Violence et passions

Intervention au Collège Clinique de Psychanalyse de l’Ouest, à Rennes, le 29 septembre 2018.

 

La violence est définie comme un acte qui porte atteinte à l’intégrité physique ou psychique de la victime. Cet acte, dirigé contre un autre ou contre soi-même, peut obéir à une intention consciente, ou au contraire relever de l’inconscient, comme c’est le cas du passage à l’acte et de l’acting out. Or, quelque soit la nature de l’acte de violence, il est l’effet d’une passion. Freud a distingué les différentes pulsions dont dérivent les passions humaines. Ainsi, dans Pour quoi la guerre ? il parle de la violence, en l‘attribuant à la pulsion de mort, qui se différencie des pulsions de vie dont l’amour et l’érotisme font partie. Les deux pulsions pouvant par ailleurs cohabiter et viser le même objet. Lacan a distingué trois passions de l’être : l’amour, la haine et l’ignorance et il les a traitées dans leur rapport au langage. La passion est ici à entendre dans le sens étymologique du terme : pâtir.

Les passions de l’être

Comme  Freud l’a souligné, Éros cherche la fusion. Le Un de la complétude, dit Lacan. Autrement dit, l’amoureux cherche son complément chez un partenaire avec l’illusion de faire Un. Or de quoi cette illusion est l’effet, sinon du langage qui introduit le manque à être ? C’est ce que Lacan a développé tout au long de la première partie de son enseignement. « Le sujet est l’effet du signifiant», dit-il, et son manque à être résulte du fait qu’aucun signifiant ne peut le représenter totalement. L’amour est alors demande d’être, en tant qu’il repose sur l’illusion que le manque à être  pourrait être comblé. Or ce manque, étant de structure, est incomblable par définition.  Autant dire que l’illusion de l’amour résulte d’un « ne rien vouloir savoir » de ce  manque structural. Ce « ne rien vouloir savoir » étant ce qui définit la passion de l’ignorance.

De plus, l’amour est menteur et narcissique. En effet, derrière l’amour manifesté pour l’autre, ce que cherche l’amoureux c’est d’être aimé. C’est ce qui fait dire à Lacan que l’amour est réciproque : on aime pour que l’amour nous revienne. Et quand il ne nous revient pas, on peut devenir violent, voir les drames de la jalousie. Mais même quand l’amour nous revient, les drames de l’amour peuvent se manifester par d’autres affects tels que la déception, la colère, ou ce que Lacan appelle la hainamoration. Ceux-ci résultant du fait que l’amour n’apporte pas  la complétude rêvée.

Lacan s’est intéressé, non seulement à l’amour du partenaire, mais aussi à l’amour du Dieu des philosophes et de la religion, lequel repose également sur l’illusion du Un de la complétude. On peut donc dire pour résumer que l’amour de Dieu, tout comme l’amour du partenaire se soutiennent  d’une illusion résultant de la passion d’ignorance. Et lorsque cette illusion est mise à mal ça peut déclencher la violence. Violence qui peut aller jusqu’à l’acte terroriste ou le crime passionnel.

La deuxième passion de l’être est la haine, à distinguer de la  hainamoration  qui n’est que l’autre face de l’amour. La haine, la vraie, est celle qui vise l’être. Tout comme l’amour, la haine est donc un effet de structure, Mais à la différence de l’illusion de l’amour, qui voile le manque, la haine semble plutôt indiquer que ce manque, qu’on veut ignorer, ne se laisse pas oublier si facilement. La haine peut se déchaîner violemment contre l’autre ou contre soi même, mais  elle n’est, en dernier ressort, que haine du manque, ou du désir en tant qu’il résulte du manque.

Lacan place l’ignorance  au sommet de  la série des trois passions de l’être et ceci du fait que, comme on a vu, elle est à l’origine de l’amour et de la haine, mais aussi de l’éthique de la philosophie classique et de la religion.

A ces trois passions, qui sont propres au sujet pâtissant de son manque à être, Lacan ajoute les affects du réel.

Les affects du réel

Le premier de ces affects est l’angoisse, à laquelle Lacan consacre toute une année de séminaire en 1962-63. Contrairement à l’amour qui est trompeur,  l’angoisse est un affect   qui ne trompe pas. Elle  surgit, dit Lacan,  devant l’imminence d’un réel, index de l’objet a.  Or, cet objet, cause du désir – du désir de l’autre pour commencer – apparaît comme une énigme, comme un objet qui ne se laisse pas saisir par le signifiant. Plus précisément, l’angoisse surgit lorsqu’il y a un vide de signification sur ce que cet objet représente pour l’Autre et donc sur ce qu’il me veut, ou sur ce que je désire en tant qu’Autre (allien au sujet de la conscience). Plus tard, Lacan dira dans la Troisième que l’angoisse est l’affect type de tout avènement de réel. Ce réel se manifestant dans des émergences de jouissance, hors sens, qui dépassent le sujet. Le sujet se sent alors réduit à cet objet énigmatique qui le destitue de sa subjectivité. On peut donc dire que si l’angoisse n’est pas sans objet, ce n’est pas l’objet qui cause l’angoisse, mais son manque de signification.

Il y a plusieurs façons de traiter l’angoisse. La croyance en Dieu en est une. Là où manquent les signifiants porteurs de sens, on invente un Être Suprême, sujet supposé savoir et garant de vérité. Ce Dieu qui  dit ce qu’il veut et qui promet un au-delà heureux à ceux qui respectent ses commandements, donne en effet un sens à la vie des croyants, atténuant ainsi l’angoisse propre au trou de sens. On peut dès lors comprendre que si la violence des terroristes religieux éclate, lorsque cette construction de l’Autre consistant, est mise en danger, c’est parce que cette construction a comme fonction de parer à l’angoisse. Ce moyen d’y parer n’étant autre chose que le refoulement du manque de sens originaire. « Dieu est le refoulement en personne », dit en effet Lacan.

Ceci nous amène à interroger l’acte de violence autrement qu’on ne le fait couramment. En ce qui concerne l’acte terroriste, on s’accorde pour dire qu’il est motivé par une intention consciente, en tant qu’il est exécuté au nom d’une idéologie religieuse et qu’il vise ceux qui sont censés porter atteinte à cette idéologie. Ce n’est pas faux, à condition d’y ajouter que si cet acte est précédé d’une intention consciente, il est néanmoins l’effet du refoulement. On peut en dire autant de la violence engendrée par l’illusion de l’amour du partenaire qui refoule également le manque à être. Ceci implique que même lorsque ces actes de violence sont prémédités, leur cause ultime  échappe à l’intention consciente.

Le refoulement dont parle Lacan à propos de l’amour de Dieu ou du partenaire concerne le manque  imposé par le langage,  soit la castration symbolique.  Freud s’est surtout intéressé à la castration imaginaire, c’est à dire à l’angoisse liée à la perte de l’organe. Lacan avance que cette angoisse liée au manque à avoir se produit sur le fond de l’angoisse du manque à être. Puis, il repensera la castration à partir du réel, c’est à dire à partir  de cette part du vivant qui se perd à ce qu’il se reproduise par les voies du sexe. Cette perte réelle  est donc une soustraction de jouissance, due au fait que le sujet est sexué et mortel. Une des représentations majeures de cette soustraction de jouissance étant, selon Lacan, la détumescence de l’organe viril, laquelle  ne va pas sans angoisse.

Côté homme, l’angoisse de castration peut se manifester à travers des symptômes, tels que l’éjaculation précoce ou l’impuissance. Remarquons  que si on dit qu’un homme est impuissant, lorsqu’il a  des problèmes d’érection, cela implique que lorsque l’organe est érigé, il symbolise la puissance. L’impuissance de l’homme s’accompagne souvent de tristesse ou de culpabilité. Or, « la  tristesse est une lâcheté morale[1] », dit Lacan, en tant qu’elle  résulte d’un ne rien vouloir  savoir de l’inconscient, lequel n’écrit que les jouissances de l’Un tout seul, qui ne font donc pas rapport  avec l’autre sexe. Quant à la culpabilité, elle indique ici que, faute d’assumer l’impossible du rapport, le sujet prend la faute sur lui : c’est sa faute à lui si le rapport ne se fait pas. A la différence de la passion d’ignorance qui concerne le manque à être, la  culpabilité et la tristesse résultent  d’un ne rien vouloir savoir, non pas de ce qui manque, mais de la jouissance qu’il y a, celle qui reste de la castration  et qui ne fait pas rapport avec l’autre sexe.

Mais l’angoisse de castration peut également déclencher la violence. La jouissance  phallique s’étendant de la jouissance de  l’organe à la jouissance de toute forme de pouvoir. On peut ainsi dire que la violence faite aux femmes, qu’il s’agisse de viols,  d’harcèlement sexuel, d’insultes ou d’atteintes physiques donne un sentiment de puissance à l’agresseur. Or, ce sentiment est aussi trompeur qu’éphémère car, comme dit Lacan, la fonction du  phallus imaginaire,  érigé comme signifiant  du pouvoir, est présente partout  sauf là où on l’attend, dans l’acte sexuel. Ce qui fait que l’angoisse de l’homme est liée à la possibilité de ne pas pouvoir. Et cette possibilité ne cesse de se rappeler à lui dans l’acte sexuel lui même, où la détumescence de l’organe marque la chute de sa puissance vitale. Ce n’est pas un hasard si on  parle de « la petite mort » pour désigner le moment qui suit l’orgasme. Lacan qualifie de castration réelle, cette chute de l’objet réel connotée à la mort et c’est  ce qui ferait de l’homme le véritable sexe faible, puisque côté réel, la femme n’a rien à perdre. On peut dès lors conclure que la  puissance phallique de l’homme violent ou du violeur  est la posture, voire l’imposture, dont il se « parade » pour parer à l’angoisse de ne pas pouvoir.

Je parle ici de la violence faite aux femmes, mais il  y a aussi des hommes battus, ou insultés. C’est dire que  la jouissance phallique concerne également les femmes, même si elles ne sont « pas-toute » de ce côté et même si leur angoisse ne concerne pas la perte de l’organe, mais leur propre être. Côté femme, la jouissance phallique peut également se manifester par la séduction hystérique, qu’on peut qualifier de mascarade, en tant qu’elle se sert des attributs féminins pour incarner la puissance du symbole phallique désiré par l’homme.

Du fait que mon objet concerne la violence et les passions, je ne développe pas ici la jouissance autre, qui  plus que violente est  folle et énigmatique, comme le précise Lacan. Je reste donc sur la jouissance phallique. Or, si celle-ci n’est pas à confondre avec l’amour, les deux sont souvent noués. Ceci explique que lorsque la jouissance du pouvoir phallique d’un amoureux ou d’une amoureuse est mise en danger – réellement ou imaginairement – ils puissent devenir violemment dangereux pour leur partenaire. Mais, en dehors de l’amour, la violence du pouvoir phallique se manifeste dans bien d’autres domaines et notamment dans les diverses occurrences de la rivalité : rivalité politique, rivalité de l’avoir que le discours capitaliste sait si bien nourrir, ou rivalité dans les jeux et les sports de compétition, où la victoire  des uns se soutient de la  défaite des autres.

Au vu de ce qui précède, on peut souligner que si la plupart des passions et des affects abordés par Lacan ont déjà été traités par la philosophie, la littérature  et la religion, l’originalité de Lacan est de les envisager comme des effets de la structure. Ainsi, les trois passions de l’être ont été pensées en fonction de l’inconscient-langage, soit en fonction du manque qui est l’effet négativant du langage. Puis au fur et à mesure qu’il a élaboré la notion de l’inconscient-réel et de lalangue, il a traité des affects qui résultent, non pas de ce qui manque, mais de ce qu’il y a. Cette positivité  n’annulant pas pour autant l’effet négativant du langage.

Un tournant dans l’enseignement de Lacan

En 1962-63 Lacan fait de l’angoisse un affect d’exception, en tant que – faisant signe du réel – il ne trompe pas. Or  dix ans plus tard, dans Encore, il parle  des « affects énigmatiques[2] » qui font également signe du réel qui y est en jeu. Ces affects sont énigmatiques car l’inconscient-réel est indéchiffrable, contrairement à l’inconscient langage. On peut par exemple déchiffrer le fantasme « d’être rejeté, ou d’être impuissant », atténuant ainsi l’affect négatif qui y est attaché. Mais l’inconscient-réel, loin d’avoir un sens, ne fait que s ‘éprouver : soit dans le symptôme, soit à travers les affects énigmatiques.

Avant de développer la notion de l’inconscient-réel, Lacan parlait de l’amour en termes plutôt négatifs : l’amour est impossible, menteur, narcissique, frère de la passion d’ignorance, etc. Mais dans Encore, il y ajoute une   composante plus positive. «Tout amour [dit-il] se supporte d’un rapport entre deux savoirs inconscients[3] ». Ce rapport, loin d’impliquer une complémentarité ou une identité entre deux jouissances inconscientes, témoigne d’une affinité qui reste énigmatique. Néanmoins, cette nouvelle composante de l’amour n’est pas forcément l’équivalent d’un amour plus satisfaisant. Ceci dépend de la façon dont les amoureux réagissent : soit ils  acceptent l’énigme de ce qui fait l’attrait de l’un pour l’autre et ils s’en satisfont, soit ils ne le  supportent pas. Cette nouvelle composante de l’amour ne fait donc que mettre l’accent sur le fait que l’amour est signe d’un réel qui se jouit, mais qui reste opaque au sens. L’amour devient dès lors un affect énigmatique.

Lacan reprendra également la passion de la haine en y ajoutant quelques variantes. Ainsi, si au début il parle de la haine de l’être de manque, il parlera ensuite de la haine de l’être de jouissance symptomatique et de la haine du dire sinthome. « Rien ne concentre plus de haine [dit –il dans Encore] que ce dire  où se situe l’ex-sistence[4] ».

Ce « dire » ne s’énonce pas, il se déduit à partir des dits du sujet, en tant qu’il les détermine. Ce « dire » se réfère donc aux diverses modalités de jouissance (jouissance phallique, joui-sens, et jouissance de la lettre symptôme) en tant que ce sont ces jouissances qui déterminent les actes et les dits  du sujet, à son insu. Or, si ce « dire » concentre tant de haine c’est parce que les jouissances auxquelles il se réfère,  non seulement échappent pour une part au sens, mais elles ne font pas rapport. De ce point de vue, la haine n’est pas seulement haine du manque, ou du désir,  mais haine de la jouissance de l’Un tout seul, haine donc de la différence irréductible.

Ce qu’on peut dire pour résumer c’est que si le désir résulte du manque et vise à s’articuler à l’amour et aux objets plus-de-jouir, ces jouissance supplétives n’annulent pas pour autant le manque structurel. Or ce qui fait problème c’est précisément l’illusion que ce manque pourrait être comblé, en atteignant ainsi le Un de la complétude. La violence se déclenchant lorsque cette illusion est mise à mal.

Enfin on peut conclure que si l’expérience analytique amène le sujet à reconnaître le manque universel de la structure, ainsi que la jouissance de l’Un tout seul, qui définit sa singularité irréductible, on peut s’attendre qu’après une analyse, le sujet soit à même d’écrire un nouveau « traité des passions ». Un traité moins triste, moins coupable et moins violent et ceci du fait que le sujet a fini par se satisfaire de ce « Un dire » qui noue les jouissances. La satisfaction étant, comme dit Lacan, l’affect propre à une fin d’analyse.

 

[1] Jacques Lacan, « Télévision », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.526.
[2] Jacques  Lacan, Séminaire livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p.127.
[3] Ibid., p.131.
[4] Ibid., p.110.