Sur la relation d’objet : Lacan et Bouvet

Article paru dans la revue PLI n° 8 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France pôle Ouest) à partir d’une intervention prononcée à Rennes lors du séminaire collectif « L’acte du psychanalyste », année 2012-2013.

Pour questionner ce qu’est la névrose, et ce que sont ses différents types : phobique, hystérique et obsessionnelle, Lacan invitait explicitement ses élèves à repartir des catégories par lui distinguées de demande et de désir. Et cela, tant pour son abord théorique, que pour son traitement dans la pratique analytique. Il s’agit là, énonce-t-il dans son Séminaire Les formations de l’inconscient, de faire de la demande et du désir quelque chose « d’usuel », un « usage quotidien »[1]. Mais justement, définir la névrose à partir des concepts de demande et de désir, comporte aussi une portée politique, quelque chose qui concerne la visée et la direction d’une cure psychanalytique. En effet, rappelons-nous que le registre de la demande avait été chez les psychanalystes d’après-guerre le seul registre pris en compte. Lacan le constate… et le critique : il faut y ajouter la dimension du désir. Or entre les deux, demande et désir, passe quoi ? Une conception différente de l’objet. En ces années 1957-1958, Lacan va théoriser la névrose, sa structure comme son traitement, à partir d’une opposition concernant la définition de l’objet en psychanalyse.

Qu’est-ce à dire ? Il s’en explique précisément dans les premières leçons du Séminaire La relation d’objet. La relation d’objet était alors devenue un sujet central dans la théorie et la pratique analytique. En ces années, les psychanalystes, souligne Lacan, « donnent la prévalence dans la théorie analytique à la relation d’objet, considérée comme une relation duelle ». Eh bien, cette relation soi-disant duelle à l’objet, « c’est cela même que nous allons mettre à l’épreuve »[2].

Voilà qui est clair. Mais continuons. Qui sont les psychanalystes ici évoqués ? Lacan fait ici précisément allusion à un ouvrage collectif, qu’il ne va cesser de critiquer, de commenter, dans ce séminaire comme dans le suivant, ainsi que dans ses articles de 1958, mais aussi bien des années après. Il s’agit de ce livre paru en deux tomes en 1956 et intitulé La psychanalyse d’aujourd’hui. Dans cet ouvrage, Lacan signale alors deux articles où se trouve promue la relation à l’objet. Le premier est de Sacha Nacht, psychanalyste français qui devint en 1949 président de la Société Psychanalytique de Paris, et est intitulé Evolution de la thérapeutique psychanalytique. Mais Lacan met particulièrement l’accent sur le second, y voyant un paradigme, « le dernier terme de cette évolution »[3]que voudrait prendre en France la psychanalyse. Il s’agit de l’article du psychanalyste français Maurice Bouvet, également membre de la Société Française de Psychanalyse, et intitulé La clinique psychanalytique. La relation d’objet. Enfin, il faut évidemment rappeler ici que Lacan fut également membre de la SFP jusqu’en 1953 où il la quitta avec d’autres (notamment Lagache et Dolto), et après y avoir été beaucoup critiqué pour ses remises en cause de certains standards de la pratique analytique alors en vigueur.

La relation d’objet

Nous pouvons donc resserrer ce contexte historique. L’ouvrage La psychanalyse d’aujourd’hui paraît trois ans après ce départ de Lacan. Il y expose de façon centrale la théorie de la relation d’objet, et ses conséquences dans la pratique analytique, voulues par les grands noms de la SFP. Nous voyons alors en quoi le titre même du Séminaire de Lacan, La relation d’objet, se présente comme une réponse et une critique de ce que voudraient nouvellement promouvoir les psychanalystes français en ces années. En somme, disons-le ainsi : à l’article de Bouvet « La relation d’objet », répond le Séminaire de Lacan La relation d’objet. Toutefois, il ne s’agit pas là d’une simple guerre entre psychanalystes, mais bien d’une opposition pratique et théorique sur des questions centrales pour la psychanalyse. « La théorie analytique et la pratique (…) ne peuvent se dissocier l’une de l’autre, et dès lors que l’on conçoit l’expérience dans un certain sens, il est inévitable de la mener également dans ce sens »[4]. Pour saisir la place que Lacan va donner à l’objet, au désir et à la demande dans la théorie analytique de la névrose, je vais donc m’arrêter d’abord sur ce qu’en dit Bouvet.

Sur quoi Bouvet se fonde-t-il pour définir l’objet ? Sur la théorisation qu’en proposa Karl Abraham, notamment dans son article majeur de 1924, Esquisse d’une histoire du développement de la libido fondée sur la psychanalyse des troubles mentaux[5]. Maurice Bouvet en déduit alors que le point d’achèvement de l’expérience analytique serait de permettre à l’analysant d’atteindre un objet « idéal, terminal, parfait, adéquat » pour son désir, et ce faisant, d’aboutir à la « normalisation du sujet »[6]. Par ailleurs, l’idée ainsi avancée d’un « objet harmonique »[7], devrait se vérifier dans un rapport sexuel… enfin harmonieux. Cela posé, la visée d’une cure sera alors de normaliser le désir du sujet en le réduisant à cet objet adéquat et harmonieux dans le rapport sexuel.

Enfin pour cela, une psychanalyse devra permettre une maturation des pulsions. Qu’est-ce à dire ? Premièrement, dans cette perspective, le curseur est mis sur la relation entre le désir du sujet et l’environnement, le Moi étant considéré comme ce qui ici doit constituer le médiateur. Ainsi, lira-t-on dans l’article Evolution de la psychanalyse : « Le Moi est devenu l’élément principal dans la lutte entre désir de satisfaction instinctuelle et adaptation à l’environnement »[8]. Ce qui règle ici ladite adaptation est donc cette satisfaction instinctuelle, c’est à dire une relation à l’objet pulsionnel. Une bonne adaptation à l’environnement consistera en une relation bonne à l’objet, dite génitale. Et c’est pourquoi la névrose sera définie comme une évolution normale ayant été stoppée, qui aurait dû conduire « à cette adaptation si heureuse au monde que l’on nomme la relation d’objet génitale et qui donne à tout observateur le sentiment d’une personnalité harmonieuse »[9].

Le névrosé sera ici caractérisé par un Moi faible, car mal adapté à la réalité, à la différence du Moi fort défini par sa bonne relation à l’objet. La psychanalyse devra alors lui permettre d’atteindre ce Moi fort, via cette maturation des pulsions. La maturation dont il est ici question consisterait, énonce Bouvet, dans le passage de la forme prégénitale de ces pulsions, à leur forme génitale. De cette opposition entre ces deux formes de pulsion, il déduit en effet une opposition entre deux types de caractère pour un sujet, ainsi que les nommait déjà Abraham.

Le premier est nommé caractère prégénital, et serait caractérisé par une mauvaise relation à l’objet, emprunte d’agressivité, de possessivité, etc…

Le second est nommé caractère génital, et impliquerait une relation bonne à l’objet. Une psychanalyse, par cette maturation des pulsions, devrait donc permettre à un sujet de passer d’un caractère prégénital à un caractère génital. Cela se traduirait alors dans le rapport à l’autre par une meilleure adaptation du désir : le sujet ne se montrerait plus possessif, agressif, etc…, mais oblatif, c’est à dire soucieux de satisfaire l’autre. Lacan, y revenant dans son article La direction de la cure, cite les lignes où Maurice Bouvet définit et décrit ce passage :

« Les pulsions qui l’animent étant génitalisées, c’est à dire ayant subi cette maturation que représente le passage de la forme prégénitale à la forme génitale, ne prennent plus ce caractère de besoin de possession incoercible, illimité, inconditionnel, comportant un aspect destructif. Elles sont véritablement tendres, aimantes et si le sujet ne s’y montre pas pour autant oblatif, c’est à dire désintéressé, et si ses objets sont aussi foncièrement des objets narcissiques que dans le cas précédent, il est ici capable de compréhension, d’adaptation à la situation de l’autre. D’ailleurs la structure intime de ses relations objectales montre que la participation de l’objet à son propre plaisir à lui est indispensable au bonheur du sujet. Les convenances, les désirs, les besoins de l’objet sont pris en considération au plus haut point »[10].

Lacan relève alors un exemple clinique qu’en donne Bouvet. Dans cette perspective, celui-ci « s’applaudit »[11] en effet d’être parvenu au but de l’analyse pour l’une de ses patientes. Jusqu’ici, Jeanne « n’avait pu accepter sa féminité et si une première analyse avait diminué ses répugnances, elle restait néanmoins à demi frigide et s’efforçait d’éviter le rapprochement sexuel. Or, (…) elle me disait ceci : « J’ai eu une expérience extraordinaire, celle de pouvoir jouir du bonheur de mon mari, j’ai été extrêmement émue en constatant sa joie, et son plaisir a fait le mien ». Et Bouvet d’ajouter : « N’est-ce pas caractériser au mieux les relations génitales adultes »[12].

Du point de vue de l’idéal d’oblativité, du « Tout pour l’autre », voilà qui en effet pourrait passer pour une réussite. Mais Lacan de remarquer que, pour ce qui est du symptôme de frigidité dont souffrait cette femme, rien n’avait changé. « L’expérience extraordinaire de pouvoir jouir du bonheur de son mari, énonce-t-il, est une chose fréquemment observée, mais cela ne signifie pas pour autant que la malade ait d’aucune façon atteint à l’orgasme. La malade reste, dit-on, à demi-frigide. C’est pourquoi on reste un peu surpris que l’auteur ajoute immédiatement après : N’est-ce pas caractériser au mieux des relations génitales adultes ?[13] ». Mais aussi, que pourrait-donc signifier, ainsi que le promeut Bouvet avec son idéal d’harmonie, « l’issue d’une enfance, et d’une adolescence, et d’une maturité, normales ? »[14].

Déviations

Voilà quoiqu’il en soit ce que, dans cette perspective, la psychanalyse promet : la maturation des pulsions, avec pour paradigme, cette harmonie sexuelle. Ce qui est « promis » à ceux qui « à la fin d’une analyse réussie… s’aperçoivent de l’énorme différence de ce qu’ils croyaient autrefois être la joie sexuelle, et de ce qu’ils éprouvent maintenant »[15]. Au terme, une relation génitale « sans histoire ». A quoi Lacan rétorque : « berquinade » de nourrice. Des mômeries, donc, mais pas seulement. Car s’il moque la naïveté de cette croyance en une harmonie, il critique aussi ses dangers quand ce faisant, la psychanalyse dériverait alors vers une moralisation du désir, cet idéal d’adaptation du désir. D’où cette phrase de Lacan : « Nous ne croyons pas que Freud ait affranchi nos vues sur la sexualité et ses fins pour que l’analyse ajoute ses propres mômeries aux efforts séculaires des moralistes pour ramener les désirs de l’homme aux normes du besoin »[16]. Ici, la critique est double. D’une part la psychanalyse, par cet idéal d’un désir adapté, est obscurantiste car s’efforce de ne pas voir ce qui de toujours a été constaté, et bien avant Freud : le caractère pervers du désir. C’est ce que vise ici le terme de « séculaire ». Là où Freud a diagnostiqué la sexualité comme perverse polymorphe, et théorisé cette dimension structuralement perverse du désir, cette psychanalyse, comble du comble, voudrait revenir des siècles en arrière, pour n’en plus rien savoir. En cela, la psychanalyse dite d’aujourd’hui n’est autre qu’un « moralisme délirant »[17].

Mais cela n’est pas tout, car pour n’en plus rien savoir, cette psychanalyse pourrait alors rejoindre la fureur des moralistes et autres éducateurs, pour tenter d’annuler cette dimension perverse du désir, en le réduisant et l’adaptant à cet objet génital commun, idéal et harmonieux. Il s’agirait ainsi, note Lacan, de « ramener le patient aux bons principes, et aux désirs normaux, ceux qui satisfont à des vrais besoins »[18]. Or voilà qui pourra constituer pour l’analysant un danger.

Lacan insiste en effet sur les risques d’une telle déviation de la psychanalyse visant à réduire la singularité d’un désir à une satisfaction universelle qui l’écraserait : « (…) des vrais besoins. Lesquels ? Mais les besoins de tout le monde, mon ami. Si c’est cela qui vous fait peur, fiez-vous-en à votre psychanalyste, et montez à la tour Eiffel pour voir comme Paris est beau. Dommage qu’il y en ait qui enjambent la balustrade dès le premier étage, et justement de ceux dont tous les besoins ont été ramenés à leur juste mesure »[19]. La suite est précise : dans le cadre d’une telle direction de la cure, le symptôme névrotique consistera en un refus de cette réduction du désir, de son adaptation aux besoins de tous, pour continuer de soutenir ce même désir, fût-ce dans la répétition. « Réaction thérapeutique négative, dirons-nous. Dieu merci ! Le refus ne va pas si loin chez tous. Simplement, le symptôme repousse comme herbe folle, compulsion de répétition »[20]. Vertu du symptôme, donc, contre la fureur de l’Autre à vouloir l’adapter, l’éduquer.

Ainsi, nous voyons ce que Lacan vise au travers de sa critique des travaux de Maurice Bouvet : la déviation, voire le dévoiement de la psychanalyse telle que voulue notamment par les psychanalystes de la Société Française de Psychanalyse. Avec en son centre, cette théorie de la relation d’objet, et ses conséquences dans la théorisation et le traitement analytique de la névrose.

Il faut alors souligner que Lacan voulait intituler[21] son Séminaire : La relation d’objet et les structures freudiennes. La raison en est précise : les thèses freudiennes vont contre la théorisation de l’objet ainsi promue. Premièrement, là où Bouvet et d’autres avancent l’idée d’un objet harmonieux, « pleinement satisfaisant », ce « fameux objet génital » qui pourrait être atteint notamment par la cure analytique, Freud aura très tôt démontré que l’objet est toujours déjà perdu. « Freud, remarque Lacan, nous indique que l’objet est saisi par la voie d’une recherche de l’objet perdu »[22]. La trouvaille de l’objet n’est donc toujours qu’une retrouvaille, sur fond de cette perte première, et structurale. Et c’est bien pourquoi il y aura répétition, car jamais cet objet ne pourra finalement être retrouvé. Là où donc Bouvet promet, via une relation bonne à l’objet, une adaptation au monde, Freud démontre au contraire que l’objet produit nécessairement « un rapport profondément conflictuel au monde »[23]. Là où Bouvet évoque une relation à l’objet, Freud démontre qu’il s’agit toujours d’une relation au manque d’objet. Et nous savons quelles suites Lacan y donnera.

En lieu et place du phallus défini par Bouvet comme l’objet génital, Lacan avancera que le phallus n’est pas un objet partiel, réel ou imaginaire, mais un signifiant, le signifiant de ce manque d’objet. Du même coup, le phallus sera aussi défini comme le signifiant du désir en tant que fondé par ce manque. À quoi Lacan ajoutera par la suite son concept d’objet a, pour définir et isoler cet objet perdu.

Par ailleurs, ce manque premier de l’objet, repéré par Freud, aura aussi très logiquement sa conséquence sur le plan de la relation dite génitale. Là où, partant de cette relation bonne à l’objet, Bouvet veut promettre une maturation des pulsions conduisant à une relation génitale adulte et harmonieuse, qu’est-ce que Freud avance ? Tout juste le contraire. Du fait que l’objet soit toujours déjà perdu, il ne peut y avoir d’harmonie entre l’homme et la femme, ainsi que le vérifient tous les jours les dits des analysants. Il y a même sur ce plan une « béance, quelque chose qui ne va pas »[24], ainsi que Freud l’indique explicitement dans Malaise dans la civilisation, et la leçon XXXI de ses Nouvelles conférences sur la psychanalyse. Bref, n’en déplaise à Bouvet et à sa volonté de faire « mûrir l’Objet », comme de décréter que « le caractère oblatif (serait ce qui) caractérise l’amour parfait »[25], Freud avance lui qu’il n’y a pas « l’orgasme parfait »[26]. Là aussi, nous savons quelles suites Lacan y donnera bien plus tard : du fait que l’être soit parlant, il n’y a pas de rapport sexuel.

Nous voyons donc ici comment le débat inauguré par Lacan en ces années ne cessera de connaître ses prolongements dans toute la suite de son enseignement, et que ce sont ici les fondements de la psychanalyse qui se trouvent débattus. La virulence avec laquelle Lacan critique la psychanalyse dite d’aujourd’hui s’explique, bien loin d’une simple querelle de personnes, par le risque ici pris d’une déviation de la psychanalyse vers une moralisation du désir. Le désir, fondamentalement, a un caractère « paradoxal, indique Lacan, déviant, erratique, excentré, voire scandaleux »[27]. C’est là ce qui de tout temps, avons-nous souligné, fut repéré par les moralistes, et ce à quoi Freud aura donné son statut.

Dès lors, à vouloir adapter, normaliser le désir, la psychanalyse se retrouverait « en tête de l’obscurantisme de toujours », qui plus est un obscurantisme ennuyeux, endormant, dès lors qu’elle voudrait réduire platement le désir à un besoin. Mais plus grave, par cette volonté d’écraser le désir plutôt que de lui révéler sa nature, elle signerait aussi bien la fin de la psychanalyse telle qu’inventée par Freud.

Cette béance que Freud a diagnostiquée, qui fait l’objet manquant et le rapport sexuel inexistant, interprète Lacan, est secrètement au cœur de « toutes malfaçons qui soient du champ de la psychanalyse » (thèse dont il faudrait mesurer l’actualité !). Car prétendre « camoufler » cette béance par la vertu du « génital » est faire de la psychanalyse une « escroquerie ». « Il faut bien dire ici que les analystes français, avec l’hypocrite notion d’oblativité génitale, ont ouvert la mise au pas moralisante, qui au son d’orphéons salutistes se poursuit désormais partout »[28].

Quoiqu’il en soit, Lacan pose et repose la question aux décours de son enseignement : « Est-ce au psychanalyste de refouler la perversion foncière du désir humain ? »[29], ainsi qu’y conduirait cette intention moralisante qu’est l’idéal d’oblativité, avec sa fausse promesse d’« avènement idyllique de la relation génitale » ? Et ceci, quand Freud démontre que toute vie amoureuse, même la plus accomplie, est nécessairement faite de barrières et de ravalements ? Autrement dit, serait-ce au psychanalyste de jouer le bon pasteur, affairé à faire rentrer dans le rang, c’est à dire le troupeau, les brebis et autres désirs égarés, cela pour les éduquer à l’oblativité, quand il sait pourtant que le désir sexuel est, de structure, pervers ? C’est en effet la question que pose Lacan : « Est-ce à nous de camoufler en mouton frisé du Bon Pasteur, Eros, le Dieu noir ? »[30]. Et d’ailleurs, qui donc aura dit qu’« Eros est un Dieu noir » ? André Pieyre de Mandiargues, écrivain surréaliste qui en 1953, voulut publier un ouvrage pornographique L’anglais décrit dans le château fermé. L’ouvrage se terminait en effet par ces mots : « Eros est un Dieu noir »[31]. Seulement cet ouvrage, que Régine Desforges voulut à l’époque publier, fut censuré, et ne sera finalement publié qu’en 1979 chez Gallimard. Nous saisissons alors un peu mieux cette phrase de Lacan. Lacan souligne comment, à rejoindre ainsi cet idéal d’adaptation du désir, la psychanalyse en viendrait à camoufler que le désir est un Dieu noir, c’est à dire à censurer le désir, et rejoindre en cela les censeurs de tous ordres, à l’exemple de ceux qui interdirent la publication de cet ouvrage, justement pour ce qu’il révélait du désir. Camoufler, et donc escroquer.

Le désir, pervers

Reste alors à dire pourquoi, selon Lacan, le désir serait pervers et quelles en sont les conséquences pour la névrose. En effet, si Lacan propose de définir le désir comme « fondamentalement pervers »[32], il faut ici faire attention, tant le terme de pervers est connoté imaginairement. Lacan, comme à son habitude, pèse chaque mot. Et c’est donc à l’étymologie du terme qu’il nous faut nous reporter. Lacan prend ici le terme de pervers dans son sens originaire, et non dans sa dimension morale telle qu’elle fut attribuée à ce signifiant à partir du IVème siècle. Le dictionnaire étymologique nous apprend en effet que perversion dérive du terme latin pervertire qui signifie retourner, « mettre sens dessus-dessous ». Le désir humain est donc pervers en tant qu’il procède d’un retournement. Lequel ? Celui qui permettra le renversement de l’inconditionnel de la demande en cette condition absolue qui définit le désir. Le désir est pervers en tant qu’il permettra le passage d’une position où le sujet restait assujetti à une demande d’amour, dans l’attente éternisée d’un signe de l’Autre, à une position où s’instituera le sujet du désir, défini lui comme condition absolue. Ainsi, note Lacan, l’enfant, s’instituant comme sujet, « renverse l’inconditionnel de la demande d’amour, (…) pour le porter à la puissance de la condition absolue (où l’absolu veut dire aussi détachement) »[33].

Seulement, pourquoi qualifier le désir de « condition absolue » ? Il y a plusieurs raisons à cela. Pour lors, je n’en retiens qu’une, qui est celle qu’indique ici la parenthèse. Lacan définit ici le désir comme condition absolue, en se référant à l’étymologie du terme absolu, qui dérive du verbe absolvere, qui signifie « détacher ». Et c’est pourquoi il note : « (où l’absolu veut dire aussi détachement) ». Là où la demande d’amour entretenait la dépendance du sujet à l’Autre, le désir est en effet à définir comme condition absolue, au sens où il « abolit la dimension de l’Autre, que c’est une exigence où l’Autre n’a pas à répondre oui ou non »[34]. La demande mettait l’accent sur la prévalence de l’Autre, en laissant le sujet dans l’attente et la dépendance de la réponse de l’Autre. Le désir est au contraire ce qui, revenant à l’exigence fondamentale du sujet, redonne la prévalence à cette exigence du désir, et ce faisant, abolit la dimension de l’Autre, se passe de l’autorisation que l’Autre pourrait y donner. A la politesse de la demande, s’oppose donc l’impolitesse du désir, qui lui n’attend pas. Et c’est pourquoi le désir est ce qui permet au sujet de se détacher, absolument de l’Autre.

Dès lors, on entrevoit pourquoi le désir comporte une face de défense contre la demande de l’Autre, et surtout ce qu’elle abrite : son propre désir, opaque. « Puisque le sujet craint que son désir disparaisse, cela doit bien signifier que quelque part il se désire désirant. C’est ce qui est la structure du désir – faites bien attention – du névrosé »[35]. Mais à cela, Lacan ajoute une autre dimension, et cette fois dans le registre de la jouissance. Le désir est également pervers, en ce sens où il est un désir « au second degré, une jouissance du désir en tant que désir »[36]. Ainsi, le désir pervertit la relation à l’objet, et la détourne. Il est pervers dans la mesure où sa jouissance est déviée vers le désir lui-même. Tel est ce que révèle, grâce à Freud, l’expérience analytique sur ce qu’est le désir humain. Le sujet ne jouit pas dans un rapport à l’objet, mais du fait de désirer en tant que tel. Et c’est bien cela, qui définira la névrose. Hystérique ou obsessionnel, le sujet névrosé en chaque cas se désire désirant, via un désir insatisfait, ou impossible. Donc, le névrosé se désire désirant non seulement pour se défendre de l’angoisse que lui vaut le désir de l’Autre, mais aussi pour jouir de désirer. Son désir sera toujours désir d’Autre chose. Telle est la double dimension perverse du désir.

Ainsi, au désir qu’il faudrait adapter et réduire à la satisfaction d’une demande, via un bon objet, Lacan oppose une dialectique du désir et de la demande, que spécifie le manque d’objet et sa conséquence : la perversion structurale du désir. Pour le vérifier cette fois par la clinique, je m’attarderai à présent sur quelques passages de Lacan dans son commentaire du rêve de la belle bouchère. La critique à Bouvet y est en effet patente, même si amusée… quoique sérieuse, et cela moins à partir de la belle bouchère, qu’à partir de son mari. Nommons le, le bon boucher.

Le bon boucher

Lacan, à chacune de ses reprises du cas, dans son Séminaire Les formations de l’inconscient, dans son article La direction de la cure, comme dans le commentaire qu’il en fera bien des années plus tard, souligne en effet l’oblativité de cet homme. Notant que, si sa femme lui demandait chaque matin d’avoir son petit pain de caviar, celui-ci « ne demanderait pas mieux que de lui donner »[37]. Evidemment, « probablement qu’il serait alors plus tranquille », s’imagine alors sa femme, ce qui ne serait pas de son goût, elle qui pour leur amour, tient justement à ce que perdurent leurs taquineries.

Mais poursuivons sur le mari, tel que cette fois Lacan y revient dans son article La direction de la cure. Je cite : « Voilà un homme dont une femme ne doit pas avoir à se plaindre, un caractère génital, et donc qui doit veiller comme il faut, à ce que la sienne, quand il la baise, n’ait plus besoin après de se branler »[38]. Pourquoi donc cette remarque de Lacan, et surtout la crudité des termes ici employés ? D’une part, pour indiquer à quoi devrait se réduire la sexualité si elle n’était qu’un besoin sexuel, à combler. C’est à dire, si elle ne se déployait que dans le registre de la demande, avec sa satisfaction dans le registre du besoin, sans que le signifiant, via le désir, n’y introduise le désordre.

Mais surtout : « veiller comme il faut, à ce que la sienne, quand il la baise, n’ait plus besoin après de se branler », voilà comment Lacan tout bonnement traduit l’oblativité de Bouvet ! Souvenons-nous : selon Maurice Bouvet, des « relations génitales adultes » se caractérisent par une relation où chacun, de façon désintéressée, jouit du bonheur de l’autre. Et c’est pourquoi ici, Lacan parle du « caractère génital » du mari de la belle bouchère. Il ironise ainsi sur sa bonté, au sens où cet homme veille à la satisfaction des besoins des autres. Mais aussi, et surtout, il précise ce faisant à quoi cet homme est sourd, ce à quoi en effet il est… bouché.Ce que résume la phrase : « son boucher de mari (car il y a ce à quoi, ce faisant, il n’entend rien) s’y entend (à nouveau l’équivoque) pour mettre à l’endroit des satisfactions dont chacun a besoin, les points sur les i »[39].

Donc précisons. Premièrement, cet homme est bouché dans la mesure où il s’efforce d’identifier les besoins de chacun (une raison peut-être à sa vocation de boucher et à son aspiration : satisfaire le client). Et cela pour quelle raison ? Parce qu’il est un caractère génital, répondrait-on avec Bouvet, à ne prendre en compte que la demande et le besoin. Lacan, y introduisant la dimension du désir, y reconnaît autre chose : l’oblativité comme stratégie obsessionnelle. L’oblativité, comme une façon de se défendre de son angoisse du désir de l’Autre, en se soutenant d’un « Tout pour l’autre »[40]. Boucher l’Autre, satisfaire à ses demandes pour se défendre du désir de l’Autre comme de son propre désir.

Pour ce qui est de la satisfaction des besoins, ce boucher s’y entend donc très bien. Seulement, là se glisse le jeu de mot parfaitement calculé (au sens où il n’est pas de simple amusement, mais où il sert une thèse) de Lacan. Dans la mesure même où il s’affaire à combler sa femme, cet homme est en effet bouché au sens cette fois où il n’entend rien, à quoi ? A la demande d’amour de cette femme, et à ce qui pour cela doit demeurer chez elle comme désir, impossible à satisfaire. Et c’est bien là que Lacan, à nouveau, s’oppose à Bouvet. Quand tout est satisfait, « un désir (…) reste en travers »[41]. Preuve en est ce rêve. Il s’agit là du rêve d’une femme… comblée, justement, où Freud peut déchiffrer quel désir s’y satisfait. En l’occurrence pour elle, selon sa logique hystérique : un désir d’un désir… insatisfait, à quoi cet homme était sourd.

C’est aussi la raison pour laquelle Lacan, reprenant le cas du bon boucher dans L’envers de la psychanalyse, dira de cet homme qu’il est un con en or. Pourquoi est-il un con ? Non seulement parce qu’il n’entend rien, mais aussi, ainsi que Lacan redéfinit dans ce Séminaire le con, en raison de son mode de jouissance particulier. Croisant ces deux dimensions, il peut alors préciser : cet homme est un con en or parce que, (bon) baiseur qu’il est, il pense pouvoir combler sa femme. Déplions. À être porteur du phallus, et à en être embarrassé lui-même, cet homme, en « désespoir de cause »[42], pense pouvoir le porter « au sein de sa partenaire, supposée elle se désoler de n’en être pas porteuse elle-même »[43]. Il prétend donc faire oublier à cette femme son manque, compenser sa blessure. Et même, il ne demanderait pas mieux, trouverait là sa « satisfaction ».

Il y a donc là l’espoir, à la manière de Bouvet, que le phallus puisse être un objet partiel qui se donnerait à l’Autre, et assurerait l’existence du rapport sexuel. Or voilà ce à quoi Lacan s’oppose à nouveau, disant : « Il n’y a que le phallus à être heureux – pas le porteur dudit »[44]. Nous pourrions ici commenter, et souligner ce que cette reprise du cas ajoute à l’appui du concept de jouissance aux développements des années 50. Je souligne plutôt ce qui perdure : loin que le phallus puisse assurer le rapport sexuel et satisfaire la demande, il est, comme signifiant du désir et jouissance phallique, ce qui y objecte. Et même, loin de toute consolation, il est ce qui ravivera chez la femme, sa privation. C’est là le résultat plus ou moins comique que souligne Lacan : plus cet homme essaiera de combler sa femme, plus il ravivera sa privation. Les termes de Lacan sont précis : « Cette blessure (…) ne peut être compensée par la satisfaction que le porteur aurait de l’apaiser, elle estbien au contraire ravivée de sa présence même, de la présence de ce dont le regret cause cette blessure »[45].

Voilà donc ce à quoi le boucher n’entendait rien, pris dans sa passion oblative : « Tout pour l’Autre ! ». Mais soulignons que Lacan, critiquant la surdité de cet homme, vise bien-sûr la surdité du psychanalyste, nommément Bouvet qui dans la direction de cure qu’il théorise, avons-nous vu, s’appuie sur cette oblativité. La sienne quand au terme de la cure, il pourrait donner à l’analysant l’objet qui lui manque, et celle de l’analysant lui-même qui, dans le passage à une génitalisation de ses pulsions, devrait au terme de son analyse accéder à son tour à cette oblativité. Ne moquons pas alors trop vite cette croyance dans l’objet pour plutôt, à l’exemple de Lacan qui y reviendra tout au long de son enseignement, interroger ses raisons structurales, et vérifier en quoi le désir de l’analyste s’y oppose.

[1] LACAN J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p.399.

[2] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p.12.

[3]  Ibid. p.13

[4] Ibid.

[5] ABRAHAM K., « Esquisse d’une histoire du développement de la libido fondée sur la psychanalyse des troubles mentaux », in Œuvres complètes, T.II, Paris, Payot, 2000.

[6] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, op. cit., p.18.

[7] Ibid., p.25.

[8] BENASSY M., « Evolution de la psychanalyse », in La psychanalyse d’aujourd’hui, T.II, Paris, PUF, 1956.

[9] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, op. cit.,p.20.

[10] BOUVET M., « La clinique psychanalytique. La relation d’objet », in La psychanalyse d’aujourd’hui, T.I, Paris, PUF, 1956, p.62. Cité et commenté par Lacan dans « La direction de la cure », in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.605.

[11] LACAN J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p.391.

[12] BOUVET M., « Le moi dans la névrose obsessionnelle », in La relation d’objet, Paris, Payot, 1985, p.128.

[13] LACAN J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p.391.

[14] LACAN J., le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, op. cit., p.21.

[15] LACAN J., « La direction de la cure », in Ecrits, op. cit., p.606.

[16] LACAN J., « Remarque sur le rapport Daniel Lagache », in Ecrits, op. cit., p.677.

[17] LACAN J., « Sur la théorie du symbolisme d’Ernest Jones », in Ecrits, op. cit., p.716.

[18] LACAN J., « La direction de la cure », in Ecrits, op. cit., p.624.

[19] Ibid., p.624.

[20] Ibid.

[21] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, op. cit., p.11.

[22] Ibid., p.15.

[23] Ibid., p.16.

[24] Ibid, p.26.

[25] BOUVET M., « Importance de l’aspect homosexuel du transfert », in La relation d’objet, op. cit., p.29.

[26] LACAN J., « La direction de la cure », in Ecrits, op. cit., p.607.

[27] LACAN J., « La signification du phallus », in Ecrits, op. cit., p.690.

[28] Ibid., p.692.

[29] LACAN J., « Discours aux catholiques », in Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p.58.

[30] LACAN J., « La direction de la cure », in Ecrits, op. cit., p.607.

[31] PIEYRE DE MANDIARGUES A., L’anglais décrit dans le château fermé, Paris, Gallimard, 1979, p.151.

[32] LACAN J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p.315.

[33] LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », in Ecrits, op. cit., p.814.

[34] LACAN J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p.382.

[35] LACAN J., Le Séminaire Livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Edition de la Martinière, 2013, p. 491

[36] LACAN J., le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p.320.

[37] Ibid., p.364.

[38] LACAN J., « La direction de la cure », in Ecrits, op. cit., p.625.

[39] Ibid.

[40] Ibid., p.615.

[41] Ibid., p.626.

[42] LACAN J., Le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p.84.

[43] Ibid.

[44] Ibid.

[45] Ibid.