Le « truc » analytique

Texte de la conférence donnée à Rennes le 7 mars 2020 dans le cadre du Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest.

 

 

Je mettrai en exergue de mon propos, une question posée par Lacan en 1978, au 9ème Congrès de l’EFP sur La transmission, qui est celle-ci :

« Comment se fait-il que, par l’opération du signifiant, il y ait des gens qui guérissent ? […] C’est une question de truquage. Comment est-ce qu’on susurre au sujet qui vous vient en analyse quelque chose qui a pour effet de le guérir, c’est là une question d’expérience dans laquelle joue un rôle ce que j’ai appelé le sujet supposé savoir. […] Le sujet supposé savoir, c’est quelqu’un qui sait. Il sait le truc, puisque j’ai parlé de truquage à l’occasion, il sait le truc, la façon dont on guérit une névrose[1]. »

Il y a plusieurs points qui peuvent nous questionner dans cette phrase, voire même nous laisser un peu perplexes, d’autant qu’il s’agit d’un texte de 1978. « Truc », « truquage », cela évoque, comme l’indique le dictionnaire, non seulement une façon d’agir qui requiert de l’habileté et de l’adresse – disons que c’est l’astuce, la combine, le stratagème –, cela évoque aussi l’illusion, l’artifice, ou encore la falsification, la tromperie. « Truc », tout comme « machin », c’est enfin ce qui désigne une chose ou une personne dont on ignore, ou dont on a oublié le nom.

On ne peut soupçonner Lacan d’utiliser les mots à la légère, alors pourquoi utiliser ceux-ci, qui ne sont pas sans renvoyer à un certain rabaissement, voire ravalement, tant du savoir que de l’acte ?

Il y a pourtant, dans la Grèce ancienne – celle d’avant le Vème siècle av. JC – une forme d’intelligence rusée, « oblique », que les Grecs nommaient mètis, et que Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant ont réhabilitée dans un ouvrage intitulé Les ruses de l’intelligence, la mètis des Grecs[2]. Combinant la feinte, l’astuce, la ruse, la sagacité, la débrouillardise ou la duplicité, la mètis est l’art de savoir y faire face à des réalités complexes, mouvantes, changeantes, qui ne se laissent enfermer ni dans des mesures précises, des calculs ou des raisonnements logiques. Relevant plutôt d’un « je ne pense pas » – mais qui suppose par ailleurs un savoir bien assuré – elle est cette forme d’intelligence pratique, qui ne s’acquiert pas dans les livres mais par l’expérience, et qui s’exerce dans des domaines aussi divers que le savoir-faire de l’artisan ou du chasseur, l’habileté du sophiste, ou encore l’art du navigateur frayant un passage – poros – là où précisément il n’y en a pas – aporia. N’est-ce pas d’ailleurs à cette forme de savoir singulier que Lacan fait référence dans le séminaire Le transfert quand il évoque Archiloque : « Le renard en sait long, il sait beaucoup de tours, tandis que le hérisson n’en a qu’un, mais fameux[3]. » Peu propice à la maîtrise, à la transmission et à l’enseignement, cette forme d’intelligence retorse sera dévalorisée et refoulée à partir du Vème siècle av. JC, au profit de ce qui constituera alors l’idéal de la science helléniste.

Y croire

Ce qui ne s’acquiert que par l’expérience n’est pas sans faire écho à l’expérience analytique. Pourquoi, au fond, l’expérience d’une cure est-elle si essentielle, au point qu’il ne peut y avoir d’analyste sans cette expérience ? Ce qui ne veut pas dire pour autant que celle-ci garantisse qu’il y ait « du » psychanalyste. Et pourquoi donc l’enseignement théorique, la lecture des textes, les analyses cliniques, les supervisions,… tout ça qui s’apprend, ne sont-ils pas suffisants, comme il en est par exemple pour la formation des psychologues ?

Eh bien tout simplement parce qu’il n’y a que dans la cure qu’on rencontre l’inconscient. Hors de la cure, on peut parler de l’inconscient, on peut en repérer les manifestations, les émergences, voire même tenter de les déchiffrer, mais on ne peut en tirer les conséquences au point d’en produire la face de réel. « L’inconscient réel ne s’enseigne pas, et ne s’assure pour chacun que dans l’expérience singulière d’élaboration qu’est son analyse[4] ».

Freud et Lacan y insistent – chacun à sa manière bien sûr puisqu’on n’est pas au même niveau de l’inconscient – si l’on veut prendre une certaine mesure de cette hypothèse qu’est l’inconscient, si l’on veut « l’épreuver », il faut faire une analyse. Ce qui ne veut pas dire bien sûr que la rencontre avec l’inconscient réel soit inscrite sur le ticket d’entrée.

Mais ce ticket d’entrée – qui n’est pas à confondre avec le premier rendez-vous avec un analyste – qu’est-ce donc ? A quoi donne-t-il accès et à quelles conditions ? Ce à quoi ce ticket donne accès, c’est à la voie analysante, celle de l’association libre, disons le travail analysant que l’énoncé de la règle fondamentale viendra en quelque sorte poinçonner. Mais pour entrer dans cette voie, il faut deux conditions. La première, côté analysant, procède d’une croyance, la croyance que ce qu’il amène comme souffrance ou comme symptôme – au sens large du terme car une vie entière peut faire symptôme –, et qui motive tant la plainte que la demande, veut dire quelque chose. Il faut y croire, « croire à des êtres en tant qu’ils peuvent dire quelque chose[5] ». Si l’on attend seulement la guérison ou le soulagement de ses symptômes, il y a des voies plus courtes et, comme le rappelle Lacan, si l’analyse était « purement et simplement une thérapeutique, un emplâtre, une poudre de perlimpinpin, tout ça qui guérit […] on se demande vraiment pourquoi ça serait ça qu’on s’imposerait car c’est vraiment de tous les emplâtres un des plus fastidieux à supporter. Car, malgré tout, si les gens s’engagent dans cette affaire infernale qui consiste à venir voir un type trois fois par semaine pendant des années, c’est tout de même que ça a en soi un certain intérêt[6] ».

Autrement dit, il y a autre chose qui motive l’adresse du symptôme à un analyste. Freud d’ailleurs avait mis en garde contre le désir de guérir et contre toute atténuation prématurée de la souffrance. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’il n’y a pas d’effets thérapeutiques dans une cure. Il y en a, mais on leur donne la place qui leur revient, celle « de surcroît ».

Prêter au symptôme une intention de signification, supposer qu’un symptôme veut dire quelque chose, procède bien d’une croyance, il faut y « croire », et cette croyance ne va pas de soi. Disons qu’elle est par la grâce de l’analysant. C’est cela le transfert analytique, c’est la supposition d’un savoir, sans laquelle il y a peu de chance d’entrer dans l’analyse.

Rappelons que le symptôme est d’abord et avant tout un bouchon de la division du sujet, il est fermé à l’Autre – autiste, donc. Ce n’est que parce qu’il est corrélé au transfert qu’il prend une dimension d’énigme, $, qui l’ouvre à l’intervention de l’Autre.

L’autre condition, à la charge de l’analyste, étant de déjouer l’obstacle transférentiel qui consiste, dès lors qu’on suppose un savoir, d’en attendre de l’autre la réponse ou la révélation. On peut reconnaître ici la structure du discours hystérique où le sujet divisé en place d’agent s’adresse au maître, au sujet supposé savoir, pour lui faire produire un savoir, et même un savoir qui révélerait l’être du sujet.

Mais l’analyste n’est ni à la place du maître ni du savoir. La manœuvre du transfert vise donc à opérer un déplacement – « Pousse-toi là que (je) m’y mette » – afin de déloger le sujet qui attend de l’autre la réponse, et que vienne à cette place l’objet cause, cause de l’élaboration analysante. C’est l’analyste en place d’objet-cause.

Transfert et suggestion

Il y a donc au départ de l’analyse un acte de foi, acte de foi qui renouvelle, en chaque cure, celui inaugural de Freud. Mais qui dit croyance dit aussi crédulité, illusion – on retrouve là le trucage auquel on peut se laisser prendre, et qui alimente bien des critiques à l’égard du transfert. C’est toute la question de ce qui distingue transfert analytique et suggestion, par laquelle Eliane Pamart dans son argument introduit fort justement le cycle de ces conférences. Cette différence est essentielle dans le maniement du transfert et dans la direction de la cure, qui n’est pas, comme chacun sait, une direction de conscience.

Dans le Séminaire V, Lacan souligne l’ambiguïté qui se maintient de façon constante tout au long de l’œuvre de Freud entre la notion de transfert et la notion de suggestion[7]. Pour Freud, en effet, le transfert est une suggestion – il parle de « suggestion analytique », de « prise de pouvoir », d’ « influence » exercées sur le patient afin de s’assurer de sa « docilité ». Mais pour lui cette suggestion est un moyen et non une fin, elle sauvegarde l’indépendance finale du patient en n’utilisant la suggestion que pour lui faire accomplir le travail psychique et rendre opérante l’interprétation. L’objectif n’est pas de s’aliéner le patient mais d’en passer par une nécessaire aliénation pour qu’il puisse ensuite s’affranchir, et du symptôme et de l’analyste. Freud, qui reconnaît la suggestibilité comme un phénomène fondamental de la vie psychique de l’homme, demeure méfiant sur son usage, comme le montre sa critique envers ce qu’il nomme « les tours de force » d’Hyppolyte Berheim, médecin de l’Ecole de Nancy, célèbre à la fin du XIXème siècle pour ses travaux sur la suggestion et sur l’hypnose. Distinguer la suggestion analytique et la suggestion éducative et normalisante, reste chez Freud une préoccupation constante.

Quant à Lacan, il dénoncera dans son texte « La direction de la cure et les principes de son pouvoir[8] », tout forçage de l’action dans le sens de l’exercice d’un pouvoir. Il s’agit donc de cette frontière fragile entre « analyser » et « diriger ». Frontière à maintenir, d’autant que la suggestion – qui reprend aujourd’hui du poil de la bête comme le montrent toutes ces techniques qui font usage du signifiant maître, du S1 – n’est pas sans effets de séduction ni sans effets thérapeutiques. La suggestion, en effet, soulage le sujet qui ne sait pas ce qu’il veut de son indécision et de ses choix. Ces effets, que Colette Soler qualifie de « fausses guérisons[9] », rejoignent aussi bien ceux de l’amour que ceux de l’hypnose, que Freud met en série dans sa Psychologie des foules[10].

Cet « amour médecin », on le trouve illustré de façon cocasse dans le film Le fabuleux destin d’Amélie Poulain. On se souvient de la scène du bar où Isabelle Nanty, la caissière, en proie à toute sorte de symptômes de conversion, et Dominique Pinon, le client jaloux pathologique, voient leurs symptômes disparaitre à la faveur d’une relation amoureuse, bien induite entre eux par Amélie Poulain. Mais au bout du compte, tout rentre dans l’ordre, et chacun retrouve son symptôme une fois passé l’amour. Fausse guérison, donc.

En 1973, Lacan définit le transfert comme de l’amour qui s’adresse au savoir (S2). Formulation qui permet de distinguer le transfert de la suggestion, en tant qu’amour qui, lui, s’adresse au maître, au S1, cet amour du Un qui est au principe même de la foule.

Analyser n’est pas diriger

Dans La maladie humaine[11], Ferdinando Camon donne de cette différence une illustration à la fois très juste et parfois très drôle, non sans en souligner la dimension pathétique. Le récit se situe dans l’Italie des années 70, période de crise où s’effacent, comme le dit Camon, « notre mère l’Eglise et notre père le Parti », autrement dit deux figures consistantes de l’Autre.

Camon, dans ses tribulations analytiques de Venise à Padoue, en passant par Rome et Milan, a rencontré quatre analystes. Seul le quatrième, celui de Padoue, sera l’analyste avec qui il fera une analyse qui durera sept ans à raison de quatre séances par semaine. « Ma relation avec lui – dit-il – fut en fait une conquête, qui me prit des années. Ma relation avec les autres analystes fut facile et inutile comme le rapport qu’on a avec une call-girl : on pouvait arranger ça par téléphone[12]. »

De l’analyste de Venise, Camon nous dit ceci : « Il avait fait mon analyse comme un ouvrier de chez Fiat fait des heures supplémentaires, et il accueillit ma décision d’interrompre nos rapports exactement comme un vernisseur dont on réduit les horaires : en se sentant à la fois déçu et satisfait, déçu par le manque à gagner, mais satisfait d’avoir moins de travail[13]. » Renvoyant donc à ce que Lacan appelle « les analystes de l’emploi », « ceux qui seulement de se poser comme tels en tiennent l’emploi[14] ». Autant dire que le désir n’y est pas !

Les deux autres, celui de Rome et de Milan, illustrent, chacun à sa manière, un forçage du transfert dans le sens de l’exercice d’un pouvoir. On peut même dire suture du transfert et usage de la suggestion.

Celui de Rome pratique l’analyse indifféremment en individuel ou en groupe, distribuant les séances au petit bonheur la chance, et use de l’interprétation comme d’une décharge électrique qui étourdit l’animal et le subjugue. Pas étonnant donc que sous le joug du S1 auquel chacun se réfère, le troupeau se rassemble, non sans l’appoint de quelques chiens de garde zèlés qui veillent à ce que l’on ne s’écarte pas trop du troupeau. La fermeture de l’inconscient est là patente, obturée par un objet à voir, à écouter, à adorer, à toucher, à commenter… Il y a recouvrement comme dans l’hypnose du I(A) et du a, de l’idéal et de l’objet. Et l’on sait que Lacan a beaucoup insisté sur la nécessité de maintenir l’écart entre les deux.

L’analyste de Milan, lui, fait le tour de l’Italie et du monde en pratiquant l’analyse dans les aéroports, dans les restaurants, les taxis. Il a toujours, dit Camon, une interprétation de prête ; par exemple : « Excusez-moi d’être en retard », – « Toute excuse accuse », rétorque l’autre. Ou bien « J’ai revu hier au cinéma un film de Bergman, le septième sceau. C’est un film superbe sur une crise de mysticisme », – « Il y a trop de S dans cette phrase ». Cet analyste donne aussi des conférences qui deviennent de véritables show, la salle est pleine à craquer, les étudiants se ruent pour en être. Camon souligne l’habileté du personnage, le savoir-faire du maître qui « trouve le mot, le geste, la pause, le comportement justes. » Justes… ? Juste ce qu’il faut pour éblouir, et donner à ceux qui en sont, l’impression de participer à l’éblouissement. Comme une pluie de paillettes qui retomberait sur chacun et les ferait briller. C’est l’analyse au service de « l’escabeau ».

Duplicité de l’analyste ?

Comment se fait-il, questionnait Lacan, que l’analyste qui a fait l’épreuve de la faille irréductible du sujet supposé savoir, qui a en quelque sorte démasqué la part d’illusion qu’il y a dans le transfert, s’emploie à reproduire pour d’autres, dans la tâche qui est la sienne, ce dont lui-même a été délivré ? Comment peut-on d’ailleurs, quand on n’y croit plus, soutenir cette croyance – juste le temps qu’il faut ?

N’est-ce pas là, dans cet acte de retendre le leurre qui pour lui n’est plus tenable, que réside le risque qui ferait de l’analyste un marchand d’illusion, un magicien, un faiseur d’artifice ? Tendre le leurre du sujet supposé savoir est certes nécessaire pour induire et soutenir l’élaboration analysante, mais à la condition qu’au terme cette illusion ne tienne plus. Car c’est la chute du sujet supposé savoir à la fin de l’analyse qui conditionne la possibilité de l’acte analytique, acte sans modèle et qui, comme tout acte véritable, opère sans l’Autre. Autrement dit, il « n’y a pas de sujet supposé savoir de l’acte », et l’analyste ne peut donc rien savoir de son acte dont la condition est un « je ne pense pas ». D’où, sans doute, la tentation du pouvoir, dit Lacan, pouvoir dont tout homme se fait rempart contre un acte intenable et sans mesure[15].

Mais si le sujet n’est pas agent de l’acte, si l’analyste ne peut ni le prédire ni le calculer, comment comprendre ce que dit Lacan dans la citation donnée en exergue : « Le sujet supposé savoir, c’est quelqu’un qui sait. Il sait le truc, […] la façon dont on guérit une névrose » ?

Il n’y a pas de savoir de l’acte, qui, comme la mer, ne garde aucune trace de la passe opérée par le navigateur. Impossible donc de le prédire ou de le reproduire. Il est chaque fois à « re-commencer ». Mais l’analyste, lui, il le sait[16], et de le savoir n’est pas sans conséquences. Il le sait de par son analyse, à condition bien sûr qu’elle l’ait mené jusqu’à cette mise au point d’un désir qui pousse à l’acte. Acte où s’opère la passe du psychanalysant au psychanalyste.

Le truc analytique n’est donc pas mathématique, il ne relève d’aucun savoir transmissible. Alors, c’est quoi le truc qui ne serait ni truqué ni trucage ?

Dans Le moment de conclure, Lacan insiste : « Le sujet supposé savoir, d’où j’ai supporté, défini le transfert, supposé savoir quoi ? Comment opérer ? Mais ça serait tout à fait excessif de dire que l’analyste sait comment opérer. Ce qu’il faudrait, c’est qu’il sache opérer convenablement, c’est-à-dire qu’il se rende compte de la portée des mots pour son analysant, ce qu’incontestablement il ignore[17]. »

L’analyste opère en se laissant guider, comme Lacan le souligne à plusieurs reprises, par les termes verbaux utilisés par celui qui parle. Ce n’est pas au savoir théorique qu’il emprunte le matériel de ses interventions mais aux mots de l’analysant. Les mots, la portée des mots, ce n’est pas simple affaire de linguistique, le ton et le style ont aussi quelque chose à faire dans l’affaire[18]. Rappelons-nous le terme employé par Lacan : « Comment est-ce qu’on susurre au sujet qui vous vient en analyse quelque chose qui a pour effet de le guérir… »

Le truc anaytique serait-il donc poétique, comme semblent l’indiquer les derniers textes de lacan, la poésie – pas n’importe laquelle – jouant davantage du bruissement de lalangue que du sens ?

La maladie humaine

« En un sens, – dit Camon – je découvris qu’on ne parle qu’en analyse : la situation analytique est la situation où l’homme parle. […] Les mots que l’on prononce en analyse ne peuvent être prononcés en aucun autre lieu[19]. » Il s’agit là de l’émergence de certains mots qui, bien qu’appartenant à la langue commune, prennent dans l’analyse un poids singulier pour l’analysant. Ils consonnent, ils ont consistance de jouissance.

Pour Camon, l’analyse c’est d’abord « la découverte du pouvoir des mots, leur pouvoir de dire plus qu’ils ne disent[20] ». Craignant de voir se retourner contre lui tout ce qu’il pourrait dire, il se tait, jusqu’à ce que le premier mot lui échappe, « en catimini ». Adoptant alors sur le divan une posture que l’analyste, se penchant sur lui, débusque ainsi : « Se mettre à l’abri… des coups[21] ». Ou bien encore, un peu plus tard, jouant de la mise en suspens : « Vous m’annoncez des choses terribles, mais il n’en sort que ce… menu fretin[22]. »

« Que tout homme ait besoin d’un mot plutôt que d’un autre pour exprimer une même notion est un fait qui a quelque chose à voir avec l’essence de l’homme, un fait en quoi se résume son histoire. « Se mettre à l’abri » est pour moi un terme fondamental, parce que je suis d’origine paysanne et que les paysans se mettent à l’abri des orages […]. ‘’Ça cogne’’, disent-ils […]. C’est pourquoi ‘’coups’’ est aussi pour moi un terme fondamental. Fondamental veut dire en rapport avec ce qui me fonde, qui est au fond de moi et sur quoi je me fonde : si vous m’ôtez ces mots-là, je ne tiens plus debout, c’est comme ôter les piliers sur lesquels se décharge le poids d’une coupole[23]. »

« Se mettre à l’abri, coups, menu fretin… – comme chien, frigidaire ou tuyau » pour Marie Cardinal – prennent pour l’analysant qu’est Camon, un poids singulier. Tels le « menu fretin », ces petits poissons sans valeur tout juste bons à accompagner une friture plus consistante, ces mots ne sont ni prestigieux, ni exceptionnels. Au-delà de leur sens commun, ils n’ont de valeur que pour Camon, et pour l’analyste, une fois qu’il parlera lalangue de l’analysant. Ces mots où se nouent le corps, lalangue et la jouissance, enserrent, au-delà de leur apparente dispersion, une scène de jouissance qui livre le postulat fantasmatique dont le sujet s’assure, et qui s’énonce ainsi : « Un homme qui meurt comme un tas de chiffons », où il reconnaît sa mise avant de conclure sur l’incurable :

« En vérité, l’homme est une maladie, et il n’est pas de remède à la maladie humaine. […] Nous vivons plongés dans la maladie, et transmettons la maladie en transmettant la langue : la langue est le virus de cette maladie qu’on appelle l’homme[24]. »

 

[1] LACAN J., « Conclusion du 9ème Congrès de l’EFP sur La transmission », Lettres de l’École, 1979, n° 25, vol. II, p.219-220.
[2] DETIENNE M., VERNANT J.-P., Les ruses de l’intelligence, la mètis des Grecs, Champs Flammarion, 1978.
[3] LACAN J., Le Séminaire Livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 1991, p.445.
[4] SOLER C., L’inconscient réinventé, Paris, PUF, 2009, p.50.
[5] LACAN J., Le Séminaire RSI, inédit, leçon du 21 janvier 1975 : « Y croire, […] ça ne peut vouloir dire sémantiquement que ceci : croire à des êtres en tant qu’ils peuvent dire quelque chose. »
[6] LACAN J., « Place, origine et fin de mon enseignement », Pastout Lacan, texte de 1967.
[7] LACAN J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p.427.
[8] LACAN J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.585.
[9] SOLER C., Les symptômes de transfert, séminaire 1999, p.37.
[10] FREUD S., « Psychologie des foules et analyse du moi » », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p.129.
[11] CAMON, F., La maladie humaine, Paris, Folio, 2005.
[12] Ibid., p.34.
[13] Ibid., p.39.
[14] Lacan, J., « Introduction à l’édition allemande des Ecrits », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.558.
[15] LACAN J., « La psychanalyse. Raison d’un échec », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.348.
[16] LACAN J., « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.359.
[17] LACAN J., Le Séminaire Le moment de conclure, inédit, leçon du 15 novembre 1977.
[18] Ibidem.
[19] CAMON F., La maladie humaine, op.cit., p.211.
[20] Ibid., p.15.
[21] Ibidem.
[22] Ibid., p.139.
[23] CAMON F., La maladie humaine, op.cit., p.15.
[24] Ibid., p.185-190.