« Il n’y a pas de rapport sexuel » voilà un aphorisme qui marque l’enseignement de Lacan et à en croire ceux qui l’on entendu à l’époque, cela a fait l’effet d’une bombe. Depuis nous l’entendons souvent et j’ai voulu essayer de suivre le chemin de Lacan vers cet énoncé afin de repérer ce qu’il en fait.
Lacan joue de l’équivoque sur ce mot « rapport », qui fait à la fois référence à l’usage métaphorique courant au sens des relations sexuelles et à son sens mathématique et logique. Les deux sont liées dans la réflexion qui est à l’œuvre puisque il se propose de relire les textes de Freud sur l’inconscient et le sexuel, tout en avançant dans son élaboration sur la jouissance. Lacan nous dit que « c’est écrit dans ce que Freud écrit, il n’y a qu’à le lire[1]. » Mais cependant, « il faut savoir pourquoi Freud n’en a pas tenu compte[2] ». Il revient sur la quête perpétuelle de Freud à vouloir démontrer que la névrose est « strictement insérée quelque part dans une faille… qu’il appelle sexualité », et que peut-être Freud « avait l’idée de l’accord sexuel[3] », ce qui fut jusqu’à la fin sa question avec : que veut une femme ? C’est sans doute cette idée d’accord sexuel un peu trop repris par les post-freudiens, quand pour eux, la visée de la cure étaient une vie sexuelle enfin harmonieuse, le fameux génital-love que Lacan dénonce par cette formule de « pastorale analytique ». Il fustige toutes les espérances de fusion, d’union des corps. La place du phallus dans la relation sexuelle vient mettre en évidence la disjonction entre l’homme et la femme.
Dans le Séminaire l’Angoisse (années 62/63), Lacan relève dans l’expérience sexuelle du couple que la jouissance de l’homme et de la femme ne se conjoignent pas organiquement. La détumescence de l’organe impose la castration pour l’un et l’autre des partenaires. Si l’homme est coupé de son organe par l’effet de la détumescence, chez la femme, « le lieu de cette jouissance » est lié « au caractère énigmatique et insituable de son orgasme[4] ». Le paradoxe de la sexualité est qu’il y a des relations sexuelles mais cela ne fait pas rapport entre deux être parlants. Dans le séminaire d’un Autre à l’autre (années 68/69), Lacan fait référence à ce qui se passe en biologie, mais aussi chez les animaux: « S’il y avait un champ concevable où fonctionne l’union sexuelle, il ne s’agirait là où ça à l’air d’aller, chez l’animal- que du signe[5] ». Que ce soit pour la fourmilière comme pour une ruche l’organisation « est entièrement centrée autour de la réalisation de ce qu’il en est du rapport sexuel[6] ». « Il n’y a pas d’apparence chez les animaux, ni de viols, ni non plus de toutes ces complications, tout ce baratin qu’on fait autour[7] ». Dans le règne animal, c’est le signe qui rassemble. Tandis que dans sa rencontre avec son partenaire, l’être parlant vient à jouer le rapport que chacun entretien avec le phallus, donc avec la castration.
Le 12 mars 1969, Lacan énonce : « Alors bien sûr, c’est bien le moment de vous rappeler que ce que je vous ai dit : il n’y a pas de rapport sexuel ». Je n’ai pas retrouvé où il a pu le dire ainsi textuellement avant cette date. Mais, il a passé l’année du séminaire la Logique du fantasme (années 66/67) autour de : « Il n’y a pas d’acte sexuel ». Il ne parle que d’acte qu’il n’y a pas. Quand il revient sur cette question dans le séminaire d’un Autre à l’autre, c’est pour dire que « cet acte serait celui d’un juste rapport ». Car, la dimension propre de l’acte: c’est l’échec, c’est toujours raté. « C’est pour ça qu’au cœur du rapport sexuel, dans la psychanalyse, il y a ce qui s’appelle la castration[8]. »
« Fiction mâle »
Dans le séminaire, la logique du fantasme (leçon du 14 mars 67), il revient sur sa conception être ou avoir le phallus. Cette conception qu’il appelle « fiction mâle », avec: « on est c’qui y a » (le type content de ce qu’il a). Et, « On a ce qui est » : la femme. Cette conception, que nous trouvons dans la signification du phallus p 694 des Ecrits, Lacan la critique et la qualifie de fiction simplette, et ajoute-t-il : « c’est un peu plus compliqué que ça ». C’est dans cette complication que nous introduit le fil tiré par cette expression : il n’y a pas de rapport sexuel, pour se dégager de cette loi où le rapport des sexes s’appuyait sur les femmes comme équivalents phalliques dans les structures de la parenté. Bien qu’il soit fondamental de repérer cette incompatibilité entre être et avoir qui s’appelle la castration, cependant, le signifiant phallique comme seul point d’ordonnancement des sexes laissait de côté la réalité de l’autre sexe.
Un savoir sur le sexe
Cela pose la question du savoir sur le sexe parce que « la psychanalyse n’est pas un savoir du sexuel[9] ». C’est l’hystérique qui « dévoile la structure logique de la fonction de la jouissance[10] ». Ainsi, elle vient épingler ce qui se joue et rate entre un homme et une femme. Pour l’hystérique, toute sa politique sera tournée vers en avoir au moins un. « Un en peluce[11] ». Un hommoinzun, un vrai qui se moque de la castration. Nul autre ne serait capable de la satisfaire. Sa vie sera orientée par cette recherche, mettant sur son chemin des partenaires jamais à la hauteur qui ne seront que des objets substitutifs. L’hystérique est au cœur de ce « malentendu » de l’espèce humaine, que constitue le rapport sexuel.
L’écrire ?
Tout d’abord Lacan ajoute à la formule première, « il n’y a pas de rapport sexuel, sous-entendu formulable dans la structure. » Puis il précise d’un point de vue logique, d’un point de vue mathématique : cela supposerait donc un rapport qui « ne subsiste que de l’écrit. » Ce n’est pas possible[12]. L’écrit se structure que du langage mais c’est de l’écrit que s’interroge le langage. Le mythe d’Œdipe s’écrit. Mais ce n’est qu’un mythe qui fut dicté à Freud par l’insatisfaction hystérique, de même que Totem et tabou fut dicté à Freud par ses propres impasses[13]. Le mythe, c’est aussi celui du névrosé qui se forge un discours autour de mythe pour recouvrir le vide du non rapport. Il n’y a pas de rapport sexuel chez l’être parlant, martèle-t-il à l’envie. On en trouve une quarantaine d’occurrences dans son séminaire d’un discours qui ne serait pas du semblant (années 70/71). Notez ce, « chez l’être parlant » car, « les hommes et les femmes sont pris dans un discours sans pour autant parler[14] » nous dit-il.
Le Discours est à différencier du langage. Ce que Colette Soler nous rappelait en janvier. Le langage marque tous les parlants, tandis que le discours suppose une époque, il permet donc des identifications, les hommes et les femmes sont pris dans le discours, c’est-à-dire dans du semblant de jouissance. Comme le dit le séminaire XVIII, il n’y a aucun discours possible qui ne serait pas du semblant. A une certaine époque, nous rappelle Lacan, on parlait de bonhomme et de bonne femme ce qui me semble illustrer ce que véhicule le discours. Par contre, qu’il y a ait des petits garçons et des petites filles, c’est réel et il nous rappelle que c’est son point de départ[15]. Le non rapport sexuel est corrélé à la parole, sans pour autant que le postulat de la parole ne puisse directement se déduire du non rapport sexuel, ni inversement. Tout dépend de ce point pivot qui s’appelle la jouissance sexuelle, qui ne trouve à s’articuler dans l’accouplement qu’à condition de rencontrer la castration, dans le champ clos ou le pouvoir sexuel marche à la castration. C’est le manque phallique qui libère le désir.
Il n’y a pas de rapport sexuel qui ne puisse s’écrire : « il faut l’écrire si vous ne pouvez pas l’écrire, il n’y a pas rapport » (Le savoir du psychanalyste leçon du 4/11/71). C’est strictement impossible d’écrire : xRy. Dans cette défaillance pour écrire, il y a le phallus qui vient comme le seul signifiant qui permet une certaine partition. Car le phallus pris comme signifiant ordonne les significations du sexe, voir toutes significations autour de l’être et de l’avoir. Mais Lacan, dans la leçon du 17 février 1971, va non plus prendre le phallus comme élément tiers, mais comme fonction, en tant que « fonction phallique ». Ce n’est plus seulement un signifiant, un objet symbolique et mythique, mais une fonction, au sens logique et mathématique, qui a pour raison de mettre en rapport des éléments de deux séries disjointes. Fonction (Φ) : F(Φ). Cependant, les deux séries que Lacan relie ou distingue par cette fonction ne sont pas la série homme et la série femme mais les être parlants d’un côté et la jouissance de l’autre. Cette fonction permet de nommer le rapport de l’être parlant à la jouissance. La fonction phallique « rend désormais impossible l’énoncé de la bipolarité sexuelle[16] » homme/femme, et fait obstacle au rapport sexuel. C’est ce que Lacan appelle: la loi sexuelle qui vient se substituer au rapport sexuel. La loi sexuelle montre que ce rapport de l’homme et de la femme est faussé, cela nous met devant l’évidence que La femme n’existe pas.
Ainsi pour déterminer plus précisément cette loi sexuelle, Lacan reprend le quadrant de Pierce longuement déplié dans le séminaire l’Identification (années 61/62). À partir des propositions universelles et particulières sur le modèle de la logique formelle d’Aristote.
- Proposition A : Universelle Affirmative : « tous les traits sont verticaux. »
- Proposition E : Universelle Négative : « aucun trait n’est vertical. »
- Proposition I : Particulière Affirmative : « quelques traits sont verticaux. »
- Proposition O : Particulière Négative : « quelques traits sont non verticaux.»
Lacan va ré-écrire en formules mathématique ces propositions, puis il va en dégager des formules pour la sexuation qui appellera des quanteurs.
Lacan veut faire vaciller l’universelle et la décoller de son adhérence au tout, au Un, à la sphère, c’est en quoi « la dialectique dans les formes aristotélicienne est manquée[17]». Notamment, parce que si une proposition est vraie, sa contraire l’invalide. Par exemple : tout homme est menteur, et : il existe des hommes qui ne mentent pas. (Je ne m’étends pas sur ce développement mais ces références permettent juste ici de donner une idée de la démarche). Nous voyons comment Lacan part de l’universelle pour l’appliquer à la fonction phallique. Ainsi, il établit : Tout x Φx (; Fx). Lacan va introduire une négation sur la quantité et ainsi va naître le : « il n’existe pas » et le « pas tout ». Il nous dit dans Ou pire, leçon du 8/12/71, que l’introduction du « pas tout » est essentielle car c’est autour de cette valeur que s’articule ce qu’il en est du rapport sexuel. De même que va trouver sa place inspirée par les hystériques le : au moins un, dont se supporte le Nom du Père, comme point d’idéal, mais qui devient aussi l’exception qui donne consistance au Tout homme. Il faut l’existence de l’exception pour qu’un universel puisse trouver son fondement véritable. Notez d’ailleurs que dans le quadrant de Pierce, l’absence de tout trait dans le petit quart de droite n’infirme pas la règle. Tout trait est vertical est vrai dans ce quadrant ou ne figure aucun trait. La logique du Tout nécessite une exception, une existence qui s’excepte tandis que celle du pas-Tout ne la nécessite pas. Mais, si on peut dire : tout homme est phallique, on ne peut le dire pour toute femme. Lacan se réfère au mythe de Totem et tabou, car même si c’est écrit dans ce mythe, on ne peut pas dire « toutes les femmes » parce que ce n’est introduit dans le mythe qu’au nom de ceci : « que le père possède toutes les femmes, ce qui est manifestement le signe d’une impossibilité[18]. » Ainsi, pas d’ensemble des femmes : il n’y a pas d’universel de la femme. Mais avec la formule : il n’existe pas de x non Φx (/ !), elle ne s’excepte pas non plus de la fonction phallique.
Dès lors, nous allons voir s’établir les formules de la sexuation à la fin du séminaire XIX (…Ou pire), puis nous trouverons leur forme finale dans le séminaire XX, (Encore). Si ce rapport sexuel ne peut pas s’écrire, la fonction phallique permet d’écrire un tableau qui fait que « qui que ce soit de l’être parlant s’inscrit d’un côté ou de l’autre[19]. » Le choix du sexe est un choix de mode de jouissance du côté Tout ou Pas-Tout.
Quelle suppléance peut parer à ce non rapport ?
Dans Encore, il parle de l’amour, mais il en donne les limites dans « ce rapport au par-être », il met l’amour du côté du par-être pour le parlêtre. Le seul amour qui s’en sort est l’amour courtois. Il y a le fantasme S♦a, du côté mâle, l’objet a vient à la place du rapport sexuel manquant quand l’homme fait de la femme la cause de son désir. Du coté pas-tout, il y a la jouissance autre, la jouissance supplémentaire, du côté femme qui est au-delà de l’objet du fantasme (Dieu, les mystiques). L’autre possibilité de suppléer au rapport sexuel est celle proposée par Lacan dans le séminaire le sinthome (années 75/76), leçon du 17 février 76, c’est que le sujet fasse de l’autre sexe, son symptôme : « c’est du sinthome qu’est supporté l’autre sexe ». Puis, il ajoute le 16 mars 76 : « il n’y a pas de rapport sexuel, mais c’est de la broderie. » C’est la deuxième fois que je vois cette allusion à la broderie. J’en comprends que c’est quelque chose qui se bâtit point par point de façon esthétique au-dessus d’un vide. La broderie, c’est comme le discours, le style varie selon les époques et les cultures. Le sexe est un dire, ainsi ce qui s’ordonne pour chaque sujet est l’invention d’un dire singulier, quelque chose à broder.
Pour conclure, je vais citer Lacan dans le séminaire le moment de conclure, leçon du 17/01/78, car il se rapporte à Freud pour justifier toute cette élaboration. « Un affreux du nom de FREUD, a mis au point un bafouillage qu’il a qualifié d’analyse – on ne sait pourquoi – pour énoncer la seule vérité qui compte : il n’y a pas de rapport sexuel chez les trumains . C’est moi qui en ai conclu ça. Après expérience faite de l’analyse, j’ai réussi à formuler ça. Oui… J’ai réussi à formuler ça, non sans peine… ». Et le 11 avril 1978, il dit : « J’ai énoncé- en le mettant au présent – qu’il n’y a pas de rapport sexuel. C’est le fondement de la psychanalyse. Tout au moins me suis-je permis de le dire. »
[1] LACAN J., Le Séminaire Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, leçon du 17/03/71.
[2] LACAN J., Le Séminaire Livre XXII, RSI, leçon du 17/12/74.
[3] LACAN J., Conférence à Milan, 04/02/73.
[4] LACAN J., Le Séminaire Livre X, L’Angoisse, leçon du 08/05/63.
[5] LACAN J., Le Séminaire Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p.213.
[6] Ibid., p.215.
[7] LACAN J., Conférence à Milan, le 4/02/73.
[8] LACAN J., Le Séminaire Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p.346.
[9] Ibid., p.204.
[10] Ibid., p.212.
[11] LACAN J., Le Séminaire Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, leçon du 19/05/71.
[12] Ibid., leçon du 17/02/71.
[13] Ibid., leçon du 09/06/71.
[14] Ibid., leçon du 09/06/71.
[15] LACAN J., Le Séminaire Livre XIX, …Ou pire, leçon du 8/12/71.
[16] Ibid., leçon du 12/01/72.
[17] Ibid., leçon du 03/03/72.
[18] LACAN J., Le Séminaire Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, leçon du 17/03/71.
[19] LACAN J., Le Séminaire Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p.74.