Clinique de lalangue

Article de David Bernard publié, sous le titre La cause de l’inconscient, dans PLI n° 3 (Revue de psychanalyse de l’EPFCL-France Pôle Ouest) à partir d’une intervention prononcée dans le cadre du Séminaire de texte
du Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest, en Mai 2008

Nous savons ou croyons savoir quelle est la structure de l’inconscient : l’inconscient est structuré comme un langage. Seulement, quelle est sa cause ? En d’autres termes, qu’est-ce qui pousse l’inconscient en avant, et le conduit à opérer son travail de chiffrage de la jouissance ? Plus simplement encore : à quelles conditions l’inconscient peut-il naître pour un sujet ? À moins qu’il ne faille dire : à quelles conditions un sujet peut-il naître à l’inconscient ? La clinique semble en effet nous indiquer que pas tout sujet n’advient à l’inconscient. Pour preuve le sujet autiste, qui n’advenant pas dans le langage, n’adviendra guère à une position d’énonciation inconsciente. Celui-là, et c’est son drame, ne peut mentir, pas même à lui-même. Encore que, une première thèse de Lacan pourrait contredire cette exception du sujet autiste. C’est avant-même qu’il ne prenne la parole en son nom, que l’enfant sera marqué par l’inconscient. Cet inconscient sera alors celui de l’Autre parental, se véhiculant par la parole adressée au petit d’homme. Lacan y insistera à de nombreuses reprises durant tout son enseignement.

Le discours de l’Autre

Je prends l’un de ces moments, que ponctue sa Conférence tenue à Genève en 1975 sur Le symptôme1. Lacan donne cette fois à sa thèse de l’inconscient structuré comme un langage un tour supplémentaire. Certes, l’inconscient naît de la façon dont un enfant aura été imprégné par le langage, et ce, via le désir de ses parents. « La façon dont lui a été instillé un mode de parler, avance Lacan, ne peut que porter la marque du mode sous lequel les parents l’ont accepté »2. Nous retrouvons ici la thèse émise plus haut. Le langage ne marquera l’enfant que par le filtre du désir de ses parents, ce désir qui l’aura accueilli et aura causé sa venue au monde. Qu’est-ce à dire ? Que l’inconscient est le discours de l’Autre, pour la raison qu’il est non pas simplement un langage, mais lalangue de l’Autre, à savoir celle incarnée, et parlée3 par la mère. Le langage n’est donc pas à concevoir comme un simple sac de signifiants, mais comme la langue que l’enfant rencontre dans le désir de l’Autre. En quoi interroger l’inconscient sera nécessairement interroger le rapport du sujet à sa langue maternelle. Non pas tant la langue de la mère, ni celle du père, mais la langue qui l’aura enfanté, et élevé, toujours d’une façon particulière, comme sujet. En effet, cette lalangue, Lacan insiste pour dire qu’elle est le fruit du désir de deux parlêtres, les parents. Dans sa Conférence Le phénomène lacanien, tenue à Nice en 1974, il précise que « L’inconscient s’enracine » dans le sujet, pour la raison que celui-ci « est surgi déjà de deux parlêtres ». « Il y a un inconscient parce que tels sont ces êtres de parlêtres qu’il ne se pourra pas que son apprentissage de lalangue (…) l’acquisition de mots, ne soit, comme limaille de fer, polarisée par ce qui, déjà dans ses parents, s’oriente du parlêtres. La définition que Freud donne de l’inconscient n’est pas autre chose. Le symptôme est l’inscription, au niveau du réel, de cette projection d’inconscient, de ce véritable criblage – au sens où l’on dit que des projectiles criblent une surface – ce criblage, dis-je, du parlêtres par le dire de deux conjoints »4.

Ainsi, nous voyons la thèse se préciser. Premièrement, l’inconscient est structuré comme un langage pour la raison que le désir des deux parents viendra cribler de leur lalangue inconsciente leur enfant. L’enfant ne fera donc pas qu’apprendre le langage. Le fait est qu’on lui parlera d’une certaine façon, en fonction d’un désir, et que cette langue ainsi façonnée aura prise sur lui, pour commencer de l’élever comme sujet de l’inconscient. En effet, c’est là une seconde remarque que nous pouvons déduire de ce passage de Lacan. La marque, c’est à dire l’inscription que le désir des parents laissera sur l’enfant, constituera ensuite cette polarité à partir de laquelle seront aimantés d’autres mots du langage. En quoi, laissera entendre plus loin Lacan, c’est bien lalangue de l’Autre, qui fera le refoulement primordial. Il y reviendra d’ailleurs dans sa Conférence de Genève : « C’est dans la façon dont la langue a été parlée et aussi entendue pour tel et tel dans sa particularité, que quelque chose ensuite ressortira en rêves, en toutes sortes de trébuchement (…). C’est (…) dans ce motérialisme que réside la prise de l’inconscient »5. Le signifiant qui fait l’inconscient du sujet n’est donc pas à concevoir comme une chose abstraite. Il est issu de lalangue de l’Autre et de son désir. En somme, ceci suffirait à éclairer une première donnée clinique : quelque chose de l’inconscient des parents, via leur lalangue, se transmettra à l’inconscient de l’enfant. Et cela nous éclaire aussi bien en quoi le symptôme de cet enfant pourra représenter la vérité du couple familial, à savoir celle de deux êtres animés de leur désir inconscient, et de leur impossible conjungo. Voilà qui se transmettra via lalangue dans laquelle ils s’adresseront à l’enfant, cette langue privée où pourront se mêler, entre autres, doux mots d’amour et jurons familiers, jeux de mots, prises de langue chantonnées et autres comptines du soir. Mais aussi, assourdissants silences, vains mensonges, et autres inter-dits que l’enfant, à force de ses pourquoi, questionnant le désir de l’Autre dans les interstices de son discours, ne manquera pas d’isoler.

L’enfant sera donc aussi bien celui à qui l’on imposera, en lui parlant, qu’on le sache ou non, son inconscient. L’enfant sera lapsus, acte manqué bafouillé par ses parents. Une formation de leur inconscient, quasi, dont l’opinion commune aura de toujours repéré les vérités qui pourraient sortir de sa bouche, et dont Lacan aura isolé la valeur de symptôme représentant la vérité du couple familial6. Dans son article sur le Rapport Daniel Lagache, Lacan, lecteur de Freud, allait même au-delà : l’enfant pourra reprendre à sa charge inconsciente un dossier d’avant ses grands-parents7. Et ce, sans le savoir, quand ce qui viendra ainsi commencer d’écrire l’inconscient du sujet, se fera à son insu, tel l’esclave antique, recevant pendant son sommeil, sur son cuir rasé, le codicille tatoué qui le condamne déjà8. Seulement, et c’est heureux, l’inconscient de l’enfant ne se réduira pas au désir inconscient de l’Autre. L’enfant y répondra plutôt. Voyons comment, en revenant à la Conférence de Genève.

Des interprétations de lalangue

Dire que lalangue de l’Autre viendra marquer l’enfant, est dire aussi qu’il l’affectera dans son corps. Mais justement, quelle est cette marque ? Lacan nous l’indique dans ce texte. Le signifiant viendra marquer de son sceau le corps de l’enfant, pour y causer, non pas un effet de sens, ainsi qu’il pouvait l’avancer jusque là, mais d’abord, un dépôt de jouissance, avec lequel il reviendra à l’enfant de se débrouiller. Il y a chez l’enfant « comme une passoire qui se traverse, par où l’eau du langage se trouve laisser quelque chose au passage, quelques détritus avec lesquels il va jouer, avec lesquels il faudra bien qu’il se débrouille »9. Il y a donc ce dont l’enfant n’est pas responsable : ce qui, via lalangue de l’Autre et son désir, lui sera infligé, et qui viendra l’entacher d’un certain nombre de détritus, et autres guises de l’objet. Ce sont là, en somme, les éclats de jouissance dont la lalangue viendra le cribler. Mais il y a aussi, nous l’apprenons ici, l’usage qu’en fera l’enfant. Or Lacan nous précise qu’il est un usage de jouissance, ainsi que la métaphore du jeu, pas loin d’équivoquer avec le jouir, nous le laisse supposer. N’aura t’on vu en effet quelle part de jouissance se satisfait toujours dans les jeux spontanés des enfants, à commencer par ceux de lalangue, justement, et autres lallations.

Mais plutôt que de considérer cela pour acquis, voyons pour démonstration ce que nous en dit Michel Leiris, se souvenant de ses expériences inaugurales du langage. L’écrivain nous rappelle tout d’abord ce qui fait une particularité fondamentale du jeune enfant dans son rapport au langage. Celui-là ne sait encore ni lire, ni écrire, d’où sa sensibilité vive aux équivoques de lalangue, et sa conséquence : plus qu’un autre, il interprétera cette lalangue. « Quand on ne sait pas encore lire, remarque-t-il, (…), quand on n’est pas encore initié au grand mystère de la lecture ou que, novice encore, on vient à peine de le pénétrer, les mots – appréhendés par la seule audition – se présentent sous d’étranges figures qu’on aura peine à reconnaître lorsqu’on les verra, en noir et blanc, écrits. Que de monstres oraux se trouvent ainsi forgés ! ».10 Ainsi, pour exemple d’amusement avec lalangue, et autres « proche parent du calembour », Leiris évoque d’abord son oncle et sa tante. Ce « couple de vieux horticulteurs qu’on appelait « les Tréfort », m’offraient un nom sur lequel, m’amusant avec mes frères, je pouvais spéculer à loisir. Et la localité aussi que ces gens habitaient : Chaintréauville, ce qui participait du chat, d’un chat, ou plutôt d’une multitude de chats, qui auraient peuplé toute une ville. Les Très-forts de Chats-tréauville »11.

Autre exemple, quoique différent néanmoins. Lacan fait valoir dans son article De la psychanalyse dans ses rapports à la réalité, combien le mot d’esprit aurait, pour le sujet qui en rit, l’effet d’une porte qui s’ouvre, au-delà de laquelle il n’y aurait plus rien à trouver12. Or Leiris serait bien près de le rejoindre, qui se souvient ici combien certains mots, « m’entrebâillaient une porte sur un monde à part ». Mais un monde qui n’était pas toujours celui du calembour, du mot d’esprit, tirant parfois « sa puissance émotive du brouillard même de mots dont il était formé, nébulosité indéchiffrable »13. Ainsi, ce vers que le tout jeune Leiris entendrait chanté par sa sœur, lui qui goûtait particulièrement les comptines et autres berquinades de nourrice. « Adieu, notre petite table», lui chantait l’aînée, laquelle prononçait alors : « petit tetable ». C’est donc un… « tetable », que l’enfant entendra ici épelé et chanté par sa sœur, non sans que ce nouvel objet ne s’empèse alors d’étrangeté pour son auditeur. « Voici donc notre table changée en tetable, en totable et devenue nom masculin pour baptiser je ne sais quel bizarre instrument (…) une chose indéfinie dont je sais simplement qu’elle était un objet, une chose occupant un morceau de l’espace dans une chambre où se disaient adieu Des Grieux et Manon ». Or ce mot, poursuit-il dans son souvenir, ne désignait « rien, bien que semblant signifier quelque chose, et reste l’étiquette d’un pur néant ou d’un objet à jamais incompréhensible ? Il est probable qu’il s’accroche toujours un peu de chose en soi aux basques de ces mots qui ont l’air de répondre à une réalité précise, mais sont en vérité dépourvus de toute espèce de sens. »14

Nous voyons donc, à l’appui de ces deux exemples, que l’enfant interprète lalangue, qu’il en fasse alors son amusement, ses jeux de calembours, ou qu’il y projette ses rêveries de désir. Et c’est pourquoi il nous faudrait peut-être préciser. L’enfant, certes, interprète lalangue, mais aussi, lalangue interprète l’enfant. En effet, n’est-ce pas son inconscient naissant qui conduira ici pour l’enfant le sens de son déchiffrage, et ce faisant, se jouera de lui ?15 Un autre souvenir de l’auteur nous en témoigne. Leiris nous rapporte qu’à l’idée d’incendie, a toujours répondu dans sa mémoire, un « court lambeau de langage ». Une holophrase, que composent trois « maillons » : « Habillé-en-cour »16. L’occasion en fut un autre de ces forts instants qui font l’enfance, quand il entendit un jour déclaré dans la panique, qu’un incendie s’était produit à Billancourt, sans qu’il ne sache encore qu’il s’agissait là d’une ville. Une belle méprise17, donc, que cette méprise de l’enfant, où se traduisit la belle prise de son inconscient. Car Habillé-en-cour venait dire autre chose, l’enfant imaginant là de quel habit royal, héroïque, et riche de sa brillance phallique, les pompiers et autres « géants » se vêtiraient pour s’en aller éteindre l’angoisse. Il y a donc un second usage de lalangue, dont l’enfant est désormais le jouet, plus qu’il ne joue lui-même. Et en effet, ce jeu de l’enfant avec les détritus du langage, nous indique encore Lacan, « c’est ça que lui laisse toute cette activité non réfléchie – des débris, auxquels, sur le tard, parce qu’il est prématuré, s’ajouteront les problèmes de ce qui va l’effrayer. Grâce à quoi il va faire la coalescence, pour ainsi dire, de cette réalité sexuelle et du langage »18. Dans un second temps logique19, viendra le moment où l’enfant devra non plus seulement jouir de lalangue, mais s’en servir, pour affronter des problèmes. Parce qu’il est prématuré, l’enfant sera bientôt effrayé par les problèmes que lui vaudront sa rencontre traumatique avec la réalité sexuelle. Dès lors, ce ne sont plus seulement des visées de jouissance, que serviront ses usages de lalangue, mais celles d’une symbolisation que ses rencontres du réel nécessiteront. Or nous savons depuis Hans de quel ordre sera cette mauvaise autant que nécessaire rencontre. Il s’agira là de sa rencontre du désir de l’Autre, et de l’angoisse qu’elle lui vaudra.

Lacan lui-même dans sa conférence Le phénomène lacanien, nous en donne un précieux exemple, d’autant qu’il le prélève chez Freud. Il s’agit là du cas de cet homme qui avait pour fétiche un brillant sur le nez. Derrière ce stigmate de perversion, que relève Lacan ? Que l’interprétation de Freud repose sur un usage de lalangue. « S’il en trouve l’interprétation, c’est dans to glance at the nose qui était la langue que parlait le petit enfant quand il est né. Je veux dire peu après la naissance, quand il a commencé à être pris, justement, dans la langue de ses parents. Le to glance, regarder, est devenu un Glanz, un brillant, un éclat »20.Tâchons alors de développer ce que nous enseigne cet exemple. Premièrement, nous en devinons la cause. Par ce jeu sur lalangue, l’inconscient du sujet lui offre une façon possible de voiler et démentir la castration maternelle, une occurrence, parmi d’autres, de cette réalité sexuelle qui effraye l’enfant. Il ne s’agit donc plus d’un simple jeu de l’enfant sur lalangue, mais bien du jeu et du tour que lui fait cette fois son inconscient, à son insu. Le sujet est joué. Par ailleurs, le signifiant de lalangue anglaise, regarder, a donc constitué ici, du lieu de l’inconscient du sujet, une polarité, attirant à lui comme limaille de fer, le Glanz allemand. La solution du symptôme, dans sa forme, s’origine de lalangue du sujet, celle qui lui fut parlé dans la nurserie anglaise où il fut élevé. Disons donc plus simplement, celle dans laquelle il fut pris, et qui l’éleva. Enfin, remarquons encore l’effet de cette lalangue sur le sujet. Nous ne savons certes pas ce dont le signifiant regarder, pouvait être porteur dans lalangue et le désir des parents. Mais nous pouvons isoler quelle aura été sa conséquence pour ce sujet : un désir de voir. Dans ce cas, lalangue de l’Autre aura laissé sur l’enfant ce détritus qu’est l’objet regard, avec lequel celui-ci aura décidé de jouer à démentir la castration maternelle qui lui faisait horreur. Celui-là désirait ne pas voir la castration, son inconscient, sachant y faire avec lalangue, lui aura murmuré comment, satisfaisant son désir, tout en lui donnant sa première interprétation.

Il y a donc une cause redoublée de l’inconscient. Non seulement ce que lalangue de l’Autre aura laissé comme marques sur le sujet, du fait du désir des parents. Mais aussi, ce que le sujet fera de ces marques, s’en servant pour traiter les effrois que lui vaudront ses rencontres avec le sexuel, l’angoisse dont l’affectera sa rencontre avec le désir de l’Autre. Seulement, voilà qui ouvrirait alors à une clinique différentielle de l’inconscient, quand pas tout sujet, on le sait, ne sera en mesure de symboliser le désir de l’Autre. La symbolisation primordiale, nécessaire à interroger le désir de l’Autre, serait donc une condition de l’inconscient.

L’inconscient de Dick 

Pour le démontrer, prenons le cas Dick, de Mélanie Klein, dont Lacan nous laisse entendre à son propos qu’il se présenta d’abord comme un enfant sans inconscient21. Que savons-nous de lui ? Premièrement, qu’il aura manqué de pouvoir être accueilli dans le désir de l’Autre. On prit soin de lui, certes, mais sans que ces soins aient pu porter la marque d’un amour de la mère22, celle « d’un intérêt particularisé »23, selon le dire de Lacan. Non pas que cette femme n’ait rien éprouvé pour son fils, mais pour la raison qu’elle fut tôt convaincue qu’il était anormal. Ceci l’angoissa grandement et affecta son attitude à son égard, autant dire la façon dont elle put s’adresser à lui, et le désirer. Quant au père, l’auteur nous signale également le défaut de son désir à l’endroit de cet enfant. Dick devra alors attendre l’âge de deux ans, et la bonne rencontre d’une nurse et de sa grand-mère, pour que des conséquences notables s’en fassent ressentir sur le surgissement de ses acquisitions, notamment la marche. C’est donc d’un défaut de désir, que cet enfant aurait porté la marque24, dont il nous reste à isoler les effets.

Mélanie Klein en relève plusieurs, parmi lesquels ses rapports troublés au langage. Dick, certes, connaît quelques signifiants de sa langue maternelle, mais ne s’y représente pas, pas plus qu’il ne s’en montre affecté. Son usage est autre : celui de déconstruire cette langue. Je cite Mélanie Klein : « La plupart du temps, il se contentait d’émettre des sons dépourvus de signification et des bruits qu’il répétait sans cesse. Quand il parlait, il utilisait en général son maigre vocabulaire d’une manière incorrecte. Il n’était pas seulement incapable de se faire comprendre : il n’en avait pas le désir. Bien plus, sa mère percevait parfois chez lui une attitude parfaitement négative s’exprimant dans le fait que souvent, il faisait juste le contraire de ce qu’on attendait de lui. Si elle réussissait par exemple à lui faire répéter certains mots, il les prononçait souvent en les déformant complètement, bien qu’à d’autres moments il fût capable de les prononcer à la perfection. D’autres fois, il disait ces mots correctement, mais continuait alors à les répéter sans cesse, d’une manière mécanique qui finissait par lasser et exaspérer tout le monde »25. Pas d’énonciation, donc, pour cet enfant. Mais en lieu et place, quoi donc ? Une langue où manque l’appel26, que Mélanie Klein nomme, désir de se faire comprendre. Cet enfant, à faire usage autistique de lalangue, ne demande rien à personne. Tout le contraire, même. Là où un sens pourrait advenir, et le représenter comme sujet possible d’un désir, Dick défait les signifiants de la langue, où les répète à l’infini, jusqu’à les vider de toute signification. Il est un négativiste du langage, selon l’appellation que propose Mélanie Klein27, et que reprendra Lacan28. Là où d’autres s’amusent puis,(et) se représentent dans le signifiant, Dick joue29 à un usage négativiste du langage, pour se défendre de lalangue de l’Autre qui lui fait intrusion.. Or justement, Freud avait déjà relevé ce négativisme propre à la psychose, et ce, pour le distinguer de ce qui, dans la névrose, ouvre à la possibilité du refoulement, et donc de l’inconscient. Au négativisme psychotique, Freud oppose la dénégation, au fondement de la névrose30.

Précisons. La dénégation repose dans la névrose sur un temps premier, dit Bejahung, qui est un dire que oui au signifiant primordial. Nous sommes là au temps mythique, et logique, de la symbolisation primordiale, où l’enfant fait siens les signifiants qui dans sa rencontre avec l’Autre, viendront faire trace et représenter les expériences premières de jouissance. Après quoi, développe Freud, aimanté par cette représentation, l’enfant désirera retrouver l’objet de cette jouissance inaugurale. Seulement cette quête de l’objet, qui le conduira à investir le monde, de structure, sera vaine. C’est à un Ce n’est pas ça, que son désir le conduira nécessairement. Dès lors, qu’en sera-t-il pour le sujet psychotique ? Lacan, en lieu et place de cette Bejahung originaire, situe la Verwerfung31. Laquelle pourra se porter sur le signifiant du Nom-du-Père, mais dans d’autres cas encore, sur bien d’autres signifiants. Aussi note-t-il au sujet du petit Dick, que celui-ci n’assume pas les vocables de l’Autre, qu’il n’a pas fait la Bejahung32. A la Bejahung, au dire que oui de la névrose, vient donc s’opposer la Verwerfung, le rejet premier et forclusif. Et c’est pourquoi dans un second temps, ce n’est pas à la dénégation que ce sujet adviendra, mais au négativisme. Là où dans la névrose, le sujet de l’inconscient est les dénégations symboliques qui signent son désir, Dick, sans inconscient, est ce pur négativisme, dans le réel. Enfin, soulignons dans son cas, ce que suppose son rejet forclusif premier. A n’en pas douter, celui-ci ne porte pas seulement sur le signifiant du Nom-du-Père, mais sur le signifiant qui le précède, le désir de la mère, DM. Dick manque d’un inconscient, pour la raison qu’il n’a pu advenir dans une symbolisation primordiale, et originaire, du désir de la mère. J’en veux pour preuve ce que Mélanie Klein nous rapporte : celui-là n’appelle pas, ne se défend pas de l’absence de l’Autre. L’auteur nous le dit joliment, cet enfant ne demande pas à être consolé. Plus encore, et cela est pour nous fort distinctif, cet enfant n’angoisse pas, faute d’avoir pu symboliser le désir de l’Autre, et de pouvoir se questionner sur ses absences et présences. « L’impression que sa première visite me laissa était celle-ci : sa conduite était absolument différente de celle que nous observons chez les enfants névrosés. Il avait laissé partir sa nurse sans manifester la moindre émotion et m’avait suivi dans la pièce avec une indifférence totale »33.

Néanmoins, isolons alors selon quel franchissement, Mélanie Klein put ensuite ouvrir à cet enfant les portes de l’inconscient, selon une phrase que Lacan relève chez l’auteur34. Toujours lors de cette première séance, la psychanalyste se saisit d’un grand train, qu’elle place à côté d’un train plus petit, puis les désigne sous le nom de « train papa », et de « train Dick ». Dès lors, « il prit là-dessus le train que j’avais appelé « Dick », le fit rouler jusqu’à la fenêtre et dit « Gare ». Je lui expliquai que « la gare, c’est maman ; Dick entre dans maman ». Il lâcha le train, courut se mettre entre la porte intérieure et la porte extérieure de la pièce, s’enferma en disant « noir » et ressortit aussitôt en courant ». Ce sur quoi Mélanie Klein lui explique qu’il fait noir dans maman. L’enfant continue de se cacher entre les deux portes, tout en répétant : « Nurse ? », « Nurse va venir ? ». Cela se reproduira sur plusieurs séances. L’enfant joue à disparaître, tout en énonçant, pour la première fois, et dans l’angoisse, une demande. « Sa crainte apparaissait maintenant à l’évidence dans sa manière de demander sans cesse sa nurse (…). En même temps que l’angoisse, un sentiment de dépendance était donc apparu »35. Nous voyons ainsi que, au gré de sa rencontre avec le désir de Mélanie Klein, et à la faveur de son interprétation plaquée, l’enfant advient à la possibilité de se représenter dans le signifiant. Plus encore, nous en repérons ici les effets cliniques. L’enfant, d’énoncer une demande, y disparaît aussitôt, ainsi que ses jeux de cache-cache nous le donnent à voir. L’enfant ne se réduit plus à un négativisme réel, mais commence à se représenter dans des signifiants, pour n’y être plus qu’un effet. Par ailleurs, nous en repérons également la condition de structure. L’enfant a pu symboliser le désir de l’Autre, dont il s’angoisse enfin. Or quel fut l’effet de cette symbolisation primordiale ? Non seulement la possibilité pour le sujet de se poser une question et de l’adresser : « Nurse va venir ? », mais aussi, d’en être affecté. Car cette symbolisation, c’est là ce que nous enseigne encore ce cas, aura sur son corps un effet de coupure.

Une dernière séquence clinique nous le démontre. Mélanie Klein nous rapporte en effet comment, lors de la troisième séance, cet enfant accompagna sa demande naissante d’un acte spontané (ainsi que Lacan aimait à les nommer chez les enfants36) : « Il montra du doigt une petite voiture chargée de charbon et dit « couper ». Je lui donnai une paire de ciseaux ; il essaya de gratter les petits morceaux de bois peints en noir qui représentaient le charbon, mais il ne savait pas tenir les ciseaux. Sur un coup d’œil qu’il me lança, j’arrachai les bouts de bois fixés à la voiture ; là-dessus, il jeta la voiture abîmée et son contenu dans le tiroir, et dit « parti ». Ceci signifiait, lui dis-je, que Dick enlevait les fèces de l’intérieur de sa maman. Il courut alors se mettre entre les deux portes et gratta un moment celles-ci avec ses ongles, montrant ainsi qu’il identifiait ce petit vestibule à la voiture et au corps maternel qu’il attaquait. Très vite, il revint en courant de sa cachette, trouva le placard et s’y glissa. Au début de la séance suivante, il se mit à pleurer, chose insolite, lorsque sa nurse le quitta »37.

Je termine sur cette séquence en tâchant d’aller à sa pointe. Ce bout de charbon que l’enfant désire couper, quel est-il ? L’enfant lui-même, qui choit ici dans son statut d’objet. Lacan y insistera lors de son Séminaire Le désir et ses interprétations38. C’est dans ce petit morceau, dans ce reste, dans cette ébauche d’un objet, ainsi détaché de cette chaîne signifiante qu’est le train, que se situe l’enfant. De cette chaîne signifiante, et de cette lalangue, l’enfant commence de se séparer. Le voilà « parti », et qui peut désormais se servir des signifiants. J’en conclus donc que l’inconscient sera tissé de cette double cause. Non seulement il sera fait de la lalangue dont le désir de l’Autre aura marqué l’enfant. Mais il supposera que, dans cette adresse qui lui sera faite, l’enfant puisse symboliser le désir de l’Autre, pour se séparer de cette lalangue et s’en servir. De là seulement pourra t’il advenir dans sa demande, c’est à dire y disparaître, comme sujet non seulement d’un énoncé, mais d’une énonciation. D’un mot, le voilà qui ne sera plus seulement répétiteur, mais énonciateur… affecté. Dick, pour la première fois, pleure, se dévoilant désormais affecté39 par l’inconscient que lui fait lalangue. Le voilà qui connaîtra sa première peine, d’amour comme toujours40. L’affect s’est déplacé, les larmes41 venant dire ce qui du corps, a commencé de tomber, le faisant corps pulsionnel. De là, l’enfant sera poussé à parler, pour se perdre inconsciemment dans sa demande42, et faire, selon le mot de Lacan, son entrée dans le réel43. Le refoulement primordial sera donc la part doublement perdue du sujet. A la cicatrice du corps, se nouera le vide du sujet. En quoi il n’y aura pas de vie vécue sans cicatrice. Ces deux causes seront nécessaires à ce qu’un sujet puisse naître à son inconscient, et s’exclure de sa propre origine44. L’ombilic du sujet en sera le stigmate : le corps pointé à l’endroit de sa séparation d’avec le ventre de l’Autre, et de son désir45. Et l’on sait, depuis Freud, que cet ombilic, du fait du champ de la parole, se déplacera jusqu’au rêve46.

Email de l’auteur : dabernard2@yahoo.fr

1 LACAN J., « Le symptôme », in Le Bloc-notes de la psychanalyse, 1985, n°5.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 LACAN J., « Le phénomène lacanien », in Les Cahiers cliniques de Nice n°1, Juin 1998.
5 LACAN J., « Le symptôme », in Le Bloc-notes de la psychanalyse, op. cit.
6 LACAN J., « Deux notes sur l’enfant », in Autres écrits, éd. du Seuil, 2001, p. 373.
7 LACAN J., « Remarque sur le rapport Daniel Lagache », in Ecrits, éd. du Seuil, 1966, p. 653.
8 LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », in Ecrits, op. cit., p. 803.
9 LACAN J., « Le symptôme », in Le Bloc-notes de la psychanalyse, op. cit.
10 LEIRIS M., Biffures, éd. Gallimard / L’imaginaire, 1975, p. 13.
11 Ibid., p. 15-16.
12 LACAN J., « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », in Autres écrits, op. cit., p. 356.
13 LEIRIS M., Biffures, éd. Gallimard / L’imaginaire, op. cit., p. 16.
14 Ibid., pp. 21-22.
15 LACAN J., « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », in Autres écrits, op. cit., p. 356.
16 LEIRIS M., Biffures, éd. Gallimard / L’imaginaire, op. cit., p. 35.
17 Nous retrouvons le terme de « méprise » chez Leiris, ibid. p.72, autant que chez Lacan, « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », in Autres écrits, op. cit., p. 356.
18 LACAN J., « Le symptôme », in Le Bloc-notes de la psychanalyse, op. cit.
19 Colette Soler a commenté ces deux temps dans La politique de l’acte, Cours 1999-2000, Collège clinique de Paris, leçon du 05/01/2000, inédit.
20 LACAN J., « Le phénomène lacanien », in Les Cahiers cliniques de Nice n°1, Juin 1998.
21 LACAN J., Le Séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud, éd. du Seuil, 1975, p. 100.
22 KLEIN M., « L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi », in Essais de psychanalyse, éd. Payot, 2005, p. 267.
23 LACAN J., « Deux notes sur l’enfant », in Autres écrits, op. cit., p. 373.
24 LACAN J., « Le symptôme », in Le Bloc-notes de la psychanalyse, op. cit.
25 KLEIN M., « L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi », in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 266.
26 LACAN J., Le Séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 98.
27 KLEIN M., « L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi », in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 266.
28 LACAN J., Le Séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 98.
29 Ibid.
30 FREUD S., « La négation », in Oeuvres complètes XVII, éd. Puf, 1992, p.170. Cf. aussi LACAN J., Le Séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 98.
31 LACAN J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la « Verneinung » de Freud », in Ecrits, op. cit., p. 383.
32 LACAN J., « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Ecrits, op. cit., p. 558.
33 LACAN J., Le Séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 83.
34 KLEIN M., « L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi », in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 266.
35 LACAN J., Le Séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 100.
36 Ibid., pp. 269-270.
37 LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, éd. du Seuil, 1994, p. 274.
38 KLEIN M., « L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi », in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 270.
39 LACAN J., Le Séminaire Le désir et son interprétation, leçon du 17/06/59, inédit.
40 LACAN J., Le Séminaire Livre XX, Encore, éd. du Seuil, 1975, p.127.
41 DEUTSCH H., « La première peine d’amour d’un petit garçon de deux ans », in Les introuvables, éd. du Seuil, 1992.
42 BARTHES R., Fragments d’un discours amoureux, éd. du Seuil, 1977, pp. 214-215.
43 LACAN J., Le Séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 98. Cf. aussi sur ce point « Remarque sur le rapport Daniel Lagache », in Ecrits, op. cit., p. 654.
44 LACAN J., « Remarque sur le rapport Daniel Lagache », in Ecrits, op. cit., p. 654.
45 LACAN J., « Réponse de Jacques Lacan à une question de Marcel Ritter, le 26 Janvier 1975 », in Lettres de l’Ecole freudienne n°18, p. 8.
46 Ibid.