Article de Loïc Habasque publié dans PLI n° 3 (Revue de psychanalyse de l’EPFCL-France Pôle Ouest), à partir d’une intervention prononcée au Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest à Morlaix en septembre 2007.
Je travaille en psychiatrie où la clinique de la psychose me confronte au discours de l’inconscient qualifié de « à ciel ouvert ». En forçant le trait, je peux dire que je rencontre des personnes qui me renseignent sur le fait que ce discours, quand ça se met à parler tout seul, quand le nom du père fait défaut, et bien « ça » persécute. Le discours de l’Autre avec un grand A jouit du sujet.
Par exemple, ce jeune homme, à l’hôpital de jour où je travaille, qui pendant de longs mois nous racontera comment il se débrouille avec des voix qui l’insultent quotidiennement ; sûrement la police ou l’armée car elles seules peuvent avoir du matériel aussi sophistiqué pour agir en étant invisibles. Il nous dira aussi, comment ce discours, qui parle de lui, jouit de sa personne en ravageant son corps à coups de décharges électriques : « c’est à hurler », dit-il, « je préfèrerais mourir ». Et puis l’apaisement viendra quand des cris, il passera à l’écrit. Il nous dictera alors sa version paternelle : celle d’avoir une fille qui le fera exister comme père.
L’Autre féroce s’estompera au profit d’un père… absent auprès de sa fille. En effet, celle-ci vit avec la mère aux Canaries. Cette métaphore délirante fera de lui un papa qui pourra dire : « sa mère me dit que je lui manque… quand elle viendra ici je ferai ci ou ça avec elle… ou bien elle me ressemble, nous avons le même caractère, je devrai lui apprendre telle ou telle chose ».
Ce type de rencontre est assez fréquent en hôpital de jour, où la quasi-totalité des personnes en soins relèvent de la clinique de la psychose. L’important c’est de pouvoir se positionner par rapport au discours particulier du sujet psychotique. Ecouter une parole délirante, « une tentative de guérison » donc, impose une certaine forme d’humilité. Dans le cas du jeune homme, nous nous sommes fait littéralement scribe pour qu’il puisse construire et inscrire sa propre « père-version ».
Mais il arrive aussi que le dire inconscient se rencontre du côté de la surprise. Il s’agit d’actes et de paroles qui échappent au sujet, qui se manifestent à son insu. Un savoir se dit mais avec la certitude du sujet en moins. Du coup le rapport au savoir change pour le soignant. Alors vous me direz, les formations de l’inconscient, c’est l’affaire du psychanalyste : pas d’inconscient sans psychanalyste. D’ailleurs, depuis Freud la psychanalyse et ses représentants ne cessent d’en parler, de mettre en lumière cette part d’ombre qui nous constitue, de préciser ses contours et d’en tirer toutes les conséquences.
Mais pour moi, infirmier qui travaille en psychiatrie et qui accompagne quelqu’un dans tous les dires et gestes de sa vie quotidienne, le concept d’inconscient est-il opératoire ? Bien souvent, je rencontre un discours qui se présente du côté de « l’erreur de langage ». Un sujet le prononce souvent à son insu, et cet énoncé est entendu par quelqu’un d’autre. Le relever participe-t-il d’une fonction soignante ? Est-ce que prendre en compte un lapsus, un acte manqué, a du sens dans ma pratique infirmière ? Entendre un lapsus fait-il exister l’inconscient ? Peut-il y avoir une interprétation de ma part ?
Dans notre pratique quotidienne nous sommes tous confrontés un jour au fait qu’à un moment donné, le patient et le soignant ne sont plus sur la même longueur d’onde, la communication ne passe plus, un décalage se creuse dans le discours… nous employons une même langue pour véhiculer des idées, des sentiments et souvent… nous n’arrivons pas à nous entendre.
Il y a quelques années déjà, j’animais un atelier jardin. Ce jour là nous étions deux pour planter un arbuste dans le jardin de l’hôpital de jour. Au bout de trente minutes l’arbuste attendait toujours de trouver un lieu où être planté, et moi je commençais sérieusement à perdre mon calme, et mon latin, devant ce patient qui ne trouvait pas « de bon endroit pour enterrer le plant », et pourtant nous avions fait tous les coins et recoins du jardin. Ici près du massif d’azalées, là à côté du rhodo, ou tout seul près de l’allée. Non, vraiment, rien ne convenait à ce patient difficile, ne sachant que choisir, et en plus je voyais poindre de l’anxiété au fur et à mesure que le temps s’écoulait. Peut-être que lui aussi percevait mon agacement. Ca se sentait, il n’était pas bien, quelque chose n’allait pas et en même temps je n’avais pas que ça à faire ; il y avait la plante à mettre en terre. A un moment donné, excédé par la situation, je suis passé à l’acte, j’ai commencé à creuser un trou en disant que c’est ici qu’on allait le mettre, là, à côté du rhodo, « ce sera super au printemps ».
C’est alors que le patient s’est excusé, il m’a dit qu’il était épuisé, qu’il « ne comprenait pas pourquoi il n’y avait pas d’endroit dans le jardin pour enterrer le périssent »… Moi, l’infirmier, animateur de l’atelier jardin, je voulais planter un pieris japonica, un arbuste de la famille des éricacées ; une plante de terre de bruyère qui apporte une touche de couleur au printemps avec son feuillage naissant rouge vif. Histoire d’embellir le jardin tout simplement. Et l’autre là, à côté, il me parlait d’autre chose.
Quel malentendu : une lettre en moins et je me retrouvais sur une « Autre scène ». Nous étions deux autour du même objet mais sur deux scènes différentes. L’infirmier voulait planter le pieris tandis que le patient n’arrivait pas à trouver un bon endroit pour enterrer le « périsse »… je crois que c’est à ce moment-là que l’atelier devient thérapeutique pour nous deux. Parce que d’infirmier-jardinier, j’ai accepté d’endosser la soutane du prêtre ou le bleu de chauffe du fossoyeur… Après une dernière cigarette – celle du condamné je suppose- nous avons pu reprendre ce pourquoi ce monsieur était là.
Ce monsieur de quarante cinq ans n’avait pas participé à l’achat de la plante. Il venait l’après-midi pour l’atelier jardin. Ce jour-là en tout cas, dès qu’il a fallu trouver une place pour la plante, tout chez cet homme a montré que quelque chose n’allait pas. Il y avait un malaise manifeste que « l’erreur de langage » est venue confirmer. Cette erreur a aussi confirmé que lui et moi nous ne parlions pas de la même chose. Sans doute que cet homme me parlait de « périsse » depuis une demi-heure déjà et je ne l’entendais pas… pris dans ce qu’il donnait à voir je n’écoutais pas l’insistance de ce réel qui a fini par faire tomber ma construction imaginaire : je n’étais plus soignant mais jardinier.
À un moment donné, ce réel a fait sens, « de pieris » je suis passé à « périsse ». Du coup, notre pérégrination dans le jardin de l’hôpital de jour s’est éclairée d’un sens nouveau. Son angoisse, ses hésitations, son « je ne comprends pas ce qu’il y a, j’arrive pas à trouver d’endroit pour l’enterrer », tout cela s’est condensé dans « périsse » pour donner un sens nouveau à mon écoute. L’erreur de langage a produit un savoir nouveau.
Je n’étais pas en train de perdre mon temps avec un type qui ne savait pas ce qu’il voulait ; par contre, lui, il m’entraînait à son insu, dans une surprenante procession où j’étais, tour à tour, curé, croque-mort et fossoyeur. Curé parce que nous touchons au sacré avec la mort, chaque parole pèse. Il faut parler du mort, et soutenir l’endeuillé. Un mauvais enterrement ferait revenir le « périsse » à nouveau. Croque-mort parce qu’il est important de s’occuper du « périsse », il doit être présentable avant de le mettre en terre, c’est pour cela qu’il faut bien humidifier ses racines. Fossoyeur enfin, parce qu’on n’enterre pas un « périsse » comme un chien, il faut préparer le trou, le border afin qu’il devienne une sépulture.
Mais pour en arriver là, il a fallu que je fasse le Mort ; à partir du moment où je n’y étais plus comme jardinier, autre chose pouvait advenir.