Elucubrations

Article de Jean-Michel Arzur paru dans la revue PLI n° 5 (Revue de psychanalyse de l’EPFCL-France pôle Ouest). Intervention prononcée lors de la journée sur la « Psychanalyse avec les enfants », le 7 novembre 2009, à Quimper.

Il est des enfants qui entrent à grand peine, voire pas du tout dans un exercice que l’on pourrait qualifier d’associations libres, à savoir laisser leur imagination parler. Que ce soit par le jeu ou le dessin, certains enfants s’y opposent fermement, ce qui peut être suspect de négativisme. A l’opposé, d’autres enfants remplissent nos dossiers de dessins ou d’histoires, de rêves ou cauchemars ; tout juste si nous avons pris la peine d’énoncer ce qui pourrait constituer une version de la règle fondamentale : raconte…

Parler véhicule une signification ; c’est d’ailleurs l’intention la plus évidente ; on a l’idée qu’on parle parce qu’on a quelque chose à dire. Il faut le désordre introduit par les manifestations de l’inconscient pour que l’on se rende compte qu’on est aussi parlé ; cela introduit une coupure dans le discours, dans la signification imaginaire et c’est à partir de cette manifestation de la structure symbolique que les registres apparaissent noués, articulés.

Parler de sa vie à un analyste ou raconter son dessin, quelle différence ? On pourrait dire que chez l’adulte, il y a assomption de la parole, du je qui peut s’énoncer dans « je m’entends dire… » ; mais lorsque cela arrive, c’est bien souvent parce que l’ordre symbolique se découvre dans le bla bla de la signification imaginaire. On n’entend rarement cela chez les enfants, quoique certains puissent être surprenants. En tout cas avec les plus jeunes, il est fréquent de constater à quel point les productions en séance peuvent paraître séparées des choses de leur vie ; à déchiffrer donc. Cet abord par l’imaginaire, parfois utilisé comme défense, peut constituer un obstacle mais il nous faut montrer en quoi c’est aussi une nécessité inhérente du rapport du sujet avec le réel. Il ne s’agit évidemment pas de séparer le registre imaginaire du réel et du symbolique mais d’en repérer la fonction plus particulière chez l’enfant.

Curiosité

Les premières histoires que le sujet élabore concerne essentiellement le monde maternel ; c’est ce que Freud nomme en 1908 les théories sexuelles infantiles. Il en dénombre trois dont il dit qu’aussi fantasques qu’elles puissent paraître, elles se forgent autour d’un « fragment de pure vérité ». Il s’agit de la théorie de la mère phallique, la théorie cloacale de la naissance et celle de la conception sadique du coït parental.

Ces élaborations théoriques, qui témoignent de l’activité de recherche de l’enfant, concernent le corps, la réalité sexuelle. La question de la généralisation de ces théories est soulevée par Freud dans son texte de 1908 ; il s’agit de « décider, écrit-il, dans quelle mesure on est autorisé à supposer pour tous les enfants, c’est-à-dire pour chaque enfant en particulier, ce que l’on rapporte ici des enfants en général »1. Dans ce même texte, Freud rapproche ces « fausses théories sexuelles » des solutions qualifiées de géniales que tentent de donner les adultes aux problèmes que pose le monde et qui dépassent l’entendement2. C’est ainsi que Lacan rapproche ces élaborations infantiles d’une activité mythique qui témoigne d’une certaine stabilité. « Dans toute fiction correctement structurée, on peut toucher du doigt cette structure, qui dans la vérité elle-même, peut-être désignée comme la même que celle de la fiction… La vérité a une structure, si l’on peut dire de fiction »3.

C’est donc par la voie imaginaire que l’enfant tente de traiter le surgissement d’un réel conditionné par la rencontre avec l’existence d’une béance dans le symbolique, d’un point d’impossible. Bref, il commence à se raconter des histoires et les adresse quelquefois à qui veut bien les entendre, comme le petit Hans à son père et au grand Père, au-delà, qu’est le Professeur Freud. Si les mythes, dit Lacan, visent toujours la question de l’origine, l’activité mythique de l’enfant s’exerce également sur ce terrain-là et tente de traiter des « thèmes de la vie et de la mort, de l’existence et de la non existence, de la naissance tout spécialement, c’est-à-dire de l’apparition de ce qui n’existe pas encore. Il s’agit de thèmes qui sont liés, d’une part à l’existence du sujet lui-même […] d’autre part au fait qu’il est sujet d’un sexe, de son sexe naturel ».4

Le début de l’observation du petit Hans, qui paraîtra en 1909, témoigne bien de cette activité de recherche de l’enfant, que Freud nomme curiosité sexuelle. Les parents du petit Hans, que Freud comptait parmi ses plus proches adhérents, communiquaient à Freud les observations concernant le développement de leur fils qu’ils laissaient « grandir loin de toute intimidation »5. Ce matériel est obtenu à partir de l’observation directe, qui est pour Freud l’une des trois voies d’accès au matériel infantile ; les autres prenant comme point de départ l’analyse de l’adulte à partir des souvenirs d’enfance d’une part, de constructions et de souvenirs inconscients d’autre part.

Ce premier temps de l’observation précède ce que le père nommera « contribution à l’histoire d’un cas » qui est l’entrée du petit Hans dans la maladie, c’est-à-dire la phobie qui se définit d’être la peur qu’un cheval morde ou tombe. Le petit Hans y est décrit jusque-là comme évoluant sans difficulté apparente ; il témoigne de son questionnement sur la présence ou l’absence du fait pipi ou Wiwimacher à propos des choses d’abord, puis des personnes qui l’entourent et plus particulièrement la mère, sur les conditions de la venue au monde de sa petite sœur Anna et de ses expérimentations avec les petites filles, qui vont de l’amour transi à des jeux proprement sexuels. La masturbation est également au tableau des activités de Hans et la menace de castration entendue à ce moment n’a aucun effet et ne génère aucune culpabilité ; bref, c’est le bonheur. C’est aussi l’époque où le père note que Hans raconte ses premiers rêves.

L’Œdipe, une décompensation ?

D’emblée nous pouvons poser que les préoccupations de Hans qui stimulent ses élaborations théoriques proviennent de deux sources qui sont deux occurrences du réel pour lui, à savoir l’arrivée de sa sœur entre la cigogne et les cuvettes pleines d’eau sanglante et la question du pénis qu’il essaye de loger quelque part. L’enfant se raconte des histoires pour traiter le réel. Si, bien souvent, cela passe relativement inaperçu, il y a des moments où ces histoires prennent un développement particulier lorsque l’enfant rencontre une impasse. Mais de quelle impasse s’agit-il finalement ? En effet, à bien relire Freud, il semble que le Complexe d’Œdipe soit en lui-même une impasse, il se détruit plus qu’il ne se résout, faute de pouvoir traiter l’impossible qui chez Freud est nommé « roc de la castration ».

Lacan emploie toute une série de termes pour qualifier la productivité imaginaire du petit Hans après l’irruption du symptôme phobique : Lacan parle de « création imaginative »6, d’« élucubrations »7 et même de « délire », non dans le sens d’une psychose mais en tant qu’édification idéique qui a son plan propre8. Lacan fait également remarquer la formulation récurrente de Hans : là où le père parle souvent de rêve, Hans réplique : « j’ai pensé » ; les pensées de Hans, voilà le matériel qu’il offre à l’analyse ; c’est dit Lacan, « la matière même sur laquelle nous sommes habitués à travailler quand nous travaillons avec les enfants, la matière imaginaire qui est toujours riche de résonnances »9. Cependant, une des règles techniques pointées par Lacan consiste justement à ne pas trop se situer du côté de la résonnance, du sens. Tout le développement du cas le démontre et c’est à partir de cette règle qu’il y a une chance pour que le développement imaginaire, du côté du sens laisse se découvrir la structure, l’organisation symbolique du cas. Ainsi, le cheval en est l’exemple type : bien avant de remplir sa fonction terminale de métaphore suppléant à la carence paternelle, cet objet particulier en tant qu’il est un signifiant du discours de Hans va revêtir un ensemble de significations différentes tout au long du cas: de la mère dévoratrice, en passant par le pénis du père, jusqu’à la grossesse de la mère. Tout comme le cheval, aucun des éléments de la phobie, aucun signifiant n’a de sens univoque, n’est l’équivalent d’un signifié unique.

Relation de leurre

Comme nous l’avons évoqué plus haut, Hans nage dans le bonheur jusqu’au moment de l’éclosion de la phobie du cheval qui le force à rester à la maison avec sa mère. Lacan insiste sur la relation particulière de l’enfant et de la mère jusqu’à ce que rentre en ligne de compte autre chose qui concerne son désir. L’enfant en tant qu’il s’inclue lui même dans la relation comme objet de l’amour de la mère expérimente qu’il apporte à la mère le plaisir. L’enfant, dit Lacan, se glisse en tiers entre le désir de la mère et l’objet imaginaire qu’est le phallus. Cette phrase précise que l’enfant n’est pas le phallus mais entretient un rapport de contiguïté avec cet objet ; cela nous permet de comprendre pourquoi Lacan parle de Hans comme la métonymie du phallus pour la mère, qui le trimballe partout jusque dans les toilettes.

L’enfant est dans une position particulière qui est un jeu de leurre. Il se présente comme le phallus et c’est ce qui assure les assises de son monde. Mais Lacan précise que ce « paradis du leurre »10 ne peut durer très longtemps de façon satisfaisante dans la mesure où un autre terme rentre en jeu, à savoir que l’enfant n’est pas seul avec la mère. C’est bien ce que Lacan repère de la réplique que Hans fait à son père concernant un rêve que ce dernier rapporte à la mère : Hans corrige son père en disant qu’il n’était pas avec Mariedl mais tout seul avec Mariedl. Cette précision, ce « tout seul », Lacan l’isole pour nous faire entendre que cela suppose qu’il pourrait y en avoir un autre. Il y a un « au-delà de la mère », un autre terme, radical, constant, et indépendant des contingences de l’histoire: la mère conserve le Penisneid. L’enfant le comble ou ne le comble pas mais la question est posée. Ce rêve de Hans est fait quelques temps après la naissance d’Anna. Si l’enfant éprouve le phallus comme étant le centre du désir de la mère, il se prête tout entier pour tenter de leurrer ce désir. C’est l’enfant tout entier qui est en cause, il est métonymique en tant que totalité et c’est bien là le drame.

Intégration d’un réel

La décompensation de Hans intervient lorsqu’il doit intégrer deux éléments nouveaux qu’il tente de faire rentrer sur le fond de la relation phallique avec la mère. Premier élément : Hans est « rebuté » par sa mère qui traite de « cochonnerie » ce qu’il lui demande lors d’une de ses manœuvres de séduction, à savoir de mettre le doigt sur son pénis. Deuxième élément, la présence au monde de la petite Anna qui met en cause tout son édifice. L’intervalle qui sépare le surgissement du symptôme et la rencontre avec les choses capitales de la vie de Hans est le signe que le symptôme n’est pas manifestation pathologique, parasitaire mais procède du remaniement des rapports du sujet avec ce qui l’entoure. L’effet de cette rencontre n’est pas immédiat mais fonctionne dans l’après coup.

Le pénis de Hans est devenu réel depuis quelques temps déjà ; la pulsion est donc entrée en jeu dans cette relation de leurre avec la mère et introduit une béance entre ce à quoi il est appelé, satisfaire à une image, et ce qu’il a à présenter, « cash » dit Lacan, au désir de la mère11. L’intervention dépréciative de cette dernière, la naissance de la petite Anna plongent Hans dans le « désarroi de ne plus suffire »12. Lorsque Hans est mis au point de rencontre de la pulsion réelle et du jeu imaginaire du leurre phallique, s’ouvre la gueule du crocodile ou plutôt en l’occurrence la bouche du cheval prêt à mordre : que désire ma mère ? Quel est ce noir près de la bouche du cheval ?

La mère se présente pour l’enfant avec l’exigence de ce qui lui manque, à savoir le phallus qu’elle n’a pas. Reportez-vous au dialogue de Hans avec chacun des deux parents lorsqu’ils se déshabillent et cette fameuse réplique où Hans dit à sa mère « je pensais que, puisque tu étais si grande, tu devais avoir un fait pipi comme un cheval »13. Le phallus est imaginaire pour l’enfant et c’est justement lorsqu’il doit s’apercevoir que cet objet imaginaire a valeur symbolique – en tant qu’il peut manquer – que l’enfant se trouve devant un pas qui est « littéralement infranchissable pour lui tout seul »14. C’est en ce point que la fonction paternelle est appelée.

Cette privation, Hans la repère à partir de différents angles : la question adressée à la mère sur ce qu’il y a derrière le voile de sa culotte et le déni de la privation de la petite sœur devant le spectacle de son fait pipi, qui grandira, en sont deux occurrences essentielles. La privation fondamentale qui entache l’image de la mère est proprement intolérable dans la mesure où l’enfant, dit Lacan, est menacé de la privation suprême, c’est à dire de ne pouvoir d’aucune façon combler la mère. L’enfant est donc précipitable de cette fonction qu’il remplissait, cette fonction de métonymie du phallus pour la mère. C’est lui tout entier qui est menacé d’être mis hors du jeu de leurre avec la mère, menacé de privation : il tombe comme tombent les chevaux de sa phobie. Le sujet doit réviser, remanier cette première ébauche de son système symbolique qui structurait ses rapports avec la mère et qui est désormais en impasse. Le réel n’est pas intégrable comme tel dans ce jeu de dupes.

Remaniement du signifié

Hans se présente donc à l’orée de sa phobie aux prises avec une « peur qu’il arrive quelque chose de réel »15 : que les chevaux mordent et qu’ils tombent. Hans éprouve cette peur, qui est construite en avant poste du point d’angoisse, dès qu’il s’agit de se séparer de sa mère. Six mois après avoir été « rebuté » dans ses tentatives de séduction, Hans fait un rêve d’angoisse : « pendant que je dormais, j’ai cru que tu étais partie et que je n’avais plus de maman pour faire câlin avec moi »16. C’est juste après qu’il ne peut plus supporter de rester dans la rue et veut retourner vers sa mère. Il énoncera sa peur des chevaux dans les jours qui suivent. Dans les premiers temps, les productions de Hans tourneront sous l’interrogatoire du père autour de la question du désir concernant la mère : coucher avec elle, voir son fait pipi et autour de la différence grand/petit concernant les animaux et leur fait pipi. Aux éclaircissement du père sur le fait que les femmes n’ont pas le phallus, répondront le signifiant « enraciné » dont use Hans pour qualifier son fait-pipi et la production d’un premier fantasme, celui des deux girafes dont Lacan retient surtout une chose ; c’est qu’il signe le passage de l’image au symbole. Là où le père tente sans arrêt de faire passer le phallus dans la réalité, Hans construit un fantasme où se manifeste la symbolisation du phallus maternel que représente la petite girafe, image doublée de la mère, objet métonymique de la mère dont il peut finalement faire une boule de papier, entièrement symbole, mobilisable et jouer avec. Lacan en fait une régression imaginaire dans la mesure où le réel ne peut être réordonné dans la nouvelle configuration symbolique qu’au prix d’une réactivation des éléments les plus imaginaires. C’est précisément le terme imaginaire, la petite girafe, qui deviendra pour lui l’élément symbolique, avec lequel on peut jouer, chiffon de papier, cessible.

Il en sera de même lorsque Hans tentera plus tard d’intégrer un autre élément, la présence de sa petite sœur. Lacan parle à nouveau de régression imaginaire pour qualifier le « roman fantastique » qu’il élabore pour reconstruire la présence de sa petite sœur bien avant sa naissance. Lacan parle d’orgie imaginaire, « d’imaginification » de ce réel17, lorsque Hans évoque la présence de sa petite sœur comme toujours là dans un coffre à l’arrière de la voiture. Au cours de cette élaboration fantasmatique, Hans procède à la restitution de cet élément intolérable du réel au registre imaginaire dans lequel il peut être réintégré. Le registre imaginaire est donc sollicité pour assimiler le surgissement du réel. À propos de ce passage de l’image au symbole dans le fantasme des girafes, Lacan dit que ce n’est pas suffisant sinon Hans serait guéri mais que cela indique de quoi il retourne.

La solution devra finalement passer par le plein développement des constructions imaginaires de Hans qui va être stimulé par les interventions du père qui sont loin d’être toujours justes mais également par la rencontre avec Freud le 30 mars 1908, soit trois mois après le début de la phobie. C’est lors de cette rencontre que Freud raconte à Hans l’histoire qu’il a inventée ; soit son mythe d’Œdipe, qui fonctionne comme mythe originel, ce qui vaut à Freud l’idée d’un rapprochement avec le Bon Dieu. Cette intervention produit des effets dans l’inconscient, elle met à jour les productions inconscientes de Hans et donne à la phobie son plein développement dans une succession de fantasmes. Il y a, du côté de Hans, la signification inachevée qu’est la phobie et de l’autre l’intervention de Freud que Lacan définit comme l’implantation d’un nouveau cristal signifiant ; il s’agit d’indiquer à Hans ce à quoi doit aboutir sa phobie : l’Œdipe.

Si la phobie est un point d’arrêt, d’accrochage imaginaire qui permet une stabilisation de l’angoisse, le progrès du cas repose sur l’usage de ce signifiant phobique, qui par différentes voies de permutation, de transformation va jouer un rôle essentiel dans la construction de sa névrose. Il assure à Hans sa relation au symbolique, en le prenant comme point de secours, et comme point de repère dans l’ordre du symbolique. Le signifiant cheval servira donc de support à toute la série des transferts, c’est-à-dire au remaniement du signifié selon les permutations possibles du signifiant. Le signifié sera à la fin différent de celui qu’il était au début. Le premier habillement de la phobie est le cheval qui mord et qui représente ce qui s’ouvre de la béance maternelle ; les thèmes de chute, d’embarquement puis d’engloutissement se retrouveront tout au long de la série des fantasmes de Hans. Le cheval devient rapidement un élément fait pour être attelé, un élément qui lie, qui coordonne ; il rentre dans une série d’équivalences avec la voiture d’attelage puis le chemin de fer par le biais d’un recouvrement entre le circuit du cheval et celui du chemin de fer. A partir de là se dessineront les circuits imaginés par Hans qui revient toujours, dans un retour implacable vers la mère. Lacan s’arrête sur un départ impossible avec le père puisque la temporalité l’en empêche, mais Hans rend possible le départ avec le père par la voie de l’imaginaire. Ce fantasme indique la situation en impasse de Hans entre sa mère et son père dont l’absence, la carence à jouer son rôle de père réel est de plus en plus précisée.

Le développement mythique consiste donc à « faire face à une situation impossible par l’articulation successive de toutes les formes d’impossibilité de la solution »18. La carence paternelle, l’absence du père désormais énoncée comme redoutée va faire entrer en jeu une autre série de fantasmes qui va permettre à Hans la résolution de sa phobie dans la mesure où il va pouvoir passer d’une appréhension phallique de la relation à la mère à une appréhension castrée des rapports du couple parental. Trois éléments du cas sont relevés par Lacan : enraciné, perforé, vissé. Enraciné, c’est le signifiant utilisé par Hans pour répondre à l’énonciation par le père de la castration maternelle. Le perforé fait référence au fantasme de la baignoire du 11 avril : la baignoire est équivalent à la voiture ou la baraque maternelle, c’est le plateau du support maternel. Le serrurier qui est appelé comme tiers dévisse la baignoire, la déboulonne et avec son perçoir il perce le ventre du petit Hans qui vient finalement assumer le trou de la mère. Le vissé fait référence au dernier fantasme de la série, celui du 2 mai où le plombier vient avec ses pinces et dévisse le derrière du petit Hans, pour lui en mettre un autre. Le dévissage du derrière de Hans vient se superposer au dévissage de la baignoire. Le plombier demande à Hans de se retourner et de faire voir son fait pipi. C’est le père qui complète que le plombier lui a donné un plus grand fait pipi. Le fantasme de Hans s’arrête au temps d’avant comme l’indique Lacan. Lacan souligne comment ces éléments qui s’opposent entre eux, enraciné / perforé / vissé, sont des instruments logiques. Le progrès tient dans le détail de cette structuration mythique, c’est-à-dire dans « l’utilisation des éléments imaginaires pour l’épuisement d’un certain exercice de l’échange symbolique »19.

Hans a montré par le thème du mouvement qui emporte combien son monde avait été ébranlé. Le développement de la phobie montre le passage qu’opère Hans du mouvement qui emporte ou continuité du réel au schéma d’une substitution ou discontinuité du symbolique. C’est la castration qui est appelée des vœux de Hans au travers de l’intervention de ces personnages tiers. Comment le petit Hans va pouvoir supporter son pénis réel dans la mesure où celui-ci n’est pas menacé ; c’est là le fondement de l’angoisse. Le garçon ne possède son pénis qu’à la condition de le retrouver en tant qu’il lui est rendu après qu’il l’a perdu. Mais Lacan pointe que ce qui se passe ne concerne pas son sexe mais son assiette, c’est-à-dire ses rapports avec sa mère. Si ce dernier fantasme amène la résolution de la phobie, Lacan est plus sceptique quant au franchissement de l’Oedipe puisqu’il dit que Hans n’est finalement pas passé par le complexe de castration.

L’étude du cas de Hans longuement commenté dans le séminaire La relation d’objet de 1956-57, apparaît incontournable pour tous ceux qui s’occupent d’enfants. C’est un texte plus qu’une cure dit Lacan qui le met au même rang que les autres grandes observations de Freud. L’intérêt n’est pas seulement clinique bien que ce soit la première analyse faite avec un enfant ; il est également technique. Tout au long du cas, Lacan invite à ne pas se perdre dans les méandres des constructions imaginaires mais d’en relever les points saillants comme les points de topologie sur une carte qui dessinent un relief. C’est la décantation de l’imaginaire qui est visée après qu’il ait été stimulé. Lacan parle de ce développement mythique comme d’un véritable travail de perlaboration, une Durcharbeitung qui n’est pas simple ressassement : « il est nécessaire, dit Lacan, qu’un certain nombre de circuits […] soient parcourus pour que la fonction de symbolisation de l’imaginaire soit efficacement satisfaite »20. Lorsque je disais en préambule que certains enfants n’y rentraient pas, comment ne pas penser au cas extrême de Dick, à propos duquel Mélanie Klein disait que l’inhibition du développement du moi avait stoppé tout développement fantasmatique. Lacan dit que si l’imaginaire est carent dans ce cas, c’est dans la mesure où il ne peut s’articuler à aucune prise dans l’ordre symbolique. Là où Mélanie Klein disait avoir réussi à ouvrir l’inconscient de Dick, Lacan parle de greffe d’inconscient par injection d’Œdipe. Elle reprend finalement, à sa manière, la façon qu’a eue Freud d’intervenir auprès de Hans en injectant un autre cristal signifiant. Mais, cela dit, c’est tout un monde humain qu’elle greffe là où l’intervention de Freud donne la réplique à la phobie.

Email de l’auteur : jm.arzur@free.fr

1 FREUD S., Les théories sexuelles infantiles, in La vie sexuelle, P.U.F., 1969, p. 15.
2 Ibid.
3 LACAN J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 253.
4 Ibid., p.254
5 FREUD S., Analyse d’une phobie chez un garçon de cinq ans, in Cinq psychanalyses, P.U.F., 1954, p. 94.
6 LACAN J., op.cit., p. 285.
7 LACAN J., op.cit., p. 252.
8 LACAN J., op.cit., p. 290.
9 LACAN J., op.cit., p.320.
10 LACAN J., op.cit., p. 226.
11 LACAN J., op.cit., p. 226.
12 LACAN J., op.cit., p. 228.
13 FREUD S., Analyse d’une phobie chez un garçon de cinq ans, op.cit, p. 96.
14 LACAN J., op.cit., p. 261.
15 LACAN J., op.cit., p. 245.
16 FREUD S., Analyse d’une phobie chez un garçon de cinq ans, op.cit, p. 106.
17 LACAN J., op.cit., p. 369.
18 LACAN J., op.cit., p. 330.
19 LACAN J., op.cit., p. 284.
20 LACAN J., op.cit., p. 276.