Quand la voix se montre au regard – À propos du Cri de Munch

Intervention prononcée lors de la journée pluridisciplinaire Art & psychanalyse organisée par les membres de l’EPFCL du pôle Ouest sur « Le Dire invisible » à Rennes le 23 avril 2016

Que peut bien signifier l’expression « Le dire invisible » ? On peut en faire l’épreuve sur le tableau Le Cri du peintre norvégien Edvard Munch (prononcez Monk, comme Thelonius, qui veut dire moine) puisque c’est un tableau qui semble vouloir rendre visible ce que dit un cri.

Ce tableau forme un discours comprenant trois figures de rhétorique :

  • La première est l’oxymore du ‘cri muet’ analysé par Lacan dans cette représentation et qui en dit long sur ce que j’appellerai la clinique d’un tableau.
  • La deuxième, induite par l’histoire de l’art, est l’hypotypose qui questionne le statut de la représentation, de ses marges et de ses limites quand la voix vient au secours du voir pour s’imposer au regard.
  • La troisième figure de rhétorique est l’hypallage du ‘dire invisible’ proprement dit, expression énigmatique qui surprend en accolant ce qui se dit ou non à ce qui se voit ou non. C’est une manière néanmoins d’engager par là le dialogue entre l’art et la psychanalyse.

L’oxymore

Voici d’abord ce que dit Munch lui-même de son tableau : « Un soir je descendais un sentier montagneux avec deux camarades, près de Kristiania – C’était à une époque où la vie m’avait écorché l’âme – Le soleil se couchait – il venait de se cacher sous l’horizon – Alors ce fut comme une épée sanglante et flamboyante qui déchira la voute du ciel. L’air devint du sang – strié de cordes de feu – les collines tournèrent au bleu profond – le fjord aux couleurs bleu froid, jaune et rouge. Sur le chemin et la rambarde – le rouge – sang criard – le visage de mes camarades passa au blanc jaunâtre – J’ai ressenti comme un grand cri – et j’ai véritablement entendu un grand cri – Les couleurs cassèrent les lignes dans la nature – les couleurs et les lignes vibraient d’émotion – Ces effets de lumière ne se répercutaient pas seulement dans mon œil mais aussi dans mon oreille – si bien que j’entendis vraiment un cri – C’est alors que j’ai peint Le cri. »[1]

Ce témoignage presque hallucinatoire d’une violente expérience à la fois visuelle et sonore représentée par le peintre renvoie à ce type de questions : est-ce que ce qui se donne à entendre peut aussi se représenter dans ce qui se donne à voir ? Ou bien est-ce le contraire ? Ou bien même encore, est-il possible de représenter par la peinture ce qu’on veut vraiment dire, à partir du sensible et de la perception ; le dire peut-il se rendre visible ?

Dans les termes de la psychanalyse, la question serait de savoir si l’objet pulsionnel de la voix, quand il concerne l’acte de peindre, est aussi fondamental, aussi structural, aussi présent et puissant que celui du regard comme on pourrait s’y attendre. Et si, en matière de représentation, cette chose bizarre qui pousse l’homme à vouloir reproduire la nature extérieure ou la nature de ses idées, la peinture, selon sa transparence ou son opacité, permet de mieux saisir le vrai du discours d’un artiste.

Les artistes eux-mêmes se posent la question : Horace disait que la poésie, c’est-à-dire ce qui s’écrit, qui se lit et se chante même, est comme la peinture (Ut Pictura Poesis[2]). Mais la peinture elle-même, ajoute-t-on au XVII° siècle, qui est aussi une forme d’écriture, n’est peut-être au fond qu’un discours sous une forme muette. Ce qui a permis à Claudel dans L’œil écoute (tiens !, l’œil écoute ?) de dire que : « Les tableaux de maître sont emplis par la sonorité d’une phrase non prononcée ». Dont il conclut alors forcément que la peinture est « L’école du silence »[3]. Formule très intéressante pour définir l’éloquence muette de la peinture à l’aube d’une époque -1946, retenons cette date – qui va voir naître un déchaînement de l’art des images.

L’œil de Munch écoute donc (nous sommes en 1893), et il écoute tant et si bien qu’il produit sur la toile un effet de silence littéralement assourdissant venant en réponse à « l’extériorité jaculatoire »[4] de ce cri pulsionnel qu’est le cri muet de l’effroi et de l’angoisse du personnage trouant de sa bouche grande ouverte le silence de l’environnement.

Cri muet d’une vérité sous-jacente aussi, auquel rien ni personne ne répond. Et qui laisse donc le sujet dans la solitude et la détresse la plus absolue de son rapport à un autre qui ne peut rien lui garantir de lui-même sauf lui révéler ceci : La Chose interdite d’une jouissance intime et muette qui effraie quand elle surgit, hurlante, de l’extérieur. C’est donc peut-être Munch lui-même, dans ce fjord d’Oslo (il fait d’ailleurs plus tard un très grand nombre d’autoportraits), soudainement surpris par l’intime extimité de son regard métamorphosé en un cri muet. Et qui représente ce « gouffre où le silence se rue »[5], ce cri dans le vide, sorte de discours sans parole, qui méduse et qui pétrifie à la fois.

Presque toute sa vie, Munch aura peint plusieurs fois ce cri, comme s’il s’était agi de conjurer une sorte d’hallucination et la violence de son impact. Ou bien une manière d’y faire face, d’y résister. La même année que le tableau originel, 1893 donc, il avait aussi peint un tableau intitulé La Voix, tableau aussi calme, plat et équilibré que Le Cri peut être tortueux, torturé, angoissé et angoissant. Est-ce à une bipolarité d’un fonctionnement pulsionnel que renvoie cette recherche picturale ? En tout cas Munch dicte à sa main le pouvoir de représenter les choses vues grâce au médium des choses entendues.  En présentant l’image d’un cri, c’est donc aussi le son d’une image qu’il nous donne à voir. Comme si pour ‘dire l’invisible’ du son d’une voix et en attraper le sens, il fallait en passer par la représentation plastique. Ou comme si pour rendre plus vraie l’image d’une impression visuelle, il fallait faire appel aux sensations acoustiques.

Munch, porté à l’alcoolisme et plusieurs fois hospitalisé en psychiatrie dans divers pays européens, était connu pour agresser parfois ses modèles, ou à sortir une arme contre des amis lui reprochant sa lâcheté patriotique. « Si j’ai fait cela, disait-il, c’est parce que je sentis qu’une opinion s’était faite sur moi »[6]. Propos suspect, mais qui ne suffit pas pour conclure avec sûreté à la psychose. Car en prise avec son temps, Munch traduisait aussi certainement une angoisse politique : il redoutait en effet la guerre qui pouvait se déclarer à cette époque entre son pays et la Suède. Son incessante figuration ambiguë de la violence de la nature ainsi que de l’angoisse humaine dans l’ensemble de son œuvre préfigure à mon sens, comme c’est souvent le cas chez les artistes, les proches sursauts des effroyables malaises de la civilisation que le monde aura connus au moment de sa mort en 1944.

Réputé avoir été fasciné par l’occultisme et passionné par les techniques radiographiques naissantes, Munch a délaissé la peinture pour la photographie à la fin de sa vie, à cause aussi d’une grave maladie ophtalmique. Est-ce aussi parce que face à son désir quasi compulsif de représenter (propre peut-être à tous les peintres), la pulsion scopique chez lui s’était émoussée et affaiblie sans que la pulsion invocante dont il a su si bien jouer au début de sa carrière, ait pu en prendre le relais.

Dans le séminaire L’angoisse [7], Lacan pose une hiérarchie structurale entre l’objet sonore de la pulsion invocante et l’objet regard de la pulsion scopique. L’objet petit a fonctionne d’abord par l’oreille, où il ne peut être occulté, avant de fonctionner par l’œil. A ce titre la pulsion invocante rend d’abord compte de ce qu’il y a de plus fondamental dans le désir attrapé chez l’Autre par l’intermédiaire de la matière sonore et signifiante des bruits, des sons du corps et évidemment de la voix. La voix, en faisant d’abord signe du désir, est notre première langue fondamentale, elle est le véhicule imposé de notre lalangue[8]. La pulsion invocante est le modèle même de la pulsion comme « écho dans le corps du fait qu’il y a un dire »[9] puisqu’elle est « la plus proche de l’expérience de l’inconscient »[10].

Le dire, ce n’est pas d’abord ce qui se fait voir (il n’y a en principe pas de dire visible ou invisible), le dire, c’est ce qui se fait entendre. Chez Munch, ce sont bien en effet pour reproduire les résonnances des vibrations lumineuses du paysage qu’il s’est servi du cri de la voix de son personnage pour en traduire les effets. Comme si, inconsciemment, la puissance de l’audible était devenue plus forte que celle du visible. Le rôle et la puissance de la voix dans le message d’une représentation ne sont pas nouveaux. Le Talmud dit aussi que le peuple d’Israël ne put entendre le message des dix commandements de Dieu transmis par Moïse qu’à partir du moment où « ils virent les voix », où « ils virent ce qui s’entend », « Tout le peuple voit le son de la trompe et la montagne fumante » (Exode 20, 18), ce qui les a effrayés et leur a permis d’accepter, comme Dieu le voulait, ses surmoïques commandements.

Dans l’histoire du Buisson ardent, cela s’est appelé l’oxymore de la « Ténèbre lumineuse du silence » (jolie formule), oxymore cher au turc Grégoire de Nysse (IVème siècle après J.C) et au syrien Denys l’aréopagite (VIème siècle après J.C) dont le jésuite lacanien Michel de Certeau a fait la figure typique de la rhétorique mystique[11], en tant que, en créant un trou dans le langage, elle ouvre « le vide d’un innommable ». Donc le silence.

Ainsi le réel du silence assourdissant du tableau de Munch peut convaincre parce qu’il peut être lu aussi comme une écriture mystique du désir et de l’angoisse faisant coïncider les opposés du vide de l’Autre et l’altérité pleine de la voix et du message qu’elle transmet, réunissant dans le même cadre de ce tableau le trou de la bouche muette du personnage et la plénitude des couleurs du paysage, un style de composition propre à Munch.

Ce tableau pourrait donc être compris comme la traduction d’une expérience intérieure au sens de Georges Bataille ou comme une sorte d’écrit mystique d’une jouissance innommable.

Sans aller si loin, pour éviter de faire virer la clinique du tableau à un tableau clinique, contentons-nous de considérer que l’expressionnisme nordique peut aussi résonner, à la Renaissance, avec le célèbre oxymore des « clair-obscur » du Caravage, et avec le cri muet du trou de la bouche de la tête de Méduse, ce personnage sans voix qui en se médusant elle-même finit par être ressenti comme « une voix sans personne »[12]. C’est aussi l’impression que donne ce tableau de Munch.

L’hypotypose

Loin de l’esthétisme trop facile pour dire ce qu’il y a à dire dans ce qu’il y a à voir et à entendre, Munch avec son Cri force le regard à adhérer à cette deuxième figure du discours présente dans ce tableau : une hypotypose. Selon le Traité des Tropes de Du Marsais (1730) l’hypotypose est « un mot grec qui signifie image, tableau. C’est lorsque dans les descriptions, on peint les faits dont on parle comme si ce qu’on dit était actuellement devant les yeux »[13].

Le plus bel exemple est celui de Racine où Andromaque dépeint à sa confidente ses raisons de résister à Pyrrhus et de rester fidèle à Hector (Andromaque, acte III, scène 8) :

« Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et de sang tout couvert échauffant le carnage.
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants.
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :
Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue ».

Que dit le tableau de Munch ? Sinon quelque chose où la voix, fût-elle celle d’un silence éloquent, vient au secours du voir pour supporter le message de ce qui est dit. Où l’énonciation vient en somme pour renforcer l’énoncé.

Dans l’esprit de La logique de Port Royal et de la théorie des signes[14] qui montre qu’un signe ne représente rien mais sert à voir autre chose que lui-même parce qu’il faut le signifiant pour présenter cette représentation (cf. le Vorstellungsrepräsentanz freudien), l’historien d’art Louis Marin, dans quelques tableaux de cris comme celui de Munch, a étudié (je cite) « les brefs et mystérieux moments où la voix se montre au regard, où la peinture la donne à l’œil »[15].

Par exemple chez Poussin dans Le massacre des Innocents de 1629 qui, dans cette scène biblique bien connue du cri d’une femme dont on égorge l’enfant, montre, je cite Poussin, que « la représentation picturale offre à la vision le son des paroles »[16].

Louis Marin en fait l’exercice sur une Annonciation de Piero della Francesca [17]. Dans cette image, la voix de l’Ange porteuse des paroles annonciatrices du message divin de l’incarnation ne peut pas être entendue, car l’Ange et la Vierge ne peuvent se voir à cause du placement en perspective des colonnes du bâtiment entre eux.

Ce que Piero della Francesca donne à voir, c’est en quelque sorte l’invisibilité de la voix en rendant l’Ange et la Vierge invisibles l’un à l’autre. Et pourtant, puisqu’il s’agit d’une Annonciation (on voit bien là la force du signifiant), l’œil sensible du spectateur ne peut s’empêcher irrésistiblement de voir que l’Ange voit quand même la Vierge, lui parle et lui fait donc signe du message divin. Autrement dit, « la voix accède au voir et l’inouï à une écoute »[18] tel est ce que démontre Louis Marin dans ce tableau.

Pour ceux qui n’auraient pas bien suivi l’histoire, la puissance du message divin éclate quand même dans la présence de la colombe à la partie supérieure gauche du tableau. La voix du dire vient donc au voir du regard puisque ce que le tableau fait figurer, c’est la présence silencieuse de Dieu, cependant moins silencieuse qu’invisible. Par la peinture, la présence du divin est plus parlante que voyante. Iconoclasme oblige. En transposant, nous pourrions donc aussi admettre que c’est la voix et la présence silencieuse de l’angoisse qui, par une représentation de cri, est rendue visible dans le puissant tableau de Munch.

Dans sa fonction de représentation, la peinture peut donc servir à passer de l’opacité de l’énonciation à la transparence de l’énoncé. Là où la figure de l’Ange représente au XVème siècle « la présence de cet invisible dans le visible »[19], le personnage du Cri de Munch (plutôt femme, dit Lacan[20], on pourrait étudier pourquoi) représenterait au détour du XXème siècle la figure de ce que la parole ne peut pas dire. « Donner à voir la voix, dit L. Marin dans une formule extrêmement forte, serait le comble de l’entreprise nommée représentation de la peinture ». Décrire ce voir de la voix en la laissant s’entendre serait même, « la substance même du dire »[21] Y aurait-il alors vraiment un « dire invisible » auquel la voix peut suppléer ?

L’hypallage

Avec cette idée de ‘dire invisible’ vient notre troisième figure de rhétorique, l’hypallage, qui consiste à attribuer à certains mots d’une phrase ce qui convient à d’autres mots de la même phrase. Le champ du visible et de l’invisible n’assone en effet pas vraiment naturellement avec celui du dire et de l’indicible.

Malgré l’effet de contagion que provoque cette figure, comme l’interprète Jean Paulhan, l’hypallage fait buter deux mots l’un contre l’autre ; c’est une sorte d’oxymore raté parce qu’ici, le dire et le voir appartiennent à deux champs sémantiques différents. Et, pour convaincante que puisse paraître la contagion phonique du dire au voir, grâce au performatif du cri chez Louis Marin ; ou chez Deleuze[22] qui pense aussi la peinture comme l’art de rendre visible la force de la voix, on peut se demander quel réel est en jeu dans cette approche qui part surtout de questions propres aux images saintes.

Le dire invisible pour nous résonne avec la question du réel. Avec cette opacité que partagent et à laquelle se coltinent l’artiste et le psychanalyste : l’opacité du sens et de la chose sexuelle, l’opacité du signifiant, l’opacité de la vérité, l’opacité de la jouissance, et surtout l’opacité du réel ; ce que Lacan peut dire aussi être : « l’opacité du regard dans le visible »[23].

Cette opacité de la peinture (sans rapport bien sûr avec l’opacité bancaire du marché de l’art – 120 millions de dollars aux dernières ventes aux enchères du Cri en 2012 !), concerne la question du ‘dire invisible’ qui est celle du « réel comme impossible à dire »[24] où le réel en jeu est celui qui serait logiquement inaccessible tant au voir qu’à la parole.

Est-ce la voix du désir ou de la jouissance qui s’est montrée au regard angoissé de l’homme du XXème siècle dans Le Cri de Munch ? Y aurait-il, de même qu’on dit que c’est ‘l’impensable qui fait penser’, y aurait-il de l’invisible qui fait voir (comme dans les ruses de l’anamorphose et de la perspective, par exemple) ? Ou bien un invisible qui se dirait dans le silence réel de la voix ?

La musique, cet art intouchable, serait le paradigme du dire invisible. Elle nous parle, elle nous touche, mais la matière du son est fuyante, il n’est que représentation. Comment alors cette chose qu’est un tableau et qui ne joue pas, comme nous l’a appris Lacan, dans le champ de la représentation[25], comment un tableau peint peut-il dire quelque chose qui puisse dans tous les sens du terme s’entendre (se comprendre) ?

Daniel Arasse ne suit pas complètement Louis Marin dans son analyse de L’Annonciation de Piero della Francesca ; il s’arrête seulement au fait qu’il puisse y avoir de l’infigurable qui entre dans la figure (c’est l’Ange), mais il n’envisage pas qu’il puisse y avoir de l’indicible dans la parole. Le voir de la voix n’est donc pas pour lui la substance même du dire. Pour nous non plus je crois. Même si la voix est notre lalangue fondamentale, immanente à ce corps avec lequel on jouit.

L’énigme du réel de la voix est plus forte que l’opacité de la peinture. Parce que le réel, c’est aussi cette « voix sans personne » qui n’est pas seulement celle de la Gorgone mais aussi celle que la poésie a pour mission de toucher, « en donnant la vie à ce qui se tait dans l’homme et dans les Choses, puis en se perdant au cœur de la Parole »[26].

Il n’y a pas de représentation du réel, seulement des tenant-lieu. Pour lesquels l’écrit peut trouver les mots justes. La vraie gloire est ici, annonce François Cheng dans le titre même de son dernier recueil où l’on lit : « Le vrai silence vient au bout des mots / Mais les mots justes ne naissent qu’au sein du silence »[27].

L’impossible à dire du réel tient donc avant tout à l’opacité de la jouissance retenue au fond du symptôme. Qui ne peut pour nous céder que par l’interprétation. Mais dans l’opacité de la jouissance contenue au creux d’un tableau, et qui n’appelle comme interprétation que celle du regard, que ce soit celui de l’artiste lui-même ou celui de la société dont il témoigne (Alberti : « Le tableau est une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire »[28]), comment peut-on savoir comment le regard interprète le tableau qu’il voit ?

Récemment, l’artiste Jérôme Zonder a exposé à La Maison rouge des dessins réalisés d’après des photos prises à Auschwitz. Courage pour certains, Scandale pour d’autres.

Car y-a-t-il encore en effet une voix autre qu’un cri qui puisse suppléer au dire du regard après une telle catastrophe ? Après avoir fait tableau de l’absence d’objet au début du XXème siècle, c’est-à-dire après avoir sorti l’objet de l’image, les artistes contemporains peuvent-ils encore présenter autrement que dans un cri une écriture du visible de l’angoisse de notre époque sans référence à cet objet petit a, sans double ni image, cet objet qui n’a pas d’envers mais qui peut bien avoir, comme chez Munch, le double habitat du regard et de la voix. C’est une des questions que Gérard Wajcman pose dans ses ouvrages pour aborder la question du réel en jeu autrement qu’à partir des images saintes.

Si l’on ne peut pas savoir ce que le regard interprète, au moins peut-on savoir comment le regard veut surtout ne pas voir la réponse du tableau, ne pas voir le réel. Qu’on pense à la réponse de Picasso à la question de la Gestapo venue voir Guernica dans son atelier de la Rue des Grands Augustins en 1937 : « C’est vous qui avez fait ça ? – Non, c’est vous. »

Et l’on comprendra mieux ce qu’est la représentation d’un immense cri d’innocents, comme celui du tableau qu’en fait Picasso, à l’étrangeté encore plus inquiétante que celui de Munch, parce que plus « défiguratif » que lui, moins personnel, plus politique. Et qui démontre aussi, si besoin en était, que l’art devance la psychanalyse pour dire le réel, et attraper un bout de la vérité en jeu. « Seul l’artiste a la puissance métaphorique pour repenser le réel », disait Jean de Loisy (Directeur du Palais de Tokyo) en 2012. Mais s’agit-il seulement de le repenser pour savoir faire avec ? Ou bien s’agit-il au moins, comme Lacan l’a déjà dit en 1946 (cf. Claudel), (il y a 70 ans !) dans ses Propos sur la causalité psychique, s’agit-il surtout maintenant, face à l’impuissance devant les horreurs actuelles du terrorisme par exemple, de faire surtout attention à savoir « jouer de l’art de l’image » pour ne pas risquer de « changer le vrai en folie »[29] ?

Changer ou non le vrai en folie, me paraît pouvoir répondre à la question à laquelle introduisait l’expression : « Le dire invisible ». Pourquoi ?  Parce que les images en disent toujours plus long qu’il n’y paraît, et qu’il n’y a de regard ni innocent, ni standard, ni idéal.

 

[1] C’est nous qui précisons les passages en italiques.
[2] HORACE, L’art poétique, Ed. Poche, Paris, 2012.
[3] CLAUDEL P., L’œil écoute, dans Œuvres en prose, Paris, Pléiade, 1963.
[4] LACAN J., Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre (1968-1969), Paris, Seuil, 2006, p. 225.
[5] LACAN J., Le Séminaire, Livre XII, Les problèmes cruciaux de la psychanalyse (1964-1965), séance du 17 mars 1965, inédit.
[6] Edvard Munch, l’œil moderne, Exposition 2011-2012, Catalogue, Editions du Centre Pompidou, 2011, p. 216.
[7] LACAN J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, p. 314.
[8] Une étude américaine vient de démontrer que les bébés apprenaient à parler plus vite s’ils avaient écouté de la musique.
[9] LACAN J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, p. 17.
[10] LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, p.96.
[11] DE CERTEAU M., La fable mystique, Paris, Gallimard.
[12] TARDIEU J., Une voix sans personne (1954), Paris, Gallimard, Quarto, 2003, p. 488-525.
[13] DU MARAIS, Traite des Tropes (1730), suivie de Jean Paulhan, Traité des Figures, Paris, Le Nouveau Commerce, 1977, p. 110.
[14] ARNAULT A. et NICOLE P., La Logique ou l’Art de penser (1662).
[15] MARIN L., Aux marges de la peinture : voir la voix (1988), in De l’interprétation, Paris, Hautes Etudes, Gallimard, Le Seuil, 1994, p.329.
[16] POUSSIN N., Lettres et Propos sur l’art, Paris, Hermann, 1964.
[17] DELLA FRANCESCA P., Polyptyquee de Pérouse (Annonciation), 1470, détrempe sur bois, 122 x 194 cm. Pérouse, Galleria nationale dell’Umbria.
[18] MARIN L., op. cit. p. 341.
[19] ARASSE D., L’annonciation italienne, une histoire de perspective, Paris, Hazan, 1999, p. 44.
[20] LACAN J., Dans le Séminaire XII, séance du 17 mars 1965, et dans le Séminaire XVI, p. 225.
[21] MARIN L., op. cit., p. 330.
[22] DELEUZE G., Logique de la sensation, Francis Bacon, Editions de la Différence, Paris, 1982.
[23] LACAN J., « Réponses à des étudiants en philosophie » (1966), in Autres écrits, Paris, Seuil, p.203).
[24] LACAN J., C’est à la lecture de Freud…(vers 1960), in René Georgin, Lacan, L’Âge d’homme, Cahiers Cistre N°3, Lausanne, 1977, p. 14.
[25] LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, p. 100.
[26] TARDIEU J. op. cit.
[27] CHENG F., La vraie gloire est ici, Paris, Gallimard, 2015, p. 45.
[28] ALBERTI, De la peinture/ De pictura (1435), Livre I, Macula Dédale, Paris, 1992, p. 115.
[29] LACAN J., « Propos sur la causalité psychique » (1946), in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 192.

Email de l’auteur : jezai.ad@wanadoo.fr