Article de Marc Strauss publié dans la revue PLI n° 3 (Revue de psychanalyse de l’EPFCL-France pôle Ouest), à partir d’une intervention prononcée lors de l’après-midi préparatoire aux journées nationales de l ‘EPFCL à Rennes 27 septembre 2008.
En ce moment qui suit un bien agréable déjeuner avec les collègues de cette ville, vous vous doutez que j’ai moins envie de parler que de faire la sieste. Le corps a ses exigences propres, même si, quand nous le pouvons, nous ne lui laissons pas toute la latitude de n’en faire qu’à son ventre– et pour ne pas parler de son bas-ventre. Ne pas en parler encore, parce qu’en psychanalyse, n’est-ce pas, qu’est-ce qu’on s’en occupe, de cette partie…ce qui fait que je vais certainement être amené à y revenir. Mais là, mon objectif est surtout de vous réveiller, parce que je vous suppose au même point de somnolence post-prandiale que moi. Sinon, je me contenterais de la réponse à ma question, que j’ai bien sûr : on parle pour participer à la conversation. Encore faudrait-il nous entendre sur ce que nous appelons conversation, qui n’a sûrement rien à voir avec les singeries pathétiques dont on nous a étouffés avant notre départ de l’AMP. Je parle là pour les vieux, il en reste encore, même si de moins en moins, sous le coup que je suis encore de la disparition de mon ami, notre ami Christian Demoulin.
Champ de Freud, champ de Lacan
Notre champ lacanien, qui ne va pas sans le champ freudien, comment se situe-t-il par rapport à ce dernier ? Est-ce le même, avec un autre nom, coquetterie marketing pour fourguer des vieux produits ? Est-il une partie du freudien, ou au contraire le freudien est-il une partie du lacanien. Ont-ils une zone de recouvrement, ou une frontière commune ? Une affaire de cadastre, donc. La réponse, ma réponse aujourd’hui : le champ freudien, c’est le champ du désir. Le champ lacanien, c’est le champ de la jouissance. Je pourrais dire aussi bien des jouissances. Tous les deux ont une représentation, un plan : le graphe du désir pour le champ freudien, le nœud borroméen pour le champ lacanien. Encore faut-il, comme tous les plans, savoir les lire et les utiliser. Tous les deux ont pour objet la cause, je pourrais même dire la cause-castration, mais ils ont des horizons différents. Le champ freudien a pour horizon une impasse, l’impasse de l’impuissance. Un roc, comme disait Freud qui s’y est cassé la tête. Pas drôle, à priori. Le champ lacanien à pour horizon l’acquisition d’un savoir sur l’impossible, avec des effets de cette acquisition plutôt drôles.
Le champ du désir, c’est un champ qui est centré sur un truc tout à fait répertorié, qui répond à sa cause-castration, et a pour nom le phallus. Me revoilà déjà de retour au bas-ventre, pensez vous peut-être si vous ne dormez pas tout à fait. Eh bien pas du tout, pas du tout, le phallus n’est justement pas localisé du côté du bas-ventre, l’organe à l’occasion le représente mais sans plus. Il n’est pas plus localisé ailleurs dans le corps, pas même dans la tête. Il est un pur signifiant. Il est dans l’Autre, que nous écrivons comme vous le savez avec un A. En plus, il y est d’une façon toute spéciale, puisque aucun mot de la langue ne le définit. Vous le savez, il est articulé, il n’est pas articulable. Il est présent partout, la langue le dénote, mais ne le saisit jamais. Une pure construction signifiante, autant dire un mirage. D’où l’impuissance du désir qui n’est rien d’autre que la course à l’échalote derrière ce foutu phallus Foutu d’avance, archi raté, comme Lacan dans La Troisième traduit la charité, vertu théologale. Ce que vous donnez ne sera jamais ça, et ce que vous demandez, vous ne savez pas dire ce que c’est. Ca mène à rien d’autre qu’à la foire, dont Lacan retraduit dans le même texte la foi, et dont la double étymologie dit on ne peut mieux ce dont il s’agit.
Une course à l’échalote qui commence avec le premier mot prononcé. Et qui ne s’arrêtera jamais ? Est-ce le tout de l’opération analytique, comme le laisse entendre Freud avec impasse du roc ? Peut-être, mais ce n’est pas une raison pour balancer Freud à la poubelle. S’apercevoir qu’il n’y a pas moyen de mettre la main dessus est quand même une opération formidablement soulageante pour le névrosé. Ca le calme, et ça le rassure. Ca le rassure, parce qu’il cesse d’avoir peur, peur de rater l’essentiel, et ça le calme parce qu’il cesse du coup de s’épuiser à courir derrière un mirage, en se demandant quand il va enfin l’atteindre, tout en se demandant si ce mirage est bien le bon. Et que veut-il alors, s’il ne veut plus le phallus ? Là, évidemment, le champ freudien est un peu sec : aimer et travailler, comme il dit. Freud utilise aussi la métaphore du voyage en train, être phobique ne l’empêchait pas d’être moderne pour l’époque, en disant que l’analyse permet au sujet d’aller jusque sur le quai, où s’arrête la frontière du champ freudien, et qu’il doit ensuite en sortir pour faire son voyage seul. Vieille idée freudienne de l’indépendance par rapport aux parents, la tâche la plus difficile pour l’être humain d’après lui, dans le Roman familial du névrosé. Vous le savez, la tâche la plus difficile pour l’être humain d’après Lacan, c’est de prendre la parole, façon de vous rappeler que je n’oublie pas notre thème. Cette idée de l’indépendance est bien gentille, mais qu’est-ce qui, et qui est-ce qui décide de la destination du train ?
Champ de l’Autre
Le champ lacanien est moins timide : il répond à la question de la fonction du phallus Pour le dire autrement, il explique l’importance que lui donne le sujet et répond à la question de la cause de son existence. A ce propos, comment Freud répondait-il à cette question ? Par l’attachement du sujet à l’organe et au plaisir qu’il délivre, qu’il l’ait ou ne l’ait pas d’ailleurs. Reconnaissons que c’est un peu court comme explication, et en plus contredit par tout un pan de la clinique, Trouble sur l’Acropole en tête. Ainsi le champ lacanien affirme pouvoir dire au sujet où il va, et pourquoi il y va, même s’il lui laisse une grande latitude ensuite pour ce qui est des chemins qu’il décide d’emprunter. Et en même temps, il lui a appris que quoi qu’il fasse, il ne sortira pas du champ lacanien.
Les prémisses du champ lacanien, c’est de prendre de phallus pour ce qu’il est, un signifiant, un effet de la parole et du langage donc, et d’en tirer les conséquences. Comme dit plus haut, le phallus est un signifiant que l’organe représente, et non l’inverse, vous voyez là comment Lacan commence à retourner le champ freudien. Ca va le mener très loin dans l’exploration non du désir –le champ du désir il ne va pas l’explorer, il va le mettre en ordre, en rationaliser l’exploitation, mais dans l’exploration du champ lacanien.
D’où ma question : « qu’est-ce qui nous fait parler ? » Est-ce que cette question porte sur les buts, les objectifs de la parole, ou sa causes ? Sa cause actuelle ou sa cause première ? S’agit-il des débuts de la parole chez l’enfant ou du fait d’ouvrir la bouche quand justement on n’est plus un enfant ?
Et si à ces deux questions la réponse était la même ? C’est en tout cas l’hypothèse psychanalytique, étant précisé que la façon dont cette question se formule dans la psychologie « comment l’enfant se met-il à parler » voile, par l’universalité de son énoncé, le singulier de la réponse, seul valable. En effet, l’universel ne prouve rien. Si je dis que la psychologie nous apprend que l’enfant se met à parler à cause de la nécessité où il se trouve de formuler ses besoins en désirs, en désirs de l’Autre pour attirer l’attention de cet Autre – c’est peut-être exact, ça a même l’air lacanien, mais ça n’est que du lacanien Canada Dry. Ça ne dira à personne en particulier comment lui ou elle s’est mis à parler d’un coup, dans quelle circonstance. Pourtant, on le sait, les premiers mot sont salués, et plutôt comme une performance, par l’entourage, et cela quels qu’ils soient. Ils ne sont jamais n’importe lesquels et ils sont reçus comme un choix, une décision de l’enfant. Il a dit papa, il a dit maman, il a dit toutou, ça des effets sur l’entourage car cet entourage suppose qu’il s’agit d’un choix de l’enfant, d’un message. Choix délibéré déjà, qui voudrait dire on ne sait quoi, mais quelque chose assurément, ou choix du destin, oracle qui live une part de l’indéchiffrable de l’être qui commence à se manifester là ?
Où on voit que l’être n’est pas le corps. Le corps se manifeste depuis un certain temps, l’intentionnalité lui est même prêtée comme à un sujet déjà là. Mais son premier mot n’en acquiert pas moins une portée particulière. Il marque l’entrée dans la communauté humaine ; une sorte de « Bienvenue au club! » enthousiaste. Ca ne dit rien de ce qui se passait pour lui. Pensait-il pour sa part accomplir une prouesse, s’est-il courageusement jeté à l’eau après avoir pesé les risques, avoir hésité – ou alors au contraire n’a-t-il été entendu que par surprise, alors même qu’il croyait s’entraîner encore pour lui seul, ou même lui prête-t-on d’avoir dit quelque chose alors même qu’il ne savait pas qu’il disait qque chose, voire qu’il ne voulait pas dire quelque chose. D’ailleurs, qu’a-t-il dit, qui provoque ces réactions de l’Autre ? Le sait-il seulement ?
On voit là l’importance de l’Autre et de son désir, soit des significations qu’il donne aux manifestations de l’enfant, c’est-à-dire de la signification qu’il donne à l’existence même de l’enfant. C’est donc vers l’Autre que l’enfant va se tourner pour s’en faire reconnaître. Le sujet ne peut s’assurer que de ces signification qui lui viennent de l’Autre, d’où la nécessité où il se trouve de s’assurer de cet Autre, de sa présence, de sa constance, de son désir. Cette assurance soutient son moi, ses identifications. Et pour la garantir, garantir la satisfaction imaginée de l’Autre, il va se constituer l’appui d’un fantasme.
Champ troué
Ainsi, on parle pour demander. Toute parole est demande. Demande de reconnaissance, ou, ce qui revient au même, demande d’amour. Cette demande part donc d’un manque du sujet, de son impossibilité à pouvoir se représenter sans passer par le signifiant, c’est à dire l’Autre.
Mais la reconnaissance de l’Autre, les « attributs » qu’il délivre au sujet, ne suffisent pas. Il y a un reste, un manque toujours. Qui nous pousse à parler encore. Car ce que l’Autre reconnaît, ce n’est pas moi, ce n’est que mon masque, le masque signifiant dont j’habille ma demande inconditionnelle. Et donc la reconnaissance qu’il me donne ne répond pas à ce qu’il y a à reconnaître. Je peux du coup m’en faire reproche, et aussi lui en faire reproche, et je ne me prive pas plus de l’un que de l’autre. Pourquoi ne me dit-il pas la vérité ? La vérité de son désir : le dernier mot de son désir – qui serait le mot de mon être, et la vérité de mon désir. Ainsi, Freud situe le reproche de l’enfant à ses parents, dans son article Le Roman familial du névrosé, le reproche et la vengeance comme les causes du début de la fantasmatisation.
Cela dit, ce qu’on demande, le veut-on ? Le veut-on réellement ? À l’approche de la révélation, on se rétracte. Encore une minute, M. le Bourreau, encore une minute pour désirer. Le désir est défense. Défense du sujet contre … la jouissance. La jouissance de la rencontre effective, sans reste, sans le reste qu’est le sujet, rencontre qui anéantirait en la « réélisant » la fonction symbolique du phallus. Aphanisis du désir disait Jones. « Mais c’est pas ça » dit le névrosé.
L’analyse conduit à ce point de savoir – belle équivoque -: ce ne sera jamais ça. Est-ce ce que l’on dit au sujet ? Non. Car, innocent et n’ayant de loi que son désir, il ne nous croira de toute façon pas. Ou alors il s’empressera d’aller voir quelqu’un qui lui fera la promesse qu’il veut entendre. Au contraire, on lui dit plutôt c’est ça, tu l’as dit. La défense du sujet le conduit alors à protester plus ou moins vigoureusement – parce qu’il n’a pas tout dit encore, et donc ça ne peut être tout à fait ça. Cela selon le principe énoncé par Lacan dans Variante de la cure type, que toute prétention qui s’insère dans la méconnaissance ne mérite en retour que l’assentiment le plus cru. Il faudra un certain temps au sujet pour s’apercevoir lui même qu’il est impossible que ce soit ça. Que ça ne peut être qu’à peu près ça.
Entre temps, il aura appris plein de choses : quelles sont les enveloppes dont il habille le ça en question, comment il se masque pour obtenir le c’est ça de l’Autre; comment il se défile quand le c’est ça fait mine de s’approcher un peu trop. « Valse hésitation » dit Lacan joliment. Phallus est le terme qui résume et cette quête et son objet. À la fin donc, le sujet devra se faire une raison, ce ne sera jamais ça, ce ne sera jamais qu’à peu près ça. Ça et pas ça en même temps. Castration est là le nom de cette raison. Mais, soupçon, en quoi cette castration ne serait-elle pas résignation ? Un «je n’y arriverai jamais » au lieu d’un « c’est définitivement impossible » ? Ce serait triste, parce que ça ne libérerait pas le sujet de l’idée que les autres y arrivent, certains autres en tout cas. Et ça ne ferait finalement que fixer le sujet dans sa position de départ, qui est justement un « Au contraire des autres, je n’y arrive pas. »
La castration, est donc aussi et d’abord la castration de l’Autre, A. C’est là devant quoi le sujet recule. Il veut bien être châtré, ça ne le dérange pas tant que ça, même il s’en arrange volontiers, mais il ne faut surtout pas que l’Autre le soit. Là, ce serait une vraie catastrophe. Pourquoi ? Eh bien, si l’Autre ne sait pas le fin mot de son désir, mon existence n’a aucune chance d’être justifiée par lui. S’il n’en sait pas plus que moi sur ce qui l’anime, le fin mot de son désir, pourquoi me réglerais-je sur sa demande – sur les signifiants de sa demande ? Je n’aurais donc plus rien à en attendre ? La castration de l’Autre, c’est bien sûr que la mère n’a pas le phallus, et ne peut donc le donner, mais aussi que le père ne l’a pas. Ce dernier a certes l’organe qui le représente, mais mal ; il reste un homme, animé d’une jouissance qui le dépasse, ce que Lacan reprend la faute du père qui coexiste toujours avec sa fonction. La figure imaginaire qui répond au rêve que le père aurait le phallus est bien sûr le père idéal, le sage, maître de son désir.
Solde
Est-ce là le fin mot de l’analyse ? Plus rien à attendre de l’Autre, donc plus rien à attendre? Toute justification est vaine, toute parole trompeuse, ne reste que le retrait et le silence, en attendant la mort… Enfin, est-ce parce que je n’ai plus à attendre de l’Autre cette justification de mon existence qu’il ne peut pas me donner que je n’ai plus rien à attendre de moi, et des autres?
Ne serait-il pas temps de m’occuper de mes plaisirs ? Car il y a quand même des choses qui me font plaisir, indépendamment de ce mauvais théâtre de la reconnaissance… Plus exactement, il y a des choses qui me font de l’effet, un effet qui peut être agréable. Et dont je n’ai ni à me justifier ni à m’expliquer. Cela veut-il dire que tout m’est permis ? D’une certaine manière oui, à condition que j’accepte d’en payer le prix. Et que ce ne soit pas seulement pour en payer le prix que je les fais, comme. Les pervers chers à notre amie Marie-Laure Susini, pour lesquels le procès en place publique est inclus dans la démarche même de leur acte. Solde cynique a dit Lacan. Cynique, ça veut dire que pour ses plaisirs le sujet ne s’autorise que de lui-même, mais ça ne veut pas dire qu’il ne tienne pas compte du tout des autres. Il y a des choses que chacun se permet avec les autres et des choses qu’il s’interdit.
Si Lacan a dit n’est pas fou qui veut, nous pouvons dire aussi que n’est pas pervers qui veut. Pour se permettre des saloperies… il faut justement se les permettre. Ou alors, pour en commettre, il faut s’autoriser de l’autre, du discours qui me fait me reconnaître dans un groupe spécifié. Christopher Browning, de l’Ecole de Raoul Hilberg a bien démontré ça dans son livre Des Hommes ordinaires.
Rectification de l’éthique a dit Lacan pour la fin de l’analyse. A mon sens, ça reste à démontrer. Dans la pratique bien sûr, en premier dans le fait de ne pas égarer le sujet dans une embrouille où on ne sait plus qui de l’analysant ou de l’analyste demande à l’autre de le justifier. Mais, à mon avis toujours, ça ne suffit pas. Dans la pratique, on est quand même assez tranquille, le risque n’est pas grand de ne pas céder, mais il l’est bien plus dans la vie sociale et institutionnelle. D’où l’hypothèse très intéressante de Colette Soler sur le symptôme prothèse, qui ne concerne pas des sujets non ou mal analysés, mais au contraire des sujet qui, après la rencontre du manque dans l’Autre n’ont comme solution que de rétablir un autre à cette place. Toute ressemblance avec des situations ou des personnes existant ou ayant existé est bien sûr absolument volontaire…
Le rejet du sujet
Donc, le sujet ne se justifie que de sa jouissance. Or, c’est là que se fait un choix. Un rejet plutôt. Le rejet de l’être qu’il est, pour savoir ce qu’il est comme être. Ce qui nous fait parler, ne serait-ce pas alors vouloir savoir ce qu’est l’autre choix, la voie différente ? Le choix de la pensée en effet impose le rejet de l’être – et avec lui une jouissance autre, qui si elle existait ne devrait pas être celle là. Le névrosé interroge sa réponse fantasmatique, mais surtout veut savoir ce qu’il est comme être qu’il a rejeté. Il demande l’assentiment de l’Autre à son masque phallique, mais il demande surtout le savoir sur l’Autre jouissance à l’Autre.
Il y a bien sûr dans le langage, et dans le réel, des alternatives exclusives qui répètent cette alternative inaugurale, qui n’est pas sans évoquer la logique de l’aliénations, sur le mode la bourse ou la vie, où quand on choisit la vie elle est écornée de la bourse, et quand on choisit la bourse on perd tout. Par exemple l’alternative vivant/mort ou, plus accessible, homme/femme. Si je choisis de m’inscrire comme homme, et ai-je le choix à partir du moment où je parle, je perds le savoir de ce qu’est une femme, et je n’en sais pas pour autant réellement ce qu’est un homme ; je ne le sais que par les masques que sont les normes, les normes mâles.
Quel éclairage apporte là le champ lacanien ? Là où le champ du désir dit que le sujet ne cesse jamais d’avoir peur de ne pas l’être assez, homme. Le champ lacanien fait savoir du fait que nous savons qu’il est impossible de savoir. Résumons cela d’un adage : « On ne peut pas être les deux à la fois ». Equivoque qui contient les deux sens : d’une part on ne peut pas être deux à la même place ; d’autre part on ne peut pas être en même temps à deux places différentes. D’où par exemple, l’absence du rapport sexuel. D’où par exemple l’impossibilité de savoir si Dieu existe.
Et pourquoi le sujet veut-il à tour prix savoir ce qu’est ce qu’il a rejeté de son être pour se faire représenter dans et par le signifiant ? Parce qu’il a l’idée de l’Un qui proviendrait du deux. Cela parce que lui même se pense provenir du deux que sont ses parents. Là on a, semble-t-il deux qui font un. Un un dont l’existence est justifiée par les deux. D’où l’importance capitale pour le névrosé de la supposition d’un désir commun à ses parents, qui s’exprime chez les enfants par le célèbre syntagme « papmaman », en un mot. Ils ont tort, bien sûr, il n’y a aucun désir identique chez l’un et l’autre des parents, mais ils n’ont pas tout à fait tort : au moins les parents se sont entendus pour le nommer, et le reconnaître par son nom. Son drame, au sujet, c’est qu’il veut en trouver dans cette nomination le sens de leur désir, donc le sien.
Pour savoir ce qu’il est, moins donc dans le désir de l’Autre que comme être rejeté, le sujet parle et veut qu’on lui dise d’où il parle. Il parle au nom de son être rejeté. Mais pour qu’on l’écoute et qu’il puisse recevoir une réponse, il lui faut bien faire quelques efforts. Apprendre à crier juste, chanter, ou à dire des choses qui méritent qu’on les écoute.
Etre entendu
Qu’est-ce qui mérite d’être écouté ? Qu’est-ce qui, une fois que les parents ont démontré leur impuissance à répondre, donne au sujet l’idée qu’il y a chance de réponse ailleurs ? Par exemple, la psychanalyse, tous pourraient – Scilicet – mais il n’y en a que quelques uns, qui jugeons qu’il vaut la peine de parler et entendre parler de psychanalyse, de la façon dont Lacan parle de la psychanalyse, telle en plus que nous le lisons à l’EPFCL, l’utilisons. Que fait entendre la psychanalyse, qui a captivé notre oreille, et tout notre corps par là – au point que nous prêtons ce corps à cette activité et pas à une autre ?
Freud, pour prendre son exemple, a-t-il attiré leur attention en disant à ses contemporains : je vais vous dire pourquoi vous parlez ? Nous pouvons répondre oui. Il leur a dit : « Quand ça parle en vous, sans que vous le vouliez, dans vos mots rejetés, c’est plus vous qui parlez que lorsque vous croyez savoir ce que vous dites, que lorsque vous voulez faire croire que vous savez ce que vous dites. » Il les a attirés en leur disant en plus de quoi ils parlaient vraiment : de sexe. Ca a marché. Est-ce que ça a marché parce qu’il leur a parlé de sexe, parce que le sexe est en lui-même intéressant, ou parce qu’il a simplement affirmé qu’il savait, quelle que soit la réponse ? Remarquons qu’il y a eu d’autres tentatives de réponse, la religion par exemple : les sujets sont supposés n’y parler que d’une seule chose aussi, de la volonté divine ; ils parlent à cause d’elle et elle est le seul véritable objet de leur préoccupation, sans même qu’ils le sachent. On le voit, les réponses ne sont pas n’importe lesquelles. Celle de la religion, comme celle de Freud, sont des réponses invérifiables.
C’est pourquoi Dieu intéresse, fut-ce sous forme de la lecture de l’horoscope dans le journal, et c’est pourquoi le sexe intéresse. L’un comme l’autre sont les lieux de l’impossible, l’impossible à savoir la différence. Que serions-nous si nous étions autre, si nous étions par exemple de l’autre sexe ? Nous ne serions pas, tout simplement, ce qui ne nous empêcherait pas de nous poser la même question. Non pas différent donc, mais entièrement autre, et le même pourtant…
Il découle de cela que toute parole est une demande d’analyse, sur le lieu d’où cette parole est proférée. Une parole, à qui est-elle adressée, pour quelle raison, dans quel but aussi ? On peut éventuellement en dire la cause finale, on peut même croire la dire sincèrement, mais ce sera qu’un mi-dit de la vérité, la vérité mi-dite. La cause première, c’est l’objet a, impossible à dire.
Pour l’homme la femme en prend la place. C’est ce qu’il ne peut être – sans ne plus être homme, sans retour, puisque castration. C’est pourquoi la balance de « c’tembrouille » n’est pas la symétrie. Or, le psychanalyste semble se foutre d’être un homme ou d’être une femme, puisqu’il affirme d’avance que quoique dira le sujet ça ne le mènera pas à vouloir faire un avec lui, il ne couchera pas avec son analysant, ou son analysante. La psychanalyse œuvre donc de par son dispositif même pour une raison autre que phallique, à condition de ne pas l’embrouiller.
Evidemment, le bavardage de la vie quotidienne est demande d’analyse ratée, malentendu entretenu. Non sans arrière-pensées. L’arrière-pensée de pouvoir faire l’économie de l’analyse, de pouvoir découvrir la réponse à partir de la réponse de l’autre.
L’Autre de l’amour
Pour conclure, interrogeons les deux exceptions possibles à cet échec programmé de la parole :
- L’enseignement de la psychanalyse
- l’amour
Il est amusant que par la grâce du nommé Freud, ce soit la même. D’où notre dernière une question : est-ce que l’analyse résorbe le malentendu de l’amour ? Sa tromperie, qui consiste à croire pouvoir faire un avec l’autre, pour savoir ce que l’on est par l’autre ? Autrement dit, qu’en est-il de l’amour après une psychanalyse ? « L’amour au temps de la psychanalyse », voilà qui aurait été un beau titre pour Sao Paulo. Enfin, ce n’est pas perdu, une autre fois peut-être…
Après une psychanalyse, est-ce toujours de faire un qu’il s’agit ? Oui, mais pas avec l’autre, pas en se mélangeant à l’autre, pour faire un du deux. On peut alors s’essayer à faire un en compagnie de l’autre, d’un autre justement distinct et qui le reste. Un autre qui reste Autre et pour qui je saurais moi aussi être Autre. Cela pose la question de ce que je pourrais appeler les mariages ou les couples mixtes, entendons ceux entre les analysants et les autres, qui dans l’analyse ne sont pas, à quelque titre que ce soit. Nous pourrions là ouvrir la le chapitre de la psychopathologie de la vie quotidienne dans le milieu analytique. Ce serait amusant, mais sans grand intérêt si nous ne savons pas à quelle question nous voulons répondre.
La question est celle-ci : faut-il être analysé pour vouloir aimer et être aimé comme un tout seul, sans vouloir faire un du deux – uniquement vouloir faire un de l’Autre. Etre autre de l’Autre donc, avec les initiales qui s’écrivent ainsi – ce qui fait de l’amour une forme d’existence de l’autre de l’Autre, qui n’est pas l’Autre de l’Autre. Si l’un était l’Autre de l’Autre, ils feraient Un à deux. Et comment répondre à l’autre du couple s’il vous demande de faire un avec lui ?
Ce sera pour l’amour au temps de la psychanalyse…un amour qui fait peut-être la frontière toujours mouvante du champ lacanien.