans la jouissance. C’est certain que l’amour vise l’être du partenaire sexuel, mais ne le rencontre pas, en ce sens l’amour est toujours faillite, quelque soit la structure clinique. Avec la jouissance on a un aperçu plus précis de l’être sexuel, le propre mais aussi celui de l’autre. Néanmoins l’amour fait faillite et ce qui fait le ressort de la jouissance, reste en partie opaque.

Le sexe et l’amour

Venons en aux rapports entre l’amour et le sexe. La thèse du séminaire Encore est que dans l’amour le sexe n’y compte pas. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire deux choses. À un premier niveau cela veut dire que quand on est dans l’amour on n’est pas dans le sexuel, il y a une sorte de sublimation de la jouissance. Mais plus fondamentalement à un autre niveau, que dans l’amour le sexe n’y compte pas cela veut dire que l’amour c’est autre chose que la différence de sexes. C’est vérifiable cliniquement. D’une part il n’y a pas de différences entre un amour homosexuel ou hétérosexuel. D’autre part, l’amour c’est autre chose que l’identité sexuelle et autre chose aussi que le choix du partenaire.

Or ce que Lacan démontre c’est l’efficacité d’une formule qui se soutiendrait de ceci : « Je te désire même si je ne le sais pas ». Elle est efficace car irrésistible. Elle ne peut pas relever d’un énoncé calculable, plutôt se soutient d’un dire, et à chaque fois qu’il y a ce dire, cela fait tomber l’autre dans les rets de l’amour. Es el ejemplo tipico de Don Juan se loge ainsi dans le fantasme de la femme d’être l’unique. Don Juan marque la femme en tant que femme. Si comme le dit Lacan, l’homme sert de relais pour que la femme devienne Autre pour elle-même, Don Juan l’incarne spécialement. Par ailleurs, nous avons cette formule frappante de Lacan : « Don Juan aime les femmes, il les aime assez pour ne pas le leur dire ». Vous voyez que là, ce n’est pas la parole d’amour qui suscite le désir mais un désir qui ne se sait pas suscite l’amour. D’autre part, j’ai été frappé que Lacan ait définit Don Juan comme un homme sans désir. Je le comprends ainsi : ce pas de désir c’est au sens de pas de désir pour une en particulier. Mais alors, pourquoi c’est compatible avec le fait que Lacan pose Don Juan, comme un fantasme féminin ? Car l’homme avec un désir c’est angoissant pour une femme. Pour revenir à la formule qui suscite l’amour le plus frappant est que Lacan ajoute que cela relève d’un sujet qui prends ce détour « innocemment ou non ». Innocent ici serait celui qui désire sans le savoir. Le non-innocent est celui qui a un savoir faire concernant le déclenchement de ce circuit. Est-ce que cela correspond à un fait clinique ? Pour ma part je suis convaincu.

Il existe des sujets qui savent comment être irrésistibles dans l’amour. On peut se demander si l’analyse apporte un savoir-faire là-dessus. On ne peut pas affirmer cela. Par contre, il est certain que l’analyse en introduisant le sujet dans le circuit du désir, laisse une chance à un amour qui soit autre chose que la demande et autre qu’un sans limite indiqué par l’expression de Lacan : un foisonnement de bavardages, qui indique une parole d’amour qui est en réalité une dérision de la parole, un bavardage qui prend l’allure d’une folie.

Le désir d’une femme est pourtant lié à une nécessité impliquée par la fonction du phallus. C’est ainsi qu’on peut comprendre que la féminité est mascarade. C’est au sens qu’elle implique l’identification au signifiant phallique et c’est pourquoi en même temps Lacan évoque la forclusion de l’être femme. Il l’anticipe avec cette expression : « étrangeté de son être par rapport à ce en quoi elle se doit de paraître(5). » Il lui faut être le phallus alors qu’elle ne l’est pas. C’est ça ce que veut dire éprouver la forclusion de l’identification subjective(6). Avec ces termes Lacan rend explicite ce que nous savons depuis Freud, il n’y a pas d’inscription du sexe de la femme dans l’inconscient ce qui met en évidence que le cheminement pour une femme dans son accès à l’être-femme puisse prendre l’allure d’un phénomène relevant de la forclusion, donc une allure folle.

Néanmoins, dans la névrose même s’il manque le signifiant de La femme dans l’inconscient, elle sait, où est le phallus, elle sait où elle doit aller le prendre, elle va vers celui qui l’a. Lacan dit: « Une féminité, une vrai féminité à toujours une dimension d’alibi. Les vraies femmes, ça a toujours quelque chose d’un peu égaré(7). » Et quand on est dans l’égarement on est proche de la folie. Cette formulation de Lacan est une prémisse du pas-tout. Il existe un domaine auquel aucune époque, dans l’histoire, n’a réussi la parité homme-femme. C’est celui de la folie. Le terme de folie est déjà au féminin, et c’est un fait que, depuis toujours, on dit que les femmes sont « folles ».

La folie est-elle une question de sexe ? Et si elles sont toutes folles, pourquoi ajouter dans notre titre le terme de folie ? Il s’agira de spécifier, dans ce parcours, ce que vise le terme de folie appliqué aux femmes ainsi que sa distinction d’avec le terme d’« hystérie » qui les concerne. La folie féminine est-elle un fantasme social, un fantasme masculin, ou correspond-il à un fait qui capte quelque chose sur ce qu’est une femme ? Freud a conclu sur une interrogation, « Que veut la femme ? » Lacan a conclu avec une réponse : « La femme n’existe pas ». Cela nous permettra d’éclairer  sa formulation : « la femme (…) de son essence, elle n’est pas toute ». C’est ce qui nous permettra de saisir pourquoi il a affirmé : « Les femmes ne sont pas toutes (…) pas folles-du-tout, arrangeantes plutôt ».  Elles ne sont pas toutes accommodées à la logique phallique, mais la logique phallique la détermine. Elles rencontrent là une limite, mais qui fait place parfois à la possibilité d’une jouissance Autre que la jouissance phallique. Cette jouissance lui est hétérogène à la femme en cela qu’elle est hors langage. C’est pourquoi Lacan la désigne de jouissance supplémentaire.

Citons Lacan dans le séminaire Encore : avec S(A) barré, dit-il, « j’ai ajouté une dimension à ce lieu de l’Autre, en montrant que comme lieu il ne tient pas, qu’il y a là une faille, un trou, une perte  ». Il désigne alors la jouissance féminine, cette jouissance qui n’a pas de répondant dans le savoir inconscient, comme venant de ce S(A) barré. Manque donc la marque de ce que serait une femme, ce qui serait chez Freud la féminité accomplie. Suivant Lacan, pour une femme le fait d’être pas-toute en rapport au phallus c’est ce qui la prédispose à une jouissance mortifère, à un surmoi parfois excessif, à une pente à la mélancolie, ou à la dépression.

Une note spéciale concerne la question du ravage, qui est une forme du hors phallus, qui concerne la relation mère fille et qui traduit d’une certaine façon une forme de folie. Reste que pour Lacan de façon plus générale, s’il n’y a pas de marque concernant l’être femme, il y a une modalité de jouissance propre à chacune d’entre elles. C’est ce qui s’invente pour chaque analysante dans la cure et l’extrait de la jouissance négative à laquelle une femme peut plus spécialement se sentir aspirée du fait de ne pas être toute prise par la question phallique.

 

(1) LACAN, J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 89.
(2) Ibid., p. 91.
(3) Ibid., p. 44.
(4) LACAN, J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Leçon du 13 mars 1973.
(5) LACAN, J., Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscients, Paris, Seuil, p. 350.
(6) Ibid., p. 351.
(7) Ibid., p. 195.

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