L’écoute d’un monde nouveau, d’un ancien qui se taisait

Texte de l’intervention prononcée dans le cadre du Séminaire collectif de psychanalyse, « Toujours plus », à Rennes, le mercredi 4 décembre 2019

 

Les jeux vidéo, mondes accessibles par les écrans, sont construits à partir de pixels. Ces images peuvent avoir un caractère hypnotique ; en témoigne les nombreuses scènes du quotidien, entre le « tu vas prendre cher » lancé à un écran ou encore et le « oui, oui, j’ai bientôt fini ».

En 2018, le trouble du jeu vidéo a été défini par l’Organisation Mondiale de la Santé, indiquant que celui-ci apparaît à partir du moment où advient « une perte de contrôle sur le jeu[1] » ; le monde virtuel prenant le pas sur la real life, comme disent les gamers. Je me suis alors questionnée sur ces jeux qui seraient de plus en plus consommés au point de créer des dits troubles. A revers, il s’agira plutôt de repérer l’usage singulier qu’en font les sujets au un par un. De cette consommation de jeux, la jouissance serait-elle plus accrue ? Un accès de plus en plus illimité a-t-il des effets sur le désir ?

Un désir de console

Les jeux vidéo sont arrivés dans les foyers par l’ordinateur mais aussi par cet objet appelé console. Drôle de nom qui se rapporte étymologiquement au verbe consoler, à savoir, « se procurer un réconfort pour être moins affecté[2]. »

En architecture, la console est une partie saillante de pierre, de métal ou de bois, qui soutient un élément de construction ou de décoration. Cette partie qui soutient m’a fait penser à l’objet transitionnel en tant que support du désir. A reprendre la thèse lacanienne, cet objet a pour l’enfant une fonction de séparation avec l’Autre pour qu’émerge le désir. Mais, une fois cette opération primordiale advenue, quelle fonction pourrait avoir certains objets qui ne servent pas les besoins ?

Colette Soler nous indique lors de la conférence sur « le désir, pas sans jouissance », que les gadgets de la civilisation auraient peut-être quelque chose de transitionnel. A la différence que : « pour l’objet transitionnel, sa génération est spontanée, il se produit sans aucune induction de l’Autre alors que ce que produit la civilisation vient évidemment de l’Autre[3]

Un ami m’a témoigné du début de son analyse. Je lui suis reconnaissante d’avoir accepté que j’en dise un mot . Alors en rupture amoureuse, cet homme venait d’acheter une nouvelle console de jeu vidéo pour tenter d’oublier et se plonger dans « un monde imaginaire et merveilleux » dit-il. Il énonça alors à son analyste : « J’ai eu le désir d’une console ».  C’est avec ce désir de consol-ation que cet ami est entré en analyse. Suite à cette interprétation, il oubliait sans cesse son parapluie. Il sortait alors à découvert, acceptant que les larmes coulent.

Pour cet homme, la promesse d’évoluer dans un monde imaginaire et merveilleux, par le support de la console et l’entremise de l’écran, recouvrirai-t-elle l’affect de tristesse ? Pour certains sujets, la plongée dans un monde virtuel via un écran, permettrait peut-être de voiler la face insupportable de la vie. Pour le sujet névrosé la vie porte la marque de l’insatisfaction. L’être parlant a toujours un désir d’autre chose, « le névrosé, au lieu de se réaliser dans la réalité, il se réalise dans ses fantasmes[4] », nous indique Colette Soler à l’appui des thèses Freudiennes.

La possibilité dans certains jeux vidéo de reprendre la partie là où elle s’était arrêtée permet de contrôler entièrement ce monde virtuel mais aussi la présence/absence du personnage dans le jeu. Cette mise, en veille, donne au joueur un pouvoir de maîtrise là où la vie réelle échappe sans cesse. Même si le personnage meurt, la sauve-garde, permet de conserver le niveau de jeu et la garantie de pourvoir jouir à nouveau ; plus tard. Une dimension de répétitivité est à l’œuvre dans certains jeux mais avec une perspective d’une fin de partie ; là où de nouveaux concepts de jeux promettent un sans limite. Nous y reviendrons.

« Quand tu termines un jeu tu te dis : tout ça pour ça ?! C’est un peu comme le blues d’après l’amour. » témoignait un gamer. La petite mort selon Jacques Lacan.

Cette jouissance phallique est une jouissance du pouvoir[5], lorsque la chute advient c’est un peu l’échappée belle. Cette jouissance solitaire est nommée par Lacan la jouissance de l’idiot dans le sens où le sujet jouit de l’objet qu’il désire mais sans en savoir la cause. Lorsque cette jouissance ─ hors lien social ─ est trop à découvert, la honte peut surgir. Un patient me témoignait qu’il range systématiquement ses consoles de jeux lorsqu’il a des invités. Presque érigés au rang de sextoys, c’est non sans une certaine honte qu’il cache ses objets de jouissance dans sa chambre.

Le joystick ─ bâton de plaisir ─ serait-il un exemple emblématique d’une peine à jouir plutôt que d’un trop de jouir ? « Le ressort de l’insatiable exigence qui soutient la consommation n’est pas la jouissance mais le manque-à-jouir[6] ». Structuralement, du côté de la névrose, il y a eu limitation de la jouissance pour que le désir advienne, celui-ci vise un plus de jouir qui ne va jamais plus loin qu’un petit bonus selon Jacques Lacan. De fait, la jouissance n’est-elle pas toujours limitée dans le cas de la névrose ? Serait-ce davantage dans le discours qu’un jouir toujours plus serait à l’œuvre?

A l’écoute d’un monde nouveau,  les jeux vidéo se développent de plus en plus du côté du streaming. En témoigne l’arrivée de Stadia la nouvelle plateforme streaming de chez Google. Le jeu devient ainsi accessible tout le temps, en flux continu et en direct, dans les moindres espaces interstitiels de la vie quotidienne. De ce « tesson chéri qui ne quitte plus la main[7] » tel la manette ou le joystick, à la dématérialisation des supports de jeux vidéo, qu’en est-il du désir du sujet et de sa jouissance? Un accès moins limité à ces gadgets ouvre-t-il à un monde plus déconnecté de nos désirs ?

Jouissance sans bornes ?

Fornite, jeu vidéo à la mode, compte plus de 250 Millions d’utilisateurs dans le monde. Ce jeu dépasse la limite technique d’un seul support et peut être installé sur téléphone, ordinateur, tablette, etc.  Tout le monde peut y jouer, gratuitement. C’est en tout cas la promesse des développeurs de ce jeu, assuré-ment !

Dans Fornite battle Royale, 100 joueurs se connectent en même temps à travers le monde et vont jouer en temps réel sur une même carte virtuelle. Le but du jeu : être le seul survivant dans un espace de jeu qui va se réduire progressivement. Quand le joueur meurt, la partie ne s’arrête pas pour autant car il peut alors voir l’écran du joueur qui l’a tué jusqu’à ce que celui-ci meurt à son tour. Les joueurs éliminés deviennent donc spectateurs. Le gagnant est le dernier personnage debout.

Certains gamers peuvent dire que Fornite n’est pas un vrai jeu mais est plutôt identifié comme Le nouveau réseau social. Les modalités de ce jeu sont multiples, j’en décrit qu’une infime partie, c’est d’ailleurs là que se loge peut-être son pouvoir : il s’adresse au plus grand nombre tout en proposant des modalités de jeux singulières.

Pur dispositif de jouissance, Fornite est un jeu que l’on peut avoir dans la poche. En effet, celui-ci ne s’inscrit pas dans un jeu au sens de la perte ─ pas de game over ─ mais plutôt une course au plus de jouir à jouir toujours plus. Ce jeu sans fin, multiplie les chapitres et les saisons. Cette course n’est pas sans rappeler le dys[8]-cours capitaliste élaboré par Jacques Lacan. On pourrait s’amuser à écrire ce discours avec le préfixe « dys » marquant la négation. En effet, ce cinquième discours n’en serait pas un car celui-ci nie le lien social.

Au-delà du discours qui promet une jouissance pour tous et gratuitement, ce jeu a un modèle économique qui se base sur l’achat de skins. Ces skins ─ peau en anglais ─ sont des objets cosmétiques virtuels permettant de personnaliser son avatar. Du point de vue informatique, le skin est une peau virtuelle ─ tels des vêtements et des accessoires ─ qui a des enjeux de reconnaissance auprès des autres joueurs. Le sujet projette sur son avatar des attributs de puissance, ces skins sont en effet nommés : rare, épique, peu commun et légendaire, signant l’exception. C’est avoir, le détail qui tue.

Certains gamers peuvent témoigner que dans ce jeu, « il ne faut pas être un bambi ou un noob ». Noob se rapporte à newbie qui signifie néophyte. Ainsi, pour faire partie de la dite communauté Fortnite, il faut se différencier et ne pas avoir un skin par défaut. Ce dernier est celui donné lors de la première mise en route du jeu. Les bambis deviennent rares au sein du jeu, les joueurs préfèrent se différencier et payer ces skins plutôt que d’être en défaut. Le défaut d’une amure est d’ailleurs l’intervalle entre la cuirasse et les autres pièces de l’amure, le point faible, l’endroit non protégé. Pour certains sujets ces skins auraient-ils une fonction de fétiche qu’il s’agirait de collectionner ?

« Moi, mon truc, c’est de prendre toujours le même package[9] : un couteau, un snipe, un fusil à pompe et une potion. » me témoignait un gamer. En sous texte j’entendrais le : « c’est plus sûr ! »  Le fétiche dans le vocabulaire courant est un objet qui a des vertus, entre autres, de protection. On peut entendre ici la menace de castration : le sujet protégeant son bien. « Le fétiche cause le désir[10] », c’est le factice[11], l’artifice ; ça imite a, mais c’est une des versions de l’objet a[12], nous indique Jacques Lacan.

Ce pousse à l’acquisition d’uniforme en payant ou en réalisant des performances dans le jeu, s’inscrit dans une logique de compétition. Les joueurs jouent à se faire la peau pour être le winner. C’est le coûte que coûte du sujet en compétition qui protège et vise le trophée. Enfin, ça lui coûte dans la mesure où ça n’atteint pas la réserve qu’il garde quant à sa castration. La limite, c’est le trophée qu’il vise. Il va battre des records pour obtenir ce skin fétiche, ce dépassement s’inscrit dans une échelle (de scores), donc dans un espace limité.

Là où le discours vend une jouissance illimitée, un jeu qui se voudrait sans fin, les joueurs sont finalement poussés à consommer toujours plus. Cependant, certains peuvent dire « ça me fait chier de payer » et arrivent à obtenir des skin en réalisant des performances dans le jeu.

Structuralement, les sujets névrosés s’arrangent toujours pour avoir un petit bonus, mais pas plus ; c’est bordé, notamment par l’angoisse. Alors, toujours plus de consommation de jeux vidéo, oui, mais pas de fin mot sur les effets sur le désir et ces plus-de-jouir.

Difficile de terminer cette intervention qui ouvre à de nombreuses questions. Cependant, la construction de celle-ci m’a fait revenir sur cette question : Au fond, Qu’est-ce que l’objet ? C’est peut-être à cet endroit qu’il s’agirait de reprendre la thèse Lacanienne à propos du manque d’objet. Étymologiquement l’objet est : « toute chose qui affecte les sens et en particulier la vue[13]

 

[1] Le trouble du jeu vidéo est défini dans le projet de 11e révision de la Classification internationale des maladies (CIM-11) comme un comportement lié à la pratique des jeux vidéo ou des jeux numériques, qui se caractérise par une perte de contrôle sur le jeu, une priorité accrue accordée au jeu, au point que celui-ci prenne le pas sur d’autres centres d’intérêt et activités quotidiennes, et par la poursuite ou la pratique croissante du jeu en dépit de répercussions dommageables.
Pour que ce trouble soit diagnostiqué en tant que tel, le comportement doit être d’une sévérité suffisante pour entraîner une altération non négligeable des activités personnelles, familiales, sociales, éducatives, professionnelles ou d’autres domaines importants du fonctionnement, et en principe, se manifester clairement sur une période d’au moins 12 mois.
[2] www.cnrtl.fr
[3] SOLER, C., Le désir, pas sans la jouissance. Conférence du 24 janvier 2009 à Saint Brieuc. Format numérique de l’article publié dans PLI n°4, www.tupeuxsavoir.fr.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien» (1960), in Ecrits, Paris, Seuil, 1966 p.814.
[8] Étymologiquement dys vient du grec signifiant négation, malformation, mauvais, erroné, difficile.
[9] Package : Ensemble de prestations constituant un programme complet, et assuré pour un prix forfaitaire. www.larousse.fr
[10] LACAN, J., (1962-63). Le Séminaire Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p.122.
[11] Fétiche vient de facticius en latin dans le sens de factice, d’artificiel. (cnrtl.fr)
[12] MILLER, J-A. (1998), « Un répartitoire sexuel », Revue de la Cause Freudienne n°40, Paris, Navarin/Seuil, 1998, p.12.
[13] www.cnrtl.fr