Du sujet, supposé, (au) savoir… sans sujet, jusqu’au…baffouille-à-je ?

Intervention de François Boisdon au Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest, le 4 avril 2020

« J’en ai donné enfin une formule et c’est à propos du transfert que j’ai parlé, dans des termes qui sont… pleins de pièges… Comme d’habitude ! Comme dans tout ce que je dis bien sûr ! Pourquoi dirais-je autre chose que ce dont il s’agit, justement! dans ce qu’il en est de l’inconscient. À savoir que le langage ça n’a jamais, ça ne donne jamais, ça ne permet jamais de formuler que des choses qui ont… trois, quatre, cinq, dix, vingt-cinq sens! Le sujet supposé savoir. » Transcription mienne d’un extrait de la conférence de Lacan à Louvain du 13 octobre 1972, passage à écouter sur youtube pour y entendre Lacan.[1]

« Sujet supposé savoir », c’est la formule que Lacan définit ainsi en 1967 dans sa proposition du 9 octobre: « pivot[2] d’où s’articule tout ce qu’il en est du transfert »[3].

Je vais donc essayer d’articuler – je reprends et souligne le terme utilisé par Lacan entre 1967 et 1973 dans Télévision – ce que j’en attrape à l’appui d’un début de travail de lecture des variations de formulations lacaniennes, dans le moment-mouvement de leur élaboration : sujet supposé savoir  (en 1967), savoir sans sujet  (en 1969[4]), sujet supposé au savoir  (en 1973[5]). On pourrait même ajouter celle que je ne vais pas aborder ici et qui concerne une des définitions du concept d’écrit comme le « savoir supposé sujet »[6].

Il y a donc articulations et pivots différenciés, des notions de savoir et de sujet autour de ce terme de supposé[7], ce dont j’ai fait usage dans mon titre.

Nous avons déjà, au cours de l’année du CCPO[8], fait référence à certaines de ces expressions dans différentes déclinaisons : sujet supposé savoir comme élément de l’instauration du transfert à l’entrée du processus d’une analyse, et « chute du sujet supposé savoir » (ou, autre formulation : « faille aperçue du sujet supposé savoir »[9]) comme élément/moment du parcours de fin de l’analyse et preuve donc de l’efficace du transfert sur le symptôme. Symptôme pris ici comme le symptôme analytique et non pas les symptômes au seul sens clinique. Il s’agit du symptôme qui se noue au savoir inconscient, aux formations de l’inconscient et qui fasse que le devenant analysant puisse par exemple entendre et relever l’équivoque d’un lapsus faisant intrusion, immixtion dans ce qu’il croyait dire de déterminant, l’amenant à suivre un fil qui va se mettre à résonner autrement. Ce qui permet déjà d’ailleurs de souligner une précision apportée par Lacan dans l’Envers[10] à ce concept du transfert quand il dit que c’est l’analysant rentrant dans le principe de l’association libre qui est instauré comme sujet supposé savoir. Soit, comment l’instauration de cette fonction « sujet supposé savoir » est liée à quelque chose qu’on pourrait reprendre avec la formule « rectification subjective », de la personne qui parle et qui va supposer un savoir dans les manifestations de l’inconscient que sont ses lapsus, ses actes manqués, ses rêves et ses symptômes. Le transfert, la supposition de savoir, porte sur le savoir inconscient dans ses manifestations, sur la manière dont ce savoir aura fait immixtion par la manœuvre de l’analyste. Lacan a d’ailleurs évoqué également fin 1967 « l’immixtion de L’acte »[11]. La question étant : comment quelqu’un qui vient nous parler de ce dont il souffre peut, éventuellement, rentrer dans cette supposition d’un sujet à ce savoir qui se manifeste à contre-pente de ce qu’il prend pour le savoir, le sens et les significations qu’il déroule consciemment dans sa parole. Ce qui renvoie à l’enjeu et au maniement des entretiens préliminaires. Cette supposition est un seuil à l’entrée dans l’analyse qui peut prendre un temps très variable, de la quasi-immédiateté à un certain temps et même des temps successifs, d’arrêts et reprises d’analyse. Ce n’est donc pas parce que quelqu’un vient vous parler ou dit qu’il veut faire une analyse qu’il y a transfert, au sens lacanien, d’un savoir inconscient auquel on suppose un sujet. Il y faut un acte d’entrée. J’ai employé le terme d’immixtion qui reprend celui de Lacan dans le séminaire sur l’acte psychanalytique[12] quand il dit que l’analyste fait immixtion de signifiants.

Quand on parle de supposé il faut aussi essayer de préciser ce terme qui est axiomatisé par Lacan tout le long de son frayage, comme par exemple dans sa proposition de 1967: « un sujet, est « supposé, enseignons-nous, par le signifiant qui le représente pour un autre signifiant »[13]. C’est vraiment l’axiome de base lacanien, anti-psychologique, si on s’attache à ses conséquences sur ce qu’on appelle « sujet »[14].

Il faut donc se départir radicalement de la conception naturelle que nous avons du sujet comme une entité pré-existante à la parole et au langage: le sujet psychologique moïque, qui serait représenté par l’outil de la parole. Notre indécrottable ornière naturelle à tous, Jourdain-psychologues-nés. Je cite et répète Lacan: « Un sujet ne suppose rien il est supposé. Supposé, enseignons-nous, par le signifiant qui le représente pour un autre signifiant »[15]. C’est la prise de l’organisme dans le langage et la parole, qui constitue, qui a pour effet, un sujet, qui n’est que représenté par un signifiant pour un autre signifiant. C’est cela qui se transfère dans l’opération-entrée analytique[16].

L’efficace du transfert, c’est donc l’efficace de l’entrée, du début mais aussi l’efficace au cours de la cure jusqu’au processus de fin que Lacan a qualifié à un certain moment de « chute du sujet supposé savoir ». Formule qu’on a, à mon avis, tort de trop mettre parfois du côté de l’idée acquise in fine par l’analysant que l’analyste ne sait pas, car justement il en sait, sous un certain angle, plus qu’au début, là où s’instaure la dynamique de la fonction sujet supposé savoir grâce à la manœuvre de l’entrée. Cette chute renvoie me semble-t-il à quelque chose de beaucoup plus substantiel et fondamental dans le processus de fin, qui vise la destitution du psychanalysant comme sujet, après qu’il l’a fait déchoir de son fantasme[17]. Cette destitution subjective est à la fois comme visée de fin mais à l’œuvre dans le processus même de l’analyse en train de se faire et, pourrait-on dire, dans chaque séance où c’est dans la logique de l’acte analytique que ‘l’objet [a] y soit actif et le sujet subverti. »[18]

Ce que des formules ultérieures de Lacan précisent peut-être, tel ce passage de Télévision : « Pour réveiller mon monde, ce transfert je l’articule du « sujet supposé savoir ». Il y a là explication, déploiement de ce que le nom n’épingle qu’obscurément. Soit: que le sujet, par le transfert, est supposé au savoir dont il consiste comme sujet de l’inconscient et que c’est là ce qui est transféré sur l’analyste, soit ce savoir en tant qu’il ne pense, ni ne calcule ni ne juge pour n’en pas moins porter effet de travail. »[19]

Passage que je commenterais en partie ainsi:

  • « Pour réveiller mon monde, ce transfert je l’articule du Sujet supposé savoir »: on retrouve le terme d’articulation que j’ai relevé plus haut.
  • « Il y a là explication, déploiement de ce que le nom » : je pense qu’il parle de celui de transfert et éventuellement de la formule « sujet supposé savoir » mise entre guillemets, qui nomme le transfert
  • « n’épingle qu’obscurément » : cela a tendance à ne pas éclairer le vrai ressort logique du transfert au sens lacanien.
  • « Soit : que le sujet, par le transfert, est supposé au savoir » : i.e le sujet défini comme effet du signifiant
  • « dont il consiste comme sujet de l’inconscient » : Consiste : on pourrait dire que là est son essence, son ontique, là est pour une part la j’ouïe-sens, là est ce en quoi le « symptôme consiste.[… ] nœud de signifiants »[20].

Cela enfonce le clou de cette « essence » langagière du sujet que le processus analytique va dévoiler comme « inessentiel »[21], comme « savoir vain d’un être qui se dérobe »,[22] au regard de ce qui se révèle donc de désêtre, dans le champ de l’objet a, « notre être sans essence »[23]. Soit, concomitamment : essence du désir et de la pulsion qui fait le nerf des corps parlant, et négativité, trou de structure.  C’est là ce qui est transféré sur l’analyste, « ce savoir en tant qu’il ne pense, ni ne calcule, ni ne juge pour n’en pas moins porter effet de travail ». Ce que Lacan a appelé et que j’ai déjà évoqué, le « savoir sans sujet », qui travaille le corps parlé. Au sens qu’on pourrait dire qu’il modèle, façonne le métabolisme de jouissance de chaque corps apparolé. Corps apparolé pour faire pas de côté par rapport au sujet psychologique auquel nous ne sommes pas moins cependant assujettis, dont nous sommes la dupe empêtrée[24].

Du sujet, supposé, (au) savoir…sans sujet, donc, pour ouvrir ensuite sur une autre trou-vaille ultérieure de Lacan: « Ce qu’il a dit, Freud, l’affreud, c’est qu’il n’y a pas du su-je. Rien ne supporte le su-je. Autrement dit, au jeu du je se substitue – c’est ce que je tente d’énoncer aujourd’hui – le baffouille-à-je. »[25] À articuler pourquoi pas au « petit trou complexe et tourbillonaire » (à glisser sous tous les escabeaux) qu’il évoque en 1975[26]. L’en prend un coup l’sujet: chapeau-bas Lacounet Jacquot !

[1]https://youtube/R4JtZs-4Qxc
[2] Lacan, J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 254-255. Il faudrait en effet se pencher un peu plus que je ne le fais-là sur ce premier terme déjà pleins de ressort, notamment dans ce passage situé quelques pages plus loin de cette citation dont je fais mon départ: “Car qui, à apercevoir les deux partenaires jouer comme les deux pales d’un écran tournant dans mes dernières lignes, ne peut saisir que le transfert n’a jamais été que le pivot de cette alternance même”. Plaisir du texte…
[3] Ibid., p. 248. Précisons qu’il y a deux versions de ce texte et qu’il est très intéressant d’y adjoindre la lecture des trois autres textes très importants de décembre 1967: « La méprise du sujet suppose savoir », « La psychanalyse. Raison d’un échec », « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité ».
[4] Lacan, J., « L’acte psychanalytique », dans Autres écrits, op. cit., p376.
[5] Lacan, J., « Télévision », dans Autres écrits, op. cit., p531.
[6] Lacan, J., Le Séminaire, Livre XXI, Les Non-dupes errant, inédit, séance du 9 avril 1974.
[7] Cf ce qu’en dit Lacan dans « La proposition du 9 octobre », dans Autres écrits, op. cit., p. 247-248.
[8] Le thème du collège de Clinique psychanalytique pour l’année 2019/2020 était : « L’efficace du transfert face aux symptômes. »
[9] Lacan, J., « L’acte psychanalytique », dans Autres écrits, op. cit., p376.
[10] Lacan, J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse,  Paris, Seuil, 1991, p. 59.
[11] Lacan, J., « Discours à l’École freudienne de Paris », dans Autres écrits, op. cit., p261. Il serait intéressant de croiser cela avec une définition du transfert comme « immixtion du temps de savoir » (dans une note de 1966 de « Variantes de la cure-type », Écrits, p. 328) ainsi que de creuser le lien de ce terme d' »immixtion » avec celui d’ « einfallen » utilisé par Freud dès la deuxième séance de l’homme au rat qui offre un exemple paradigmatique de l’entrée en analyse et le mettre sans doutes aussi en série avec celui d' »intrusion de signifiant » concernant l’interprétation qu’il utilise dans Radiophonie ( dans Autres écrits, p. 413).
[12] Lacan, J., Le Séminaire, Livre XV, L’acte psychanalytique, inédit, séance du 17 janvier 1968.
[13] Lacan, J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », op. cit., p. 248.
[14] Ibid., p. 248-249. Afin de travailler ces concepts serré et denses, du mathème du transfert et son commentaire s’articulant autour de cette formule « sujet supposé savoir ».
[15] Ibid., p. 248.
[16] D’où, deux petites réflexions cliniques latérales à creuser sur cette notion de sujet: l’expérience extrêmement déroutante de la confrontation à des dits « sujets » qui semblent décrochés en certains points de la parole, par exemple dans les démences et pour lesquels nous semblons devenir des étrangers et où on se demande ce qu’est devenu le sujet avec lequel nous étions si familier auparavant. Phénomène à peut-être mettre en série avec ce qu’écrit Lacan dans une page passionnante de La méprise du sujet supposé savoir, concernant « le formidable tableau d’”amnésie dite d’identité » (Lacan, J., « La méprise du sujet supposé savoir », dans Autres écrits, op. cit., p. 334) dont on trouve d’ailleurs des cas rapportés par M. Czermak, dans son livre Patronymie (Czermak M., Patronymie, Considérations cliniques sur les psychoses, Paris, Masson,  1998, pp. 51-59. ).
[17] Lacan, J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits, op. cit., p. 252.
[18] Lacan, J., « La méprise du sujet supposé savoir », dans Autres écrits, op. cit., p. 332.
[19] Lacan, J., « Télévision », dans Autres écrits, op. cit., p. 531.
[20] Ibid, p. 516.
[21]Lacan, J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits, op. cit., p. 254.
[22] Ibid.
[23]  Lacan, J., « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », dans Autres écrits, op. cit., p. 358.
[24] Question qui serait à retravailler autour de cette problématique du sujet supposé savoir: ce que Lacan pointe, justement dans le texte de 67, le fait que Freud n’ait pas fait une auto-analyse et qu’il y ait eu passage à l’analyste pour Freud. Sachant, que celui qui tient pour lui cette place/fonction d’analyste, Fliess, c’est selon le gentil qualificatif de Lacan, le « médicastre » (Lacan, J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits, op. cit., p. 253). On peut notamment se référer à l’article de M. Bousseyroux dans son livre Lacan le Borroméen, creuser le nœud, Toulouse, Point hors ligne, Erès,  2014, pp.132-157) pour avoir un éclairage sur ce qui a pu jouer autour de l’analyse de Freud et de cette fonction pour lui du sujet supposé savoir. En rajoutant à notre réflexion que cette analyse s’est faite essentiellement par échange épistolaire et que Lacan a pu dire à une occasion en 75 aux USA que c’est pour ça qu’elle avait raté.
[25] Lacan J., « Clôture des journées de l’école freudienne », Lettres de l’École, 1978, n°22, pp. 499-501.
[26] Lacan J., Lettres de l’École freudienne, n°18, avril 1976, p. 267: « Tout cela, bien sûr, est une précipitation, pourquoi ne pas le dire, après errance, chacun sait que je me suis targué de dialectique et que j’ai fait usage du terme avant d’en venir à ce tourbillon; c’est bien le cas de nous apercevoir que quiconque parle de dialectique évoque toujours une substance. La dialectique est essentiellement prédicative, elle fait antinomie, et nul prédicat qui de lui-même ne se supporte d’une substance; c’est très très difficile de parler a substantivement, surtout que nous nous imaginons chacun être une substance. C’est très difficile évidemment de vous sortir ça de la tête, quoique tout démontre que vous n’êtes au plus chacun qu’un petit trou, un trou certes complexe et tourbillonnaire, mais qu’il est vraiment très très difficile de vous penser comme substance, si ce n’est comme substance ayant cette propriété d’être pensante, et que là alors ça devient vraiment désespérant de penser à quel point votre pensée est manifestement impuissante. »