Ce texte a été présenté le 6 janvier 2023 à Rennes, dans le cadre des activités du Pôle 9 Ouest de l’EPFCL-France, du Séminaire collectif de psychanalyse « Résistance(s) » & du Laboratoire International de la Politique de la Psychanalyse de l’IF et de son Ecole (LIPP).
Vidéo de la conférence de Sara Rodowicz-Slusarczyk, animée par Margot Pourrière et David Bernard.
Qu’est-ce que la résistance ? En France, le signifiant a cette connotation historique qui remonte à la Seconde Guerre mondiale ; ce concept est politique, au sens large, évoquant le dernier bastion, ou une marge de liberté par rapport à ce qui est oppressant.
Mais en psychanalyse, ce terme a toujours été plutôt négatif. En tant qu’élément du jargon thérapeutique, il s’est infiltré dans le discours commun, indiquant la sueur et la nuisance vécus par le clinicien. En effet, il peut être utilisé pour décrire tout ce qui l’agace, une légère vengeance pour dénigrer l’obstination du patient. De nombreuses thérapies tournent au combat absurde autour de ce que l’on appelait autrefois « l’interprétation des résistances », chaque pensée et action du patient étant censée tourner autour de la personne du thérapeute. Dans de telles circonstances, le transfert n’est en effet rien d’autre que de la résistance. Lacan a renversé ce concept de résistance en la dénonçant chez l’analyste, dans cette affirmation, une phrase de lui qui, comme beaucoup d’autres, a souvent été sortie de son contexte : « il n’y a pas d’autre résistance à l’analyse que celle de l’analyste lui-même[1] ».
Mal citée, cette déclaration a au mieux alimenté l’autocritique du clinicien qui se veut psychanalyste, et au pire, provoqué quelques abus. Allez, plus de bravade, analyste – comme si l’analyste était censé faire preuve de bravade. Or l’affirmation : « il n’y a pas d’autre résistance à l’analyse que celle de l’analyste lui-même » est tirée du texte très polémique La direction de la cure et les principes de son pouvoir, et c’est ce que Lacan prétend en discutant le rôle de l’interprétation. L’interprétation qui est, en effet, le devoir de l’analyste, est un acte. Cela signifie qu’il ne peut y avoir de garantie préalable de sa justesse. Lacan semble être d’accord avec ses contemporains, que l’interprétation de l’analyste ne peut être justifiée qu’ex post. Mais quant à sa justesse, il précise : « ce n’est pas la conviction qu’elle entraîne qui compte, puisque l’on en reconnaîtra bien plutôt le critère dans le matériel qui viendra à surgir à sa suite[2] » et il ajoute que la superstition psychologisante est si forte, qu’au lieu de la surprise de ce qui peut surgir à sa suite, c’est une forme de consentement qui est recherchée à tort par l’analyste quant à son interprétation.
N’oublions pas que la Verneinung en tant que telle est une forme d’aveu, ajoute-t-il, nous rappelant Freud… Et nous devrions faire mieux que d’insister pour la transformer en une simple admission de la vérité. De quel droit pourrions-nous le faire, quel principe nous guide lorsque nous voulons forcer un aveu de vérité ? Il ne peut s’agir que d’une conception de La vérité, qui pourrait être dite ou avouée entièrement, et ceci va de pair avec la pression. Or, c’est précisément la pression de l’analyste qui provoque la résistance chez le sujet.
Cependant, c’est la remarque de Lacan sur la résistance du psychanalyste dans le séminaire sur les psychoses qui a retenu mon attention : « si je comprends ce n’est pas à cela que je m’arrêterai puisque j’aurai déjà compris. Voilà donc ce qui vous manifeste ce que c’est d’entrer dans le jeu du patient, que collaborer à sa résistance, car la résistance du patient c’est toujours la vôtre, et quand une résistance réussit c’est parce que vous êtes dedans jusqu’au cou, parce que vous « comprenez »[3]. » Ici, la résistance est encore problématique, Lacan la stigmatise toujours chez l’analyste, mais paradoxalement, on voit que la résistance est le résultat de… céder, de l’abandon imperceptible à une compréhension imaginaire, un « oui » trop facile de l’analyste. Qui résiste à l’analyse quand il est incapable de ne pas comprendre, de s’étonner pour faire résonner l’insu de l’inconscient s’imposant dans le symptôme. De toutes sortes de façons, c’est le « non » qui compte en psychanalyse.
Ainsi, je voudrais considérer la résistance sous un angle différent, celui que nous chérissons si facilement dans le champ de la politique pour la rendre à sa dignité, pour ainsi dire, dans le champ de la psychanalyse. Grâce à l’intervention de David Bernard[4] sur ce thème, en tant qu’invité du Forum du Champ Lacanien de Medellin, il m’est apparu que pour le sujet, la résistance est d’abord un moyen d’échapper aux effets aliénants de la demande de l’Autre.
Mon guide sera la nouvelle d’Herman Melville, Bartleby, le scribe, une construction saisissante sur le thème du refus. Il s’agit de l’énonciation d’un narrateur fasciné, et le style même de ce dire – la syntaxe, où l’ironie et la surprise se mêlent à l’aveu, à l’incompréhension et à l’émotion – fait lui-même partie du savoir transmis.
Le roman est raconté par le chef d’un cabinet d’avocats de Wall Street, qui décrit sa rencontre avec un jeune copiste qu’il emploie. Une histoire de Wall-Street[5], tel est le sous-titre du roman. Nous sommes donc à New York, en 1853, au début, sinon déjà à l’apogée du discours capitaliste. Notre narrateur constate que dans sa réalité contemporaine, il existe une figure particulière, une figure invisible, sur laquelle rien n’est écrit, la figure du copiste ou scribe. Aujourd’hui encore, un tel fonctionnaire serait le contraire d’un héros, et à peine un protagoniste… Il est par définition une pure fonction d’une bureaucratie, celui qui n’a rien à dire, rien à dire à titre personnel, seulement des procédures à exécuter au nom de l’institution. L’histoire de Melville m’intéresse comme un témoignage sur la question de l’être, étonnamment immergé dans le plus ennuyeux des environnements, le royaume de la bureaucratie.
Qu’est-ce que c’est que la bureaucratie ? Elle est essentiellement un système, un système impersonnel de formules mutuellement dépendantes. Je prends quelques éléments de la description fournie par Max Weber, sociologue allemand et l’un des premiers spécialistes de la bureaucratie, qui la considérait comme un modèle idéal de gouvernance. Un trait distinctif de ce système est le fait que toutes les actions – et les relations entre les membres de l’organisation – sont régies par des règles spécifiques ; ensuite, la règle selon laquelle toutes les relations entre les fonctionnaires sont impersonnelles, les qualités et les sentiments personnels n’ont aucune influence sur ces relations ; la sphère professionnelle des fonctionnaires est complètement séparée de la sphère privée – ils ne possèdent aucune partie de l’organisation ; et enfin que : la collection de documents devient la mémoire de l’organisation. Cet idéal semble avoir pénétré dans toutes les institutions qui fonctionnent à l’époque moderne (institutions psychanalytiques compris).
Bien qu’il ait reconnu le problème de la déshumanisation de la bureaucratie, Weber la considérait comme une machine parfaite. Ses analyses indiquaient que les bureaucraties fonctionnent plus efficacement dans les entreprises capitalistes que dans l’administration de l’État.
Le phénomène de la bureaucratie a pris pour moi un sens actuel à la lumière de la lecture du Séminaire de Jacques Lacan sur L’Envers de la psychanalyse, que nous avons entrepris au sein du cartel du LIPP, avec Cora Aguerre, David Bernard, Philippe Madet et Vera Pollo. La bureaucratie, dit Lacan, n’est « rien d’autre que le savoir[6] », et c’est ce qu’il affirme en interprétant le mode de fonctionnement du discours universitaire, qui est la forme contemporaine du discours du maître. Comment le comprendre ? D’abord il faut préciser que le discours universitaire ne se limite pas au fonctionnement de l’université. Il représente le statut spécifique du savoir, la manière dont ce statut a évolué dans le monde contemporain et dans le contexte du capitalisme. En tant que tel, ce discours a un impact sur ceux et celles qui se trouvent en dehors et même très loin de l’université.
Selon la place occupée dans la structure des discours, la nature de chacun des termes tournants change. Le savoir, S2, occupe la place dite dominante dans le discours universitaire. Alors, à quel type de savoir avons-nous affaire ? Un « tout-savoir ». Ma façon d’interpréter ce terme est qu’il y a toujours plus de savoir, toujours plus de formules sur le fonctionnement des choses. De nos jours, nous sommes tous potentiellement des experts en tout. Et non seulement qu’il y a toujours plus de savoir mais aussi : ce savoir doit être appliqué à tout. C’est un écho de la première caractéristique de la bureaucratie mentionnée par Weber – toutes les actions sont régies par des règles spécifiques. On sait comment manger, comment faire de l’exercice, comment apprendre, comment aimer, comment travailler, comment dormir, avec toutes sortes de recettes. Ce qui est rejeté de ce tableau, c’est le sujet divisé – rejeté et devenant le produit de ce discours. Ce qui est rejeté par le tout-savoir, c’est la vérité, et cette chose injustifiable qu’est le désir. J’ai pensé à utiliser l’expression de Lacan sur la bureaucratie « qui s’affirme de n’être rien d’autre que savoir [7] », en en faisant une question : n’y a-t-il « rien d’autre que le savoir ? » – comme une pensée sous-jacente au travail que nous avons poursuit dans notre cartel.
Philippe Madet en parle dans son texte « La nouvelle tyrannie du savoir[8] », la certitude du tout-savoir de la bureaucratie s’oppose à la dimension de la vérité (toujours mi-dite), et la tyrannie de la bureaucratie liée à la science résulte de son « souci de mettre aux commandes non pas les signifiants, véhicules de sens, mais les chiffres ou les lettres des équations, hors sens. » Et Philippe Madet écrit : « nous savons à quel point c’est exponentiel[9]. » Si l’horreur surgit devant un tel savoir, c’est peut-être une horreur causée par son efficacité et sa croissance constante, qui procède sans sujet, et fonctionne comme un système. Une question soulevée lors d’un des séminaires anglophones de 2021 concernait la parallèle entre le savoir, sans sujet, de la science contemporaine et le savoir sans sujet qui inspire l’horreur au terme de l’expérience de la psychanalyse. Au sein du capitalisme, le savoir peut engendrer l’aliénation face à la commande et à la possibilité, sans sens, et sans sujet, d’en savoir toujours plus. Le savoir qui commande est nécessairement réduit à des formules, d’autant plus dépourvu de vérité. En psychanalyse, le savoir ne commande pas, mais se trouve à la place d’une vérité cachée, et il touche à une horreur de savoir qui est une position affective inséparable donc d’un sujet, face au réel.
Lacan a critiqué la figure du psychanalyste-fonctionnaire, et le fonctionnaire est un terme éminemment bureaucratique. Un tel clinicien peut bien produire des effets dans une cure. Mais ce qui compte pour Lacan dans cette critique est le problème du surgissement du désir de l’analyste. C’est son horreur de savoir « sa propre, à lui, détachée de celle de tous[10] », qui entre en jeu dans ce processus. Il est intéressant de noter que c’est l’horreur de savoir qui est différente pour chacun, et non pas le désir d’analyste. Ce désir est ce qui peut venir à la suite de l’horreur, une force qui gagne sur le territoire de l’horreur – pas tant un « toujours plus » de savoir (selon la commande du capitalisme), mais plutôt une inépuisable possibilité d’autre chose, un « néanmoins ».
Revenons au roman de Melville, dans lequel le narrateur se présente : « Je suis un de ces hommes de loi sans ambition qui jamais n’interpellent un jury ni ne suscitent en aucune manière les applaudissements publics, mais qui, dans la fraîcheur tranquille d’une retraite douillette, douillettement besognent parmi les obligations, les hypothèques et les titres de propriété des riches. Tous ceux qui me connaissent me considèrent comme un homme éminemment sûr[11]. »
Ses deux employés, les scribes Dindon et Lagrinche, effectuent le genre de travail qui, aujourd’hui, a été largement remplacé par les ordinateurs. De façon comique, ils présentent tour à tour certains symptômes, qui signifient leurs « capacités de travail comme sérieusement perturbées ». À partir de midi, Dindon devient « susceptible d’une énergie décidément exagérée. Saisi d’une étrange flamme, son activité revêtait un caractère brouillon, capricieux et dévastateur […] négligent et fâcheusement enclin à faire des taches l’après-midi, mais certains jours il allait plus loin et devenait passablement bruyant […] faisait un vacarme déplaisant avec sa chaise ; renversait son sablier ; mettait ses plumes en pièces[12] ».
Quelque chose résiste à la machinerie de la bureaucratie… L’autre, surnommé Lagrinche, souffrant de l’indigestion le manifestait « surtout par un mécontentement continuel de la hauteur de la table sur laquelle il écrivait. Bien qu’il eût l’esprit mécanicien et fort inventif, Lagrinche ne parvenait jamais à disposer la table à sa convenance ». L’un laisse des traces corporelles gênantes, l’autre se bat avec des outils qui résistent, mal adaptés à son corps. L’alternance des symptômes se produit autour la coupure dans la journée, c’est-à-dire midi. Quand les excentricités « de Lagrinche étaient de garde, [celles] de Dindon étaient au repos et vice versa. En l’occurrence, la nature avait bien réglé les choses[13]. » Le troisième employé, Gingembre, est un garçon de douze ans, s’occupant principalement de fournir des biscuits au gingembre et des boissons aux employés. Le travail augmente, et l’avocat engage un nouveau scribe, Bartleby. Et dès le début, Bartleby fait son travail de manière impeccable, répondant parfaitement à la demande de copier des documents.
« Pour commencer, Bartleby abattit une extraordinaire quantité d’écritures. On eût dit d’un homme longtemps affamé de copie et se gorgeant de mes documents. Il ne s’arrêtait pas pour digérer, mais tirait jour et nuit à la ligne, copiant à la lumière du soleil comme à celle des bougies. J’aurais été ravi de son application s’il avait été allègrement industrieux. Mais il écrivait toujours silencieusement, lividement, machinalement[14]. »
Et voilà que lorsqu’on lui demande de vérifier l’exactitude de ses copies, une activité nouvelle mais routinière, il refuse soudain. Son « Je préférerais ne pas », énoncé « d’une voix singulièrement douce et ferme » est laconique, il n’est accompagné d’aucune justification. Ce qui nous amène à nous interroger sur sa raison. Que veut-il ? Est-il important qu’il accepte de transcrire des documents, mais qu’il refuse de vérifier que les copies sont parfaites ? Voici comment cette énigme affecte le narrateur : « Rien n’affecte autant une personne sérieuse qu’une résistance passive. Si l’individu qui rencontre cette résistance ne manque pas d’humanité et s’il voit que l’agent de la résistance est parfaitement inoffensif dans sa passivité, il fera, dans son humeur la plus favorable, de charitables efforts pour exposer à son imagination ce qui demeure impénétrable à son jugement[15]. »
La passivité de la résistance, le fait qu’il s’agisse d’un pur refus et non d’un combat, s’oppose à la « personne sérieuse », – earnest, comme nous dit l’anglais de Melville – celle qui se caractérise par une conviction enthousiaste, sincère et sérieuse. Pensons au clinicien qui veut « ramer quand la barque est sur le sable[16] » Être un « sérieux » est une forme de furor sanadi.
« Pauvre garçon ! pensais-je, il n’a pas de mauvaises intentions ; il est clair qu’il ne cherche pas à être insolent ; sa mine prouve suffisamment que ses excentricités sont involontaires[17]. » Face à l’incompréhensible – et au réel, dans la mesure où il s’agit de ce qui est « impossible à résoudre par le jugement » – nous faisons appel à l’imagination charitable… Face à cette étrange résistance, la réaction est de considérer Bartleby comme pauvre, de s’assurer de son innocence ; si ses excentricités sont involontaires, pas du tout insolentes, il n’est mû par aucun désir. Le narrateur décide de ne pas licencier cet employé, en se disant :
« Il m’est utile. Je puis m’accommoder de lui. Si je le mets à la porte, il tombera sans doute sur un patron moins indulgent, il sera rudoyé et peut-être en viendra-t-il à mourir misérablement de faim. Oui, voici l’occasion de jouir fort agréablement, à peu de frais, de ma propre estime. Il ne me coûtera rien, ou presque rien, d’être amical avec Bartleby, de me prêter à son étrange entêtement et, du même coup, d’emmagasiner dans mon âme ce qui deviendra éventuellement une friandise pour ma conscience[18]. »
Ce passage illustre parfaitement ce que Lacan dira 120 ans plus tard, dans Télévision, par rapport au racisme, dans « l’humanitairerie de commande, qui après tout – il faut bien le dire – ne nous a servi qu’à habiller nos exactions[19] ? »
Selon le dictionnaire de Littré, « humanitairerie » est mot de plaisanterie et de dénigrement forgé par de Musset, pour désigner une « gent humaine », et le mot en est venu à désigner « l’humanité exagérée, affective ou fausse ». La charité de l’humanitarisme est ainsi un masque pour le racisme. La relation de chacun de nous, en tant qu’être parlant, à la jouissance étant précaire, c’est cette précarité même qui, selon Lacan, nous fait interpréter toute forme de jouissance que nous rencontrons qui nous est étrangère, Autre, comme l’expression d’une infirmité, d’une confusion, d’une ignorance. Nous faisons de l’Autre quelqu’un d’aveugle, ou, comme le dit encore plus hardiment Lacan, un sous-développé. N’est-ce pas une indication qu’en tant que structurellement enclins à un tel racisme, en tant que psychanalystes, nous devrions toujours tenir compte de la façon dont nous réagissons à de nouveaux symptômes que nous ne comprenons pas ?
Bartleby, interrogé sur son refus (« You will not ? »), met l’accent sur le mot « prefer », « I would prefer not to ». Avec le mode conditionnel du verbe « I would », ce refus indique en soi un souhait. Au fil du temps, ce qui concernait une tâche, se transfère sur le travail et l’activité en général. Bartleby devient un personnage étrange, qui habite le bureau comme un fantôme. Son refus résonne au cœur de Wall Street, et ceci est crucial pour cette construction : il devient évident que Bartleby est toujours présent sur le lieu de travail, qu’il ne le quitte jamais, pas même pour rentrer chez lui le soir. Ce qui était d’abord une bizarrerie involontaire apparaît maintenant comme une insolence, Bartleby acquérant pour un moment un étrange pouvoir sur l’employeur. Il empêche soigneusement son employé d’entrer dans son propre bureau en dehors des heures de travail – l’homme sérieux qui l’espionne comme un enfant curieux, et ne découvre rien. Irrité et fasciné par son existence têtue et insaisissable, les traces de miettes de biscuits que Bartleby laisse derrière lui sont découvertes par cet homme avec autant d’excitation que les traces d’un animal sauvage.
En lisant ce roman, je me suis demandée dans quelle mesure le refus de Bartleby est emblématique de la passivité masculine. Le « masculin » pourrait être lié au caractère universel du fonctionnaire et à son rapport fonctionnel à la demande totalisante. Bartleby se désinscrit de sa fonction mais sans vouloir quitter son poste. Il refuse, et dans son refus il n’y a pas de nom, pas d’autre référence. Peut-être se situe-t-il au-delà du sexe, au-delà de toute passion, il n’y a pas pour lui un « ailleurs » que le vide. Le silence, l’absence de la dimension de la lutte dans celui-ci ne sont pas pourtant évocateurs d’une jouissance dite féminine.
Lacan a critiqué le cliché selon lequel les femmes sont passives, en indiquant que dans notre culture, cette position est beaucoup plus adéquate pour décrire l’homme, surtout dans le couple[20]. Mais la supposée passivité des femmes est liée à leur position d’objet, un objet de désir et de jouissance pour l’Autre, une passivité qui impliquerait alors une absence de résistance. Culturellement, en matière de sexe, le refus des femmes n’est toujours pas le même que celui des hommes. Il est, dans une certaine mesure, plus attendu ; on ne nous a pas appris, pour le meilleur ou le pire de la convention, par la littérature ou le cinéma, comment gérer le refus des hommes. Qu’il s’agisse d’un simple jeu de séduction ou d’un refus réel et actif, le refus féminin est ancré différemment. Peut-être en raison de leur position d’objet de jouissance, la résistance passive est moins disponible pour les femmes. Ce qui est particulièrement révélateur, c’est que Bartleby, en se limitant au refus face à toute demande, devient non pas moins, mais finalement plus un objet. Pas un objet de jouissance, pas un objet de consommation, plutôt un objet-altérité.
Voici comment Oliver Rey, qui lit l’œuvre de Melville à la lumière de la question de la liberté, interprète les connotations politiques de ce roman :
« L’avoué [l’homme de loi] n’est pas méchant : il se montre plein de sollicitude à l’égard de son bizarre employé, à la résistance polie et obstinée. À aucun moment, cependant, cette sollicitude ne le conduit à s’interroger sur le système auquel lui-même participe, dont il profite, et qui place Bartleby dans la situation qui est la sienne : la survie au prix de faire perpétuellement ce qu’il préférerait ne pas faire (l’intransitivité de la formule – I would prefer not to, impossible à traduire adéquatement en français – exprimant l’absence radicale d’enjeu). Tout ce qui est proposé à Bartleby, c’est de prendre sa place au sein du gigantesque métabolisme social qui s’est développé, de collaborer au système qui l’annule en tant qu’être en recopiant les actes qui entérinent le fonctionnement dudit système. Trouver un autre emploi ? Mais ce serait pareil. Tout est copié. Chercher refuge dans la forêt ? Mais ce serait, d’une certaine manière, encore accepter le monde tel qu’il va : endosser le costume de marginal, s’infliger à soi-même les épreuves du bannissement, se replier en l’un des derniers lieux qui échappent au quadrillage général en attendant qu’il soit à son tour englouti. Sous ses dehors doux et polis, Bartleby adopte une position bien […] radicale […]. Il refuse de s’exiler, il résiste au système en demeurant sur place[21]. »
Il peut sembler que Bartleby refuse d’être, dans une forme lente et étrange de suicide. Et pourtant, il reste rebelle, comme au-delà de la mélancolie, malgré les interprétations passionnées du narrateur. Bientôt, il refuse tout travail et passe ses journées à regarder le mur.
« Mes émotions premières avaient été de pure mélancolie et de la plus sincère pitié ; mais à mesure que la détresse de Bartleby prenait dans mon imagination des proportions de plus en plus grandes, cette même mélancolie se muait en frayeur, cette pitié en répulsion. Tant il est vrai et terrible à la fois que, jusqu’à un certain point, l’idée ou la vue du malheur mobilise nos meilleurs sentiments, mais que, dans certains cas particuliers, au-delà de ce point elle ne les commande plus. Il serait erroné de croire que ce phénomène soit dû invariablement à l’égoïsme inhérent au cœur humain. Il procède plutôt d’une certaine désespérance de pouvoir remédier à un mal excessif et organique. Pour un être sensible, la pitié, souvent, est souffrance. Lorsqu’on voit finalement que d’une telle pitié ne saurait sortir un secours efficace, le sens commun ordonne à l’âme de s’en débarrasser. Ce que j’avais vu ce matin-là me persuada que le scribe était victime d’un désordre inné, incurable. Je pouvais faire l’aumône à son corps, mais son corps ne le faisait point souffrir ; c’était son âme qui souffrait, et son âme, je ne pouvais l’atteindre[22]. »
Finalement, c’est l’avocat qui déménage dans une tentative de se débarrasser du scribe, mail il trouve que Bartleby, chassé de son ancien bureau, occupe les escaliers et les couloirs de l’immeuble. Le dernier dialogue entre le narrateur et Bartleby est une série de propositions d’autres emplois possibles, et il est gentiment interrogé sur ses goûts, presque comme un enfant capricieux. À chaque proposition d’alternative, il répond qu’il ne l’aimerait pas, mais « je ne suis pas difficile », ajoute-t-il. Et voici ses deux seules affirmations : « Je préférerais faire autre chose » et « J’aime à être sédentaire[23]. » Un conflit incarné entre l’être et le faire ? Enfin, sans maison et sans relations, Bartleby accepte passivement d’être enfermé dans une prison. Là, malgré la nourriture spéciale que le narrateur prend soin de lui fournir, Bartleby meurt assez rapidement – car il préfère ne pas manger. Par cette constance dans le refus, qui culmine dans la mort, Bartleby ex-siste encore davantage.
Et maintenant, comment le désir apparaît-il dans ce contexte ? Entre les lignes, renvoyé à l’entourage comme le silence le plus révélateur de la question de ce qui anime l’humanité dans sa ferveur d’action ? Un dernier détail de la vie de Bartleby sur lequel le narrateur tombe par hasard est fourni dans la postface et il est évoqué comme s’il pouvait expliquer la misère de Bartleby. Son emploi précédent était au Bureau des lettres au rebut (Dead Letter Office dans la version originale), où il passait son temps à brûler les lettres perdues et non délivrables.
« Les lettres au rebut ! Cela ne rend-il point le son d’hommes au rebut ? Imaginez un homme condamné par la nature et l’infortune à une blême désespérance ; peut-on concevoir besogne mieux faite pour l’accroître que celle de manier continuellement ces lettres au rebut et de les préparer pour les flammes ? Car on les brûle chaque année par charretées. Parfois, des feuillets pliés, le pâle employé tire un anneau : le doigt auquel il fut destiné s’effrite peut-être dans la tombe ; un billet de banque que la charité envoya en toute hâte : celui qu’il eût secouru ne mange plus, ne connaît plus la faim ; un pardon pour des êtres qui moururent bourrelés de remords ; un espoir pour des êtres qui moururent désespérés ; de bonnes nouvelles pour des êtres qui moururent accablés par le malheur. » Et le roman se termine par la phrase suivante : « Messages de vie, ces lettres courent vers la mort. Ah ! Bartleby ! Ah ! Humanité [24] ! »
On pourrait faire un parallèle entre le « Je préférerais ne pas » poliment subjugué et l’exclamation tragique « Mieux vaut ne pas être né ! » qui clôt le destin d’Œdipe à Colone. Lacan reprend cette malédiction dans son séminaire sur l’éthique de la psychanalyse. En interrogeant la notion d’abréaction thérapeutique, il refuse par conséquent de considérer l’essence de la catharsis dans la tragédie comme une conciliation, et par allusion, il en critique la promesse en psychanalyse.
Et c’est peut-être à cette suggestion de conciliation que Bartleby, ou un sujet, oppose son refus. L’opposition obstinée de Lacan à la promesse de conciliation doit nous faire réfléchir, d’autant plus qu’il n’était pas un partisan de la mélancolie, ni de la résignation, mais il n’était pas non plus un agitateur. À cet égard, je reviens sur le rôle de la résistance décrite dans « La direction de la cure », à savoir que « la résistance du sujet quand elle s’oppose à la suggestion, n’est que désir de maintenir son désir[25]. »
La résistance, si elle doit rendre compte d’un désir, doit être considérée dans sa singularité, et son contexte de la demande, qu’elle soit réelle ou imputée à l’Autre. Mais d’autre part, si on la réduit à une forme, une négation dans sa pure fonction de ce qui résiste, alors la résistance semble inséparable du sujet en tant que tel. Dans le séminaire sur l’éthique de la psychanalyse, Lacan discute de la négation particulière du μὴ [mé] dans le μὴ φῦναι [mé phunai], en la comparant à un usage spécifique du « ne » en français : « dans ce petit « ne », dont on ne sait rien faire, ce « ne » dit explétif, qui est là suspendu dans l’expression : « Je crains qu’il ne vienne », qui s’accommoderait si bien que le « ne » ne soit pas là comme une particule se baladant entre la crainte et la venue, qui n’a aucune raison d’être, si ce n’est que c’est le sujet lui-même, que c’est le représentant, le reste en français de ce que veut dire en Grec le μὴ [mé], qui n’est pas de la négation. » Et dans la même leçon du séminaire il dit également « Le μὴ [mé] est là pour ce quelque chose qui est justement la Spaltung de l’énonciation et de l’énoncé […] [26] » Le mé est le sujet divisé en tant que tel.
Lacan précise : « Le μὴ φῦναι [mé phunai], cela veut dire « plutôt ne pas naître ». Oui, plutôt ne pas naître ». Le dictionnaire français me dit comment définir « plutôt » : ce mot est un adverbe signifiant « de préférence », par exemple : « Entre le ski et le patin, elle a opté plutôt pour le ski alpin. » Un deuxième sens du mot « plutôt » c’est « assez ». Cet « assez » qui peut exprimer une modeste satisfaction (« je vais plutôt bien »), ou résonner comme un jugement quelque peu hésitant. C’est ce que je trouve un mélange ironique, de tragique et d’humour, dans le « I would prefer not to » – un souhait inassouvi, un rather not, « plutôt pas » suspendu. Une préférence, oui, mais face à « l’absence radicale d’issue », comme l’avait souligné Oliver Rey dans son essai sur Bartleby.
« Oui, plutôt ne pas naître. » dit Lacan « C’est là la préférence sur laquelle doit se terminer une existence humaine parfaitement achevée, celle d’Œdipe, si achevée que ce n’est pas de la mort de tous qu’il meurt, à savoir d’une mort accidentelle, de la vraie mort, de celle dans laquelle il raille lui-même son être. C’est ce que j’appellerai une malédiction consentie, de cette vraie subsistance qu’est la subsistance de l’être humain, cette subsistance dans la soustraction de lui-même à l’ordre du monde[27]. »
Dans une telle malédiction, comment lire, sans se contredire, sans tomber dans la fausse promesse d’une conciliation, une indication pour tracer le désir ? D’une certaine manière, l’ordre du monde, un ordre compris comme une séquence déterministe, est le temps linéaire. Ce temps conduit chacun vers la mort, la mort biologique et ensuite, le destin certain d’être plus ou moins vite oublié. Par rapport à cet ordre, le désir est une irrégularité, ou, selon l’expression proposée par l’écrivaine Catherine Millet[28], un moyen d’échapper à l’espèce, une ruse un peu comme un witz[29].
Le I would prefer not to du roman d’Herman Melville m’a amené à penser à une interprétation possible du symptôme dont on parle beaucoup à notre époque, à savoir la non-binaire identification de genre. J’essaie de penser ce symptôme surtout par rapport au malaise de notre civilisation, et non par rapport à un cas particulier, bien que pas sans référence à une expérience clinique. Je me demande si ce refus de l’identification ne pourrait pas être compris comme un désir d’échapper à la ségrégation. La ségrégation à laquelle la question de l’identification semble être réduite dans le savoir bureaucratique des formules, faisant du sujet un objet de consommation dans le discours du capitalisme. Ce qui semble tout aussi important, c’est que ceux-là mêmes qui refusent de s’identifier à leur sexe biologique parlent également de la facilité avec laquelle, en recherchant leur identité de genre, ils deviennent victimes de la nouvelle ségrégation des identifications. Je note donc la nature particulièrement précaire de la position, difficile à maintenir, du refus d’une identification pour mettre en exergue que dans ce refus, il y a un désir d’autre chose. Une personne m’a expliqué que cette fuite ou ce jeu avec l’ordre du langage exprime le souhait, adressé à l’Autre: « pose-moi une question ». Une autre interprétation sur lesdites nouvelles identifications sexuelles qui a été proposée dans notre cartel par Cora Aguerre, porte sur l’idée que ce qui est ségrégué, (ou peut-être, demandé-je, forclos ?) dans le discours capitaliste est l’autre jouissance, car elle est en dehors du signifiant et du langage en tant que tel. Nous parlons souvent de s’identifier, surtout en ce qui concerne la recherche de l’identité du sujet, mais il semble que pour l’être parlant l’identification passe également par la demande d’être identifié. Notons que l’exigence bureaucratique, sociale, juridique et même technique d’identification des individus est un phénomène tout à fait moderne.
À ce propos, je voulais vous parler de la photographie, que je trouve d’une beauté époustouflante, intitulée This Man Refused to Open His Eyes (soit, « cet homme a refusé d’ouvrir ses yeux »). Il s’agit d’une photo de Thomas Bede au moment de son arrestation. Elle a été prise à Sydney et fait partie d’une série d’environ 2500 « photographies spéciales » prises par les photographes du département de la police de Nouvelle-Galles du Sud entre 1910 et 1930. Le musée d’histoire de Nouvelle-Galles du Sud commente que « ces « photographies spéciales » ont été prises pour la plupart dans les cellules du commissariat central de Sydney et représentent, comme l’explique le conservateur Peter Doyle, des hommes et des femmes récemment arrachés à la rue, souvent encore animés par les drames qui ont entouré leur arrestation ». Contrairement aux photos d’identité judiciaire prises en prison, « les sujets des photographies spéciales semblent avoir été autorisés – voire invités – à se positionner et à se composer pour l’appareil photo comme ils le souhaitaient. Leur identité photographique semble donc construite à partir d’une puissante alchimie de dispositions innées, d’histoire personnelle, d’habitudes et d’idiosyncrasies apprises, de style personnel choisi – coupe de cheveux, vêtements, accessoires – et de caractéristiques physiques[30] ».
La phrase même : « cet homme a refusé d’ouvrir ses yeux » pourrait devenir une accusation type, lancée par le sérieux qui connaît la bonne voie, contre celui qui refuse de voir la vérité. Mais la vérité qui parle à travers cette image est la résistance de Thomas Bede, réduite à un geste très évocateur. Plutôt que d’être l’aveuglement de l’ignorance ou un signe de peur de regarder la vérité dans les yeux, fermer les yeux est un refus d’affronter le regard identificateur, supposé neutre, de la loi. Une subsistance du sujet, dans l’acte de se retirer, d’échapper à un ordre, le commande d’être identifié. Une dignité du criminel. Tout ce que l’on sait de Thomas Bede, c’est qu’il a été accusé de « subornation de témoin » pour laquelle il a payé une amende de huit livres. Nous ne savons pas si au moment de son arrestation, et à l’instant d’être photographié, il refuse d’avouer le crime, mais ce qui semble certain, c’est qu’il refuse de s’identifier au crime, de fournir son visage de criminel. Nous ne savons pas grand-chose de son infraction, mais peut-être que son intervention auprès d’un témoin, sa tentative de l’éloigner, trouve un écho dans ce même geste de fermer les yeux.
D’une certaine manière, c’est une image qui rappelle que l’aveu de la vérité ne peut être forcé, et que lorsqu’il l’est, cette vérité est réduite à une jouissance – pour être ensuite interdite. Cette jouissance, en tant qu’interdite, est alors paradoxalement reprise, dans le regard intrusif ou bien dans la passion du jugement. Pour penser la résistance comme forme de désir, notamment par rapport au jugement, j’ai écouté un entretien avec l’avocat d’exception, Thierry Levy, réalisé par Marc Strauss et Cathy Barnier en 2014, en vue de Journées de l’IF-EPFCL sur les « Paradoxes du désir[31] ».
Thierry Levy a consacré une grande partie de sa vie à s’attaquer au fait du jugement en tant que tel, non pas pour s’opposer à la justice mais pour la remettre en question. Selon lui toute la cérémonie du jugement n’est pas nécessaire à la condamnation d’un délit pénal. La cérémonie est faite pour que les participants jouissent du crime, tandis que le criminel est réduit à rien – précisément pour que le spectacle puisse être acceptable. La dimension du désir est ce qui est dissimulé, réprimé et nié dans le processus. Levy note qu’un effort est fait pour souligner la gravité du crime tout en diminuant la personnalité du criminel, comme si le criminel ne pouvait pas s’égaler à son crime. Souvent, le criminel est d’abord exposé, puis, grâce à l’invention de la prison, caché à l’abri des regards comme une manifestation d’humilité. Bien que cela n’ait pas toujours été le cas, il suffit de penser aux exécutions publiques. Inévitablement, le fantasme est impliqué ici, comme une formule de la mise en scène de la relation objet-sujet, de leur coïncidence et de leur divergence.
Alors que je réfléchissais à ce thème de la résistance, en décembre 2022, l’un des derniers procès criminels au monde liés aux crimes de l’ère nazie avait eu lieu, déclarant Irmgard Furchner, 97 ans, coupable de complicité dans le meurtre de plus de 10 500 personnes au camp de Stutthof. Elle a été jugée par un tribunal pour mineurs, car elle avait entre 18 et 19 ans lorsqu’elle travaillait comme secrétaire du commandant du camp, remplissant, notons-le, un rôle typiquement bureaucratique. Furchner a dit qu’elle était désolée mais n’a pas reconnu sa culpabilité. Comme il s’agissait de l’un des derniers procès de ce type, le juge Dominik Gross a pris la décision inhabituelle d’autoriser l’enregistrement de la procédure. Et Furchner est apparue toujours couverte, portant non seulement un masque mais aussi des lunettes de soleil, et se couvrant la tête.
Lacan applique le thème religieux du jugement dernier à l’éthique de la psychanalyse, en proposant que l’analyste l’assume comme un experimentum mentis, c’est-à-dire que la perspective du jugement dernier devient une mesure standard pour rapporter une action donnée au désir qui l’habite[32]. Et, à travers cette perspective, nous rencontrons le tragique et le comique. Dans le tragique, la relation entre l’action et le désir s’exerce dans le sens du triomphe, non pas de la mort en tant que telle, mais de « l’être pour la mort ». « Qu’importe en réalité le μὴ φῦναι [mé phunai] tragique : ce μὴ, cette négation est identique à l’entrée du sujet comme tel sur le support du signifiant. » Dans le comique, dit Lacan, c’est « le jeu futile, dérisoire de la vision », et le rapport entre l’action et le désir, démontre « son échec fondamental à l’atteindre », le phallus étant « le signifiant de cette échappée, de ce triomphe du fait que la vie passe tout de même, quoi qu’il arrive[33]. »
L’exclamation tragique « Mieux vaut ne pas être né ! » peut tout de même passer sur sa version plus modeste, voire ironique du « Je préférerais : ne pas ». Quelques décennies plus tard, dans L’Étourdit, Lacan dit qu’une analyse permet de se rendre compte que le jugement, jusqu’au jugement dernier, « reste fantasme, et pour le dire, ne touche au réel qu’à perdre toute signification.[34] » Ainsi, entendons la possible résonance comique dans la question auparavant posée par Lacan, celle du jugement dernier, « Avez-vous agi conformément au désir qui vous habite ? ». Une question difficile à soutenir, et qui, selon Lacan « n’a jamais été posée dans cette pureté ailleurs qu’elle ne peut l’être, c’est-à-dire dans le contexte analytique[35]. »
[1] LACAN J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 595.
[2] Ibid.
[3] LACAN J., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 60.
[4] Conférence intitulée Désir et résistances, présentée le 23 juillet 2022 dans le cadre de la série « La psychanalyse face à la guerre » grâce à l’initiative de Clara Cecilia Mesa, également membre du LIPP, et les collègues du Forum du Champ Lacanien de Medellin.
[5] MELVILLE H., Bartleby, le scribe, Paris, Gallimard, Folio, 1996.
[6] LACAN J., Le Séminaire, Livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, version Staferla, leçon du 17 décembre 1969.
[7] Ibid.
[8] MADET Ph., « La nouvelle tyrannie du savoir », texte paru dans le bulletin apériodique des Cartels d’Ecole du CAOE intercontinentaux et bilingues, Feuilles volantes de l’École n° 2, décembre 2022, p. 9.
[9] Ibid., p. 10.
[10] LACAN J.,« Note italienne », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 309.
[11] MELVILLE H., op. cit., p. 10-11.
[12] Ibid., p. 13-14.
[13] Ibid., p. 17-21.
[14] Ibid., p. 24.
[15] Ibid., p. 31-32.
[16] Bernard Nominé emploie cette expression dans son article « Je ne te fais pas le dire… mais tu me le fais entendre », dans le Mensuel, n°102, Paris, EPFCL, janvier 2016, p. 6.
[17] MELVILLE H., op. cit., p. 32.
[18] Ibid.
[19] LACAN J., « Télévision », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 534.
[20] LACAN J., Le Séminaire, Livre XIX, …ou pire, version Staferla, leçon du 17 mai 1972.
[21] REY O., Le Testament de Melville. Penser le bien et le mal avec « Billy Budd », Paris, Gallimard, 2011, p. 146-150 ; Les Amis de Bartleby, lesamisdebartleby.wordpress.com, consulté le 20 novembre 2022.
[22] MELVILLE H., op. cit., p. 43-44.
[23] Ibid., p. 69.
[24] Ibid., p. 78-79.
[25] LACAN J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » dans Écrits, op. cit., p. 636.
[26] LACAN J., Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, version Staferla, leçon du 6 juillet 1960.
[27] Ibid.
[28] C’est une formulation proposée par Catherine Millet lors d’un entretien realisé par Marc Strauss et Cathy Barnier, en vue de Journées de l’IF-EPFCL en 2014 sur « Les paradoxes du désir », diffusé sur YouTube https://www.youtube.com/watch?v=an4MuRGFdcc
[29] Je dois une telle comparaison du désir au witz à Jean-Jacques Gorog.
[30] Museums of History of New South Wales, https://first.mhnsw.au/firsthhtpictures/fullRecordPicture.jsp?recno=31230&recnoListAttr=recnoList consulté le 20 novembre 2022, c’est moi qui traduis depuis l’anglais.
[31] L’entretien est diffusé sur YouTube https://www.youtube.com/watch?v=Ocf7sX6TH28
[32] LACAN J., Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op cit.
[33] Ibid.
[34] LACAN J., « L’étourdit », dans Autres écrits, op. cit., p. 487. Je remercie Vera Pollo qui a attiré mon attention sur ce fragment, dans son texte provenant du travail en cartel, A psicanalise para alem do setting (La psychanalyse, au-delà du setting).
[35] LACAN J., Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, ibid.