Cause et discours – Pourquoi y a-t-il de la névrose et pas plutôt que rien ?

Article de Sidi Askofaré paru dans la revue PLI n° 2 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France Pôle 9 Ouest). Conférence prononcée à Rennes le 28 avril 2007 dans le cadre du Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest

 « En psychanalyse, quand il s’agit du sujet, il est toujours essentiel de reprendre la question de la structure. C’est cette reprise qui constitue le véritable progrès, c’est elle seule qui peut faire progresser ce que l’on appelle improprement la clinique[1]. » J. Lacan

Il y a toujours des avantages et des inconvénients à intervenir en dernier, ou presque, dans un cycle de conférences thématiques comme celui auquel mes collègues du Collège Clinique de l’Ouest ont eu l’amitié de m’inviter. Je dirai que l’inconvénient majeur est bien évidemment d’être en position de s’adresser à un auditoire déjà bien informé sur le thème traité.  En l’occurrence, je ne suis pas loin de penser que  trauma et  fantasme n’ont plus de secret pour vous. L’avantage, en revanche, est de n’avoir pas à prendre l’auditoire par la main, à poser des jalons et à épeler les fondamentaux. Et, privilège suprême, cette position offre la possibilité de faire le pont avec le thème prochain, celui auquel nous allons nous atteler à la rentrée. Cela me réjouit d’autant plus que ce thème, défini il y a peu à Toulouse à la suite de la Journée Nationale des Collèges Cliniques, est celui de l’inconscient ; thème moins bateau qu’on pourrait le croire.

Mais avant d’y venir, permettez-moi de prendre un peu de champ et de commencer par une réflexion d’ordre général. Il existe, me semble-t-il, plusieurs raisons qui conduisent une communauté de travail – qu’elle soit scientifique ou para – scientifique comme une association, une École de psychanalyse ou un Collège Clinique de Psychanalyse – à ranimer un thème.

Ce peut être – première possibilité – la contestation, la mise en question voire la mise en cause d’un point de théorie ou de doctrine, parce qu’un fait expérimental ou la pratique, l’expérience clinique y conduit. Ce peut être aussi – deuxième hypothèse – l’émergence, la production d’une hypothèse nouvelle ou d’une proposition doctrinale inédite, dès lors à mettre en discussion, à l’épreuve. Or, à ma connaissance, ni l’une ni l’autre hypothèse n’a pu être avancé à propos du trauma et du fantasme. Dans de telles conditions, le risque qui guette est celui de se livrer à la compilation et à l’exégèse des textes canoniques, si je puis dire, relatifs au trauma et au fantasme. Cette scolastique n’est pas forcément inutile, notamment pour ceux qui s’engagent dans le travail d’appropriation du savoir référentiel de la psychanalyse ; en revanche, le gain épistémique pour la communauté de travail est souvent dérisoire.

Il y a bien sûr une autre possibilité : illustrer par des vignettes cliniques ou plus rarement par des monographies des propositions théoriques depuis longtemps éprouvées. C’est aller, on le sait, à contre-courant de ce qui vaut véritablement dans la clinique : les cas « en contradiction avec la théorie psychanalytique », pour reprendre une expression de Freud.

Pour ne pas reconduire l’une ou l’autre approche qui, à dire vrai, sur ce thème, ne m’intéressent pas, je me suis demandé à quel problème de psychanalyse fondamentale pouvait-on raccorder ce thème. Celui qui m’a paru le plus évident et je crois le moins contestable, c’est celui de la causalité. Non pas le problème de la causalité en général, ni même de  la causalité en psychanalyse, mais de la cause de la névrose et de la cause du symptôme. D’où l’intitulé, un brin austère, je le reconnais, de ma conférence « Cause et discours », que j’ai essayé de rendre plus lisible avec ce sous-titre :  « pourquoi y a-t-il de la névrose et pas plutôt que rien ? » ; sous titre que j’ai démarqué d’une formule bien connue des philosophes : « La question fondamentale de la métaphysique » selon Leibniz : « pourquoi y a-t-il quelque chose et pas plutôt que rien ? »

Pour essayer de faire avancer cette question, je vais vous soumettre une série d’idées ou d’hypothèses qui, je l’espère, seront dignes de votre attention. La première idée que je vous propose est la suivante :  le trauma et le fantasme sont avant tout des notions « forgées » – en fait, seulement reconstruites – par Freud pour résoudre, dans le champ de la psychanalyse, la question de la cause de la névrose et du symptôme. Cette première conception, que l’on peut d’une certaine manière caractériser de pré-freudienne au sens où Freud en hérite d’une certaine tradition psychopathologique, relève du discours du maître. C’est celle du traumatisme au sens strict et même de la causalité traumatique, du traumatisme comme cause. Cette cause est censée être un fait réel au sens de l’effectivité. Ce fait réel est une percussion, une collision psychique, l’équivalent psychique pour ainsi dire  du traumatisme médical : le choc.

Souvenons-nous des Études sur l’hystérie et du rôle essentiel que Freud accorde au facteur traumatique dans la pathologie de l’hystérie. Une phrase est, de ce point de vue, tout à fait éclairante : « Au point de vue théorique, écrit Freud, les résultats montrent que le facteur accidentel est, bien au-delà de ce que l’on pensait, déterminant dans la pathologie de l’hystérie. »[2] Est-il besoin de rappeler que comme son ami Breuer, Freud établissait, au sens strict, un rapport de cause à effet entre le facteur traumatique et les manifestations pathologiques ? En effet, dans sa perspective d’alors, chaque accès hystérique suscite une reproduction hallucinatoire de quelques éléments du traumatisme ou de son vécu. Mieux, à l’instar de Breuer, Freud étend le concept de traumatisme à l’ensemble des phénomènes hystériques, même si ceux-ci paraissent parfois fort lointains.

Autrement dit, les manifestations les plus diverses de l’hystérie pourraient toutes se rattacher à un facteur traumatique : « évènements survenus dans l’enfance qui ont provoqué, au cours de toutes les années suivantes, un phénomène pathologique plus ou moins grave. »[3] Que ressort-il de ces énoncés de Freud ? Tout simplement une analogie voire une homologie entre hystérie et « névrose traumatique », au point où le concept de « névrose traumatique » en viendra à recouvrir totalement l’ensemble de la pathogénie de la névrose.

Si j’ai fait ce petit rappel – incomplet, je le reconnais – de la première conception de l’hystérie que l’on rencontre chez Freud, c’est pour montrer tout d’abord la dépendance étroite dans laquelle elle se trouve à l’endroit du discours médical et de la conception de la causalité mécanique et linéaire qui y règne. Dans ce discours, en effet, s’il y a de la névrose, c’est parce qu’il y a eu un fait réel qui l’a générée et c’est la fonction de cette cause qui est assignée au traumatisme. Ensuite, c’est pour souligner l’orientation victimologique que cette conception induit ; le névrosé est un traumatisé, donc la victime d’une « mauvaise rencontre », ce qui, bien évidemment, est en contradiction avec l’idée d’un sujet en tant qu’effet actif. Pas étonnant dès lors que ledit sujet lui-même, aidé sans doute par le discours du capitaliste, se mette à se considérer comme sujet à dédommager et à réparer. Enfin, ne voit-on pas qu’en faisant d’un facteur posé comme accidentel – c’est à dire contingent (le traumatisme) – la cause de l’hystérie, ou bien on sépare la névrose hystérique (dont on ferait une pathologie) de la structure hystérique ou bien on fait du traumatisme non pas un fait accidentel, contingent, mais un phénomène nécessaire, un fait qui ne peut pas ne pas se produire dans l’histoire d’un sujet. Dès lors, la  différence entre la névrose hystérique et l’assujettissement à la structure hystérique ne serait plus que quantitative ! Mais, le plus grave, sans doute, c’est qu’en faisant du facteur traumatique la cause de la névrose, on accrédite l’idée que dès lors que le sujet entre dans la névrose, en présente la symptomatologie, c’est que l’évènement traumatique s’est réellement produit et qu’il est nécessaire pour traiter le sujet d’en trouver la trace, le souvenir. La voie est ainsi ouverte à la remémoration, sans doute, mais la voie est aussi ouverte à tous les forçages et à toutes les suggestions. Et du coup, à tous les faux souvenirs de la part des patients. Freud ne fut pas à l’abri de tels excès, même à disposer de la catégorie du fantasme ; je fais naturellement allusion à la position qui fut la sienne dans l’analyse de Serguéi Pankejeff, alias L’homme aux loups.

La deuxième idée que je vous propose pourrait, elle, se formuler : la cause est relative au discours au sens où Lacan a pu soutenir dans sa Télévision que « l’éthique est relative au discours. » Au fond, l’hypothèse que je forme est très simple : elle consiste à penser que sur le fond d’une théorie de la névrose qu’il hérite de la psychopathologie de son temps, Freud a tenté de conjuguer trois thèses sur la causalité de la névrose et du symptôme. Plus particulièrement, je voudrais soutenir que les problèmes, les difficultés et les instabilités de la doctrine freudienne  du trauma et du fantasme tiennent au fait que ces différentes conceptions ne relèvent pas du même discours, ou plus précisément, relèvent de discours différents et donc de logiques parfois, voire souvent, discordantes.

Cette conception de la causalité de la névrose et du symptôme relevant, selon moi, du  discours du maître – la causalité traumatique -, est rapidement supplantée, au moins en partie, par une autre conception rattachable quant à elle au discours de l’hystérique. Il n’est pas simple de les distinguer, en raison de leur chevauchement et parfois de leur intrication dans le corpus freudien d’une part, mais aussi, d’autre part, à cause du lien intime entre l’hystérique et le maître – la fonction structurante de la maîtrise – dans l’émergence ou en tout cas dans le fonctionnement du discours hystérique.

Cette conception de la causalité de la névrose et du symptôme, disons en première approche que c’est celle que les premières hystériques soufflent à l’oreille de Freud. Elle partage avec la première, celle du discours du maître – on peut tenir la théorie de Charcot pour son paradigme – l’idée d’une cause réelle, d’une cause traumatique. Le caractère sexuel dudit traumatisme qu’on trouve chez Charcot lui-même vient  des hystériques, de ce que Charcot consent à retenir de ce qu’elles disent sous hypnose et surtout donnent à voir dans les crises hystériques. Il reste que, pour Charcot, l’important n’est pas la nature sexuelle du traumatisme mais le fait qu’il y ait eu traumatisme et réminiscence du traumatisme.

Telle que Freud l’articule, la question sexuelle devient centrale, en tout cas pour ce qui concerne ce qu’il appellera les « névroses de transfert » et tout particulièrement pour l’hystérie et l’obsession. Mais, ce sexuel en question, si je puis dire, n’est pas un sexuel de plein exercice. D’où l’expression savoureuse mais très heuristique de Freud : « évènement sexuel / présexuel ». Autrement dit, pour  Freud il s’agit bien d’une rencontre du sexuel mais qui survient « trop tôt », pourrait-on dire. Trop tôt, non pas par rapport aux aptitudes du sujet à ressentir une excitation sexuelle et des affects qui lui sont liés – plaisir ou déplaisir (dégoût, par exemple) -, mais trop tôt par rapport à ses capacités de symboliser ce qui lui arrive, à lui conférer un sens phallique donc. Là où, par l’introduction de la dimension temporelle, certains n’ont vu qu’une forme de développementalisme dans la théorisation de Freud, je vous invite à considérer plutôt l’index qui le met sur la voie de cette forme particulière de causalité – causalité non pas circulaire mais rétroactive – qui est la causalité par après-coup (nachträglich).

Le second point qui structure cette deuxième conception freudienne, hystorique, de la cause de la névrose et du symptôme, c’est la place qu’elle fait à l’Autre, au désir voire à la jouissance de l’Autre. Rappelez-vous l’équation freudienne : « à fille hystérique, père pervers ». Cette conception hystorique de la causalité de la névrose se distingue donc particulièrement par le fait d’impliquer l’Autre et la manière dont elle implique cet Autre comme sujet en faisant, par exemple, du père l’agent de la séduction. Ai-je besoin de dire qu’avec le père, nous entrons de plain-pied, non seulement dans la découverte de Freud, mais aussi, si l’on peut dire, dans sa subjectivité. La publication récente de la version non expurgée de la Correspondance avec Fliess est là, entre autres,  pour en témoigner. Mais, pour l’élève ou le lecteur de Lacan, il y a aussi et surtout ce que Lacan a identifié dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse[4] comme le « désir de Freud », désir qu’il invitait à mettre en question pour que la « psychanalyse soit remise sur ses pieds », désir dont la critique le conduira à promouvoir le « désir de l’analyste » comme l’opérateur radical qui est requis pour que psychanalyse il y ait.

Or, ce « désir de Freud », ce fameux « péché originel de la psychanalyse » – expression qui a donné son titre à l’ouvrage récent de Gérard Haddad -, vous vous en souvenez sans doute, « ce fait que dans Freud quelque chose n’a jamais été analysé », Lacan le rapporte au père, au désir de « sauver le père », donc peu ou prou à une supposée faute paternelle. C’est la particularité de ce désir qui rendrait raison, selon Lacan, du privilège par lequel Freud a pu trouver « dans le champ de l’expérience de l’inconscient, la voie d’entrée ». Ce désir, s’il se distingue du désir de l’hystérique, celui de « soutenir le désir du père (…) par procuration », lui est aussi lié en tant qu’autre mode d’usage du Nom-du-Père. Le plus important, pour nous, reste quand même, qu’avec cette centralité du père dans la détermination de la névrose et du symptôme névrotique, la voie est ouverte non seulement pour le fantasme, mais aussi pour la causalité langagière, la causalité logique de la névrose et donc pour le sens et la signification des symptômes.

La troisième conception qui se rencontre chez Freud est une sorte d’Aufhebung des deux précédentes, mais pas seulement. Cependant, peut-on rigoureusement la tenir pour la causalité relevant du « discours analytique » au sens strict ? Côté Aufhebung ou si vous préférez côté synthèse hégélienne, on peut dire qu’elle conserve deux choses des deux premières conceptions : Elle conserve jusqu’à un certain point ce qu’on pourrait appeler le maintien de la réalité, de l’effectivité, de l’historicité du phénomène traumatique et ce, malgré l’abandon de ses neurotica et l’élaboration du concept de fantasme. Là aussi, il suffit de se référer à la construction du cas de L’homme aux loups[5] par Freud pour être tout à fait édifié. Mais ce qui frappe en l’occurrence, c’est, au regard de la question du traumatisme réel, la dissymétrie qui apparaît dans le traitement par Freud de la névrose hystérique et de la névrose obsessionnelle, notamment si l’on partage le diagnostic freudien de névrose obsessionnelle porté sur le cas de S. Pankejeff. On peut former l’hypothèse que si Freud, dans sa direction de la cure comme dans son articulation du cas – le compte rendu qu’il en a fait – maintient jusqu’au bout la réalité de la scène traumatique, ce n’est pas exclusivement en raison de sa polémique avec Jung ; c’est, de manière plus décisive, à cause du fait qu’il s’agit d’une scène primitive et non d’une scène de séduction et parce que sont mises en cause dans cette observation en ce qui concerne la séduction du jeune Serguéi, non pas le père mais la sœur et en pour la menace de castration, la bonne, Grouschka. Autrement dit, il n’y avait dans ce cas, aux yeux de Freud, rien qui relèverait d’une faute du père, qui mette en cause le père. En conséquence, nul manteau de Noé à jeter sur la nudité du père et nulle inhibition de sa « volonté » de savoir.

Ce que cette troisième conception de la causalité de la névrose conserve des deux premières, c’est que la cause est d’ordre sexuel et que le traumatisme est nécessairement sexuel. Cette perspective, on le sait, marque de son empreinte, encore de nos jours, la doctrine communément reçue chez les analystes qui, souvent, excluent du champ du traumatisme tout évènement qui ne soit pas de « nature » sexuelle. Or, même Freud a été conduit, avec les « névroses de guerre » notamment, à élargir sa théorie du trauma. Il me semble que la question à nous posée est de savoir ce qu’ajoute véritablement Freud à ce qu’il a conservé des conceptions hystérique et magistrale de la cause traumatique de la névrose ? J’oserai l’hypothèse que ce qu’il y ajoute réellement, c’est la notion de fantasme. Précisons, le fantasme non pas comme simple doublure imaginaire d’un évènement réel vécu, mais en tant que construction imaginaire qui noue symbolique et réel et qui a la même efficience dans la causation des symptômes qu’un évènement réel, soit une réalité psychique. En somme, on peut avancer que ce qu’hystérie et hystoire assignent comme trauma et que le fantasme sature par son scénario renvoie à ce que, dans le lexique de Lacan, nous appelons communément la structure.

Reste la question difficile mais décisive : pourquoi le fantasme hystérique s’avance-t-il classiquement sous le couvert du traumatisme ? Revenons au fantasme en tant que figure fondamentale de la réalité psychique. Nous savons que Freud y prendra appui pour construire, entre autres, sa doctrine des « fantasmes originaires » ; notion peut-être tombée en désuétude et en tout cas supplantée dans les communautés d’orientation lacanienne par le « fantasme fondamental » ou le « fantasme dans son usage fondamental », pour reprendre l’exacte formule de Lacan. J’ai pourtant l’idée que ce terme de « fantasmes originaires » garde tout son prix et notamment qu’il peut nous guider dans la nécessaire réévaluation de la notion de traumatisme et de « causalité traumatique ».

En effet, pourquoi Freud en vient-il à forger la notion des fantasmes originaires si toujours et pour chacun, il y a nécessairement un traumatisme réel ? Si je convoque à ce point de mon exposé ce que Freud a appelé les « fantasmes originaires », ce n’est bien sûr pas avec l’idée d’en faire une présentation exhaustive. La raison de cette mobilisation est que le détour par cette catégorie freudienne un peu négligée m’a paru nécessaire pour faire un pas supplémentaire en direction du thème de l’année prochaine, l’inconscient. Du fantasme, il faut bien le dire, on ne rencontre plus dans les publications analytiques que ce qui a trait à sa construction dans la cure et à sa traversée, qui fut présentée naguère comme le nec plus ultra, le fin du fin de la fin de l’analyse.

Il reste que l’importance de ces thématiques ne devrait pas cependant nous faire oublier tout ce que Freud a élaboré par ailleurs autour du fantasme : sa fonction dans l’accès du sujet à la jouissance sexuelle, en particulier dans l’onanisme, ou son rôle dans la formation des symptômes, hystériques notamment.[6]

La question que je veux ranimer aujourd’hui concerne le lien, le rapport du fantasme au trauma. Or, ce lien, c’est en tant qu’il est problématique que Freud y prend appui au moment où il introduit dans sa doctrine les « fantasmes originaires ». Vous vous souvenez peut-être que c’est dans le mouvement de l’analyse qu’il a consacré en 1915 à un cas de paranoïa féminine, cas qui présentait à ses yeux l’intérêt d’être « en contradiction avec la théorie psychanalytique », que Freud en est venu à formuler l’idée que « l’observation du commerce amoureux entre les parents est une pièce rarement manquante dans le trésor des fantasmes inconscients qu’on peut découvrir par l’analyse chez tous les névrosés, et vraisemblablement chez tous les enfants des hommes. Ces formations fantasmatiques, celle de l’observation du commerce sexuel des parents, celle de la séduction, de la castration, et d’autres, je les appelle fantasmes originaires, et je ferai ailleurs une recherche approfondie sur leur origine ainsi que sur leur rapport à l’expérience vécue individuelle. »[7]

Tout le monde perçoit, je pense, ce qui pour Freud est en question. Je dirai, pour dégager la logique de sa démarche, que l’expérience de Freud le conduit à faire le constat suivant : certains fantasmes – qu’il ramène à trois fondamentaux (scène primitive, séduction, castration), même s’il laisse la possibilité qu’il y en ait d’autres – certains fantasmes donc se retrouvent chez tous les sujets qui se soumettent à l’expérience analytique. Freud va même un peu plus loin et considère que ces fantasmes se rencontrent chez tous les sujets humains. Manière élégante d’affirmer rien moins que leur universalité d’une part, et d’autre part, d’écarter toute hypothèse pouvant faire de ces fantasmes des artefacts du dispositif analytique.

Or, c’est justement cette universalité supposée des « fantasmes originaires » qui rend suspect, aux yeux de Freud lui-même, le fait qu’à chacun de ces fantasmes corresponde, pour un sujet donné, un évènement réel dans l’expérience vécue individuelle. N’est-ce pas exorbitant, en effet, de considérer que chaque sujet humain a été réellement l’observateur d’une scène sexuelle entre ses parents, qu’il a été objet de séduction de la part d’un adulte et qu’il a été menacé de castration s’il continuait à transgresser l’interdit de la masturbation ?

Si Freud s’est posé ou s’est re-posé le problème du rapport entre le fantasme et l’expérience vécue individuelle, c’est bien parce qu’il a perçu le lien du trauma avec la question de la causalité traumatique de la névrose. Par ailleurs, s’il y a un problème non seulement théorique mais aussi et surtout clinique, c’est bien en raison de la surprenante correspondance entre les fantasmes que Freud dit originaires et les types de traumatismes qu’il  a supposé ou entériné à partir des dits de ses analysants comme étant à l’origine des différentes névroses : séduction (hystérie), scène primitive (névrose obsessionnelle), castration (phobie).

À partir de là, les questions se bousculent. Peut-on, doit-on poser la nécessaire réalité, la nécessaire effectivité d’un évènement traumatique pour qu’il se produise, par après, de la névrose ? Peut-on, doit-on, au contraire, poser que le traumatisme est seulement une fiction nécessaire pour donner « forme », pas du tout épique d’ailleurs, à ce qui s’opère de la structure ? Ou enfin, peut-on et doit-on conjuguer ces deux hypothèses et postuler différents modes, différents types d’articulation de la contingence du trauma et de la nécessité du fantasme qui, à l’occasion,  supplée au trauma lorsqu’il manque ? Difficile, évidemment, de répondre frontalement à ces questions.

Mettons de côté, si vous le voulez bien, la « pitrerie darwinienne » de Freud, je veux dire sa postulation selon laquelle l’enfant apporterait en naissant des schémas phylogénétiques, « schémas qui, semblables à des « catégories » philosophiques, ont pour rôle de « classer » les impressions qu’apporte ensuite la vie ».[8] Freud poursuit, mais pour introduire à une tout autre logique : «  Je suis enclin à penser qu’ils (les schémas) sont des précipités de l’histoire de la civilisation humaine. Le complexe d’Œdipe, qui embrasse les rapports de l’enfant aux parents, est l’un d’eux ; il en est, de fait, l’exemple le mieux connu. Là où les évènements ne s’adaptent pas au schéma héréditaire, ceux-ci subissent dans l’imagination un remaniement, travail qu’il serait certes profitable de suivre dans le détail. Ce sont justement ces cas-là qui sont propres à nous montrer l’indépendante existence du schéma. Nous avons souvent l’occasion d’observer que le schéma triomphe de l’expérience individuelle »[9]. Ainsi, Freud corrige-t-il la biologie par l’histoire et la phylogenèse par le complexe d’Œdipe.

La question qui se pose à nous est de savoir si nous pouvons nous satisfaire d’une telle solution ; l’Œdipe ne relève-t-il pas davantage du mythe que de l’histoire ? Pourquoi cette correction n’a-t-elle pas définitivement remis le traumatisme à sa vraie place dans les structures freudiennes de la névrose ? Je dirai juste, pour ma part, que si l’on met en cause le ressort  évolutionniste de la thèse de Freud, il ne nous reste plus que la structure.

C’est sans doute pourquoi Lacan s’est tourné vers ce paradigme pour trouver une solution viable aux problèmes hérités de Freud. En prenant comme point de départ non pas l’expérience individuelle mais la structure de langage, qui est la cause de ce qu’il y a du sujet dans le réel ; autrement dit, en tournant le dos à l’empirisme , on voit aussitôt se dessiner une perspective autre. Il y apparaît que c’est la prise du sujet parlant dans le langage – c’est, je crois, l’une des valeurs à donner à la thèse de Lacan sur le caractère traumatique du signifiant – qui le confronte non seulement à des énigmes, à de l’asémantique ou à la bêtise du signifiant, mais à des réels, c’est-à-dire à des impossibilités logiques. D’abord, le réel du sexe qui, avant d’être formulé par Lacan comme l’inexistence du rapport sexuel dans l’inconscient, a été approché par Freud comme l’impossibilité à laquelle est soumis tout sujet de pouvoir appartenir aux deux sexes à la fois, ensuite le réel du temps qui articule l’impossibilité d’exister en deçà de sa conception et au-delà de sa mort et enfin, le réel du père et des générations qui renvoie à l’impossibilité d’appartenir en même temps à sa propre génération et à celle de ses parents et qui formule mezzo voce la loi fondamentale qui structure les sociétés humaines, l’interdit de l’inceste.

Qui ne voit qu’en somme, c’est le même dire qui se déduit des trois fantasmes ? Autrement dit qu’il n’y a de fantasme que de castration (versus menace de castration). Alors, me direz-vous, comment rendre raison  de la névrose sans la nécessité du trauma ? Et à partir de quel concept de l’inconscient ?

Sans doute que même une autre conférence ne suffirait pas pour poser, développer et discuter ce que je vais introduire à présent. Au fond, l’idée même est simple et pourrait se formuler comme suit : il y a, a minima, deux théories de la névrose.

La freudienne, dans laquelle la notion de traumatisme est importante, voire indispensable en raison de sa surdétermination par le « désir de Freud » et le fantasme hystérique d’une part et d’autre part, du fait de sa dépendance à l’endroit d’un concept de l’inconscient qui ne tient « qu’à supposer le Nom-du-Père ». À côté ou au-delà de la névrose selon Freud, il y a, si je puis dire, la «névrose lacanienne ». Non pas au sens ironique où Lacan a pu parler d’une « psychose lacanienne » à propos du cas Gérard Primeau évoqué à son Séminaire, mais au sens d’une véritable doctrine de la névrose qui articule celle-ci d’une manière différente  voire opposée à celle de Freud. Mais, pour mettre au jour cette doctrine lacanienne de la névrose, il est nécessaire de surmonter un préjugé tenace, celui  de l’homologie des thèses freudiennes et lacaniennes, et de se donner comme principe de lecture la surprenante formule prononcée par Lacan à l’« Ouverture de la Section Clinique » : « L’inconscient donc, n’est pas de Freud, il faut bien que je le dise, il est de Lacan ». Ce que Lacan explicite, en ajoutant : «  On ne peut pas dire que l’inconscient soit par lui (Freud) vraiment isolé, isolé comme je le fais par la fonction que j’ai appelée du symbolique, et qui est pointée dans la notion de signifiant. »[10]

Je ne reprendrai pas ici, bien évidemment, ce que j’ai développé sur ce point dans le cadre de notre Séminaire d’École de 2005-2006 à Toulouse, mais j’aimerais simplement faire valoir qu’il y a une théorie lacanienne de la névrose non triviale, irréductible à la freudienne, et que nous gagnerions à ranimer.

La première articulation de cette doctrine de la névrose, Lacan la produit dans son séminaire du 27 juin 1956. Que dit-elle ? D’abord, que la névrose – en tant qu’elle est l’affaire d’un sujet et non une pathologie individuelle – est « une question posée par le sujet au niveau de son existence même. » Et Lacan de reprendre, de manière plus serrée, ce qu’il a déjà énoncé dans son Séminaire sur « Les structures freudiennes des psychoses ». « Cette question prend dans l’hystérie les formes suivantes – Qu’est-ce que c’est que d’avoir le sexe que j’ai ? Qu’est-ce que veut dire avoir un sexe ? Qu’est-ce que veut dire que je puisse même me poser la question ? » Si la névrose se rapporte au niveau de l’existence, elle s’y rapporte de façon plus dramatique encore dans la névrose obsessionnelle où il s’agit non seulement du rapport du sujet à son sexe mais de son rapport au fait même d’exister. C’est ainsi que se situent comme obsessionnelles les questions – Qu’est-ce que c’est que d’exister ? Comment suis-je par rapport à celui que je suis sans l’être, puisque je puis en quelque sorte me dispenser de lui, prendre assez de distance pour me concevoir comme mort ? »[11].

Non seulement  la névrose est une question, ajoute Lacan, mais une question fermée, pour autant que le sujet ne sait pas qu’il est dans cette question. C’est, au fond, une langue et un texte dans lequel nous nous retrouvons au moyen d’un certain nombre de structures. « Dans notre effort de déchiffrement – dit Lacan – nous devons suivre ce qui a été noué effectivement dans le texte de la névrose. Or, ce texte est soumis à l’utilisation, dans la situation actuelle, d’un élément du passé du sujet comme élément signifiant. Voici une des formes les plus claires de l’x de la condensation. Lorsque nous abordons les éléments signifiants du texte, nous ne pouvons donc nous abstraire du fait qu’il se décompose en deux termes situés en deux points très éloignés dans l’histoire du sujet, et pourtant il nous faut bien résoudre les choses dans le mode d’organisation où elles sont actuellement. C’est ce qui nous commande de chercher les lois propres à la solution de chacun de ces discours organisés, selon le mode desquels les névroses se présentent à nous »[12]. On voit combien nous sommes loin de toute psychopathologie et de ce que toute visée cathartique requiert comme type de causalité. Non seulement « l’inconscient est structuré comme un langage » mais l’inconscient est langage parce qu’il est le symbolique comme tel, le rond du symbolique de la structure borroméenne du sujet, ce qui restera irréductiblement l’Autre pour tout sujet de la parole.

La deuxième réélaboration par Lacan de la névrose, nous en trouvons les articulations dans son Séminaire D’un Autre à l’autre[13] et tout particulièrement dans la séance du 18 juin 1969. Si précédemment dans le Séminaire, il reprend l’idée de la névrose comme « question fermée », le pas accompli désormais est d’introduire, à la surprise générale, l’implication de départ du sujet supposé savoir dans la névrose, qu’elle soit hystérique ou obsessionnelle. En quoi me direz-vous ? En ceci justement que l’hystérique, de mémoire d’analyste, est captivée par « la femme supposée savoir ce qu’elle veut », de même que l’obsessionnel s’en remet – servitude volontaire ? – au « maître supposé savoir ce qu’il veut ». Ce que Lacan met magistralement en évidence, c’est que cet usage de la femme par l’un et du maître par l’autre n’a qu’une seule fonction : colmater le vide de l’Autre, le vide de la structure inconsciente.

Lacan en déduit que cette structure constituante du sujet supposé savoir fait du névrosé rien moins qu’une sorte d’ « analysant naturel », assignant ainsi à l’analyste l’opération de lui attendue : rien de moins, comme le disait excellemment Michel Bousseyroux que de « détacher le névrosé de cette supposition dont il affuble, s’il est hystérique, la femme, et s’il est obsessionnel, le maître, pour qu’il puisse par lui-même savoir ce qu’il veut, soit, savoir ce qu’est son désir et l’insatisfaction, s’il est hystérique ou l’impossible s’il est obsessionnel.»[14] Peut-on éviter la question qui, je suppose, ne manque pas de se poser pour chacun, à savoir, quelle utilité le concept de trauma peut-il avoir pour nous  afin de cerner et surtout d’opérer, en tant qu’analyste, sur la névrose ainsi définie ?

Osons répondre, pour conclure, à la question dont j’ai fait le titre de cette conférence : « Pourquoi y a-t-il de la névrose et pas plutôt que rien ? » Après le parcours que nous avons accompli, on voit bien – du moins je l’espère – que l’on ne peut y répondre comme Angelus Silesius en disant que « La névrose est sans pourquoi », justement parce que, et que ce ne peut être simplement, comme semble le suggérer la doxa analytique, parce que le sujet a vécu dans son enfance une expérience traumatique d’ordre sexuel. En effet, non seulement il n’est guère vérifiable que tous les sujets ont été partout et depuis toujours soumis à de telles expériences, ni que tous les sujets qui y ont été soumis en fassent trauma, mais il est des évènements authentiquement traumatiques pour certains sujets qui ne génèrent nulle névrose.

Dans sa « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose »[15], Lacan indique déjà et de façon très claire que la condition du sujet, névrose ou psychose, dépend de ce qui se déroule dans l’Autre, détermination symbolique donc par l’Autre qui précède le sujet et sans doute contraint toutes les expériences à venir dans l’existence de ce dernier. En effet, si nous prenons au sérieux la définition lacanienne de la névrose, « la névrose comme question », il faudrait peut-être ajouter : mais une question à laquelle le sujet a fait le choix de répondre par le père, le Nom-du-Père, le symptôme-père. Amour de ce père comme constituant l’armature même de l’hystérie et, pour l’obsessionnel, confusion du père et du maître, attente de sa mort à l’instar de l’esclave du mythe de Hegel, meurtre du père comme régulateur de son désir. C’est ce désir, insatisfait ou impossible, qui imprime sa marque et sa couleur à la cause,  s’il est vrai – comme le soutient Lacan dans  son Séminaire L’angoisse – qu’il n’y a pas de cause d’avant le désir.

Dès lors, on peut avancer que s’il y a de la névrose, c’est-à-dire du sujet divisé aux prises avec l’impossible du rapport sexuel, c’est moins parce que telle ou telle expérience a été par lui vécue mais parce que d’avant toute expérience de séduction, de scène primitive ou de menace de castration, le sujet a été confronté au seul « traumatisme » de structure auquel nul ne saurait échapper, celui lié au fait de la rencontre du signifiant, du sexe, du trou de l’Autre et pour chaque névrosé, en tout cas Lacan le suggère, d’une certaine figure de l’Autre : le « parent traumatique ».

Pour conclure réellement à présent, permettez-moi de dire que, contrairement à ce que l’on a tendance à croire, la psychanalyse est loin de s’être émancipée des savoirs sur le fonds desquels elle s’est constituée ; ainsi, des élaborations décisives développées en son sein – par Lacan en particulier – restent ensevelies sous le fatras de nos idées reçues. Peut-être découvrirons-nous l’année prochaine que finalement l’inconscient, le signifiant-maître de notre discours, est un concept beaucoup plus neuf que nous n’osons le penser !

 

[1] LACAN J., (1962-63), Le Séminaire, Livre X, L’Angoisse, Seuil, 2004, p.310.
[2] FREUD S., BREUER J., (1895), Études sur l’hystérie, P.U.F, 1956, p.1.
[3] Ibid., p.2.
[4] LACAN J., (1963-64), Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973.
[5] FREUD S., (1918), L’homme aux loups, extrait de l’histoire d’une névrose infantile, P.U.F., 1954.
[6] FREUD S., (1908), Les fantasmes hystériques dans leur rapport à la bisexualité, Névrose, Psychose et Perversion, P.U.F., 1973.
[7] FREUD S., (1915), Communication d’un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie psychanalytique, Névrose, Psychose et Perversion, P.U.F., 1973, p.215.
[8] FREUD S., (1918), L’homme aux loups, extrait de l’histoire d’une névrose infantile, P.U.F., 1954, p.418.
[9] Ibidem.
[10] LACAN J., Ouverture de la section clinique, Ornicar ?, 1977, p.10.
[11] LACAN J., (1956-57), Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Seuil, 1998, p.391.
[12] LACAN J., (1956-57), Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Seuil, 1998, p.393.
[13] LACAN J., (1968-69), Le Séminaire, Livre XVI , D’un Autre à l’autre, Seuil, 2006.
[14] BOUSSEYROUX M., « L’Unbewusste de Lacan », in Sidi Askofaré, Michel Bousseyroux, Didier Castanet, Dominique Marin, L’inconscient lacanien, Séminaire d’Ecole 2005-2206 à Toulouse, Supplément au n°7 de la revue L’En-je lacanien ( décembre 2006), Érès, Toulouse, p.16.
[15] LACAN J., (1958), D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, Écrits, Le Champ freudien, Seuil, 1966.

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