Résister à l’évènement

Texte prononcé lors de la soirée d’ouverture du Séminaire collectif de psychanalyse de Rennes, Résistance(s), le 17 novembre 2022.

 

Il est des rencontres dont on éprouve à même leur advenue qu’elles viennent rompre la trame ordinaire de notre monde, des rencontres qui font évènement. Le concept d’évènement structure l’œuvre de Henri Maldiney et noue les deux directions principales qu’elle emprunte : celle de l’art et de la psychose. C’est en phénoménologue que Maldiney l’envisage au sens où il s’agit toujours pour lui d’être présent « à la réalité telle qu’elle se donne[1] ». Mais comment l’évènement se donne-t-il ? L’évènement n’est pas seulement ce qui se produit, ou encore un fait notable advenant sur la scène du monde. Il est le nœud par quoi l’homme ek-siste, c’est-à-dire « a sa tenue hors de soi, extatiquement[2] ». Il est ce qui nous advient, ce que l’on endure, ce que l’on subit, « mais l’endurance implique une résistance ou un consentement qui sont actifs[3] ». Qu’est-ce que consentir à l’événement ? C’est, dans une libre décision, se transformer à sa mesure. Au contraire, y résister c’est s’y fermer, ne pas opérer cette transformation qui est la seule réponse adéquate à son advenue. Cette résistance à l’événement est le mode d’être quotidien de l’existant mais elle est aussi, selon Maldiney, le mode d’apparition de la psychose : la psychose se manifeste comme fermeture donc résistance à l’événement.

I) Exister, pâtir: transpossibilité, transpassibilité

Ce qui se manifeste comme événement n’est pas un objet à l’intérieur du monde, quelque chose de circonscrit que l’on pourrait percevoir. L’événement n’est pas perçu, mais il est senti. Le sentir ou le pathique, termes que Maldiney reprend aux psychiatres E. Straus et V. Von Weizsäcker, c’est ce par quoi nous nous ouvrons originairement à ce qui apparaît. Il correspond à ce que Cézanne nomme « ces sensations confuses que nous apportons en naissant[4] ». Dans le sentir « le sujet s’éprouve soi-même et le monde, soi dans le monde, soi avec le monde[5] ». En cela il est proche de ce qu’Heidegger nomme la Stimmung, qui est l’épreuve conjointe d’une atmosphère, non d’un objet, et d’une humeur, dont témoignent par exemple les deux vers de Verlaine : « Il pleure dans mon cœur / comme il pleut sur la ville[6] » Autrement dit, ce qui m’apparaît dans le sentir ce n’est pas un objet circonscrit, mais une certaine physionomie, un visage effrayant, accueillant, hostile, paisible du monde.

L’évènement est par ailleurs ce qui se manifeste comme imprévisible et même comme impossible ou, selon le terme de Maldiney, transpossible. En effet, il ne saurait être possible avant d’être, en tant qu’il transcende la possibilité elle-même. Pour celui qui l’éprouve, il n’a pas de prémisses ou de causes qui permettraient de l’anticiper, mais surgit du rien ou de ce que Maldiney nomme, à la suite de Rilke, l’Ouvert (c’est d’ailleurs cette capacité à se rapporter au rien qui signe la différence anthropologique). En cela, il est l’être même du réel :

« Quel est l’indice universel du réel ? Son imprévisibilité singulière [il a la soudaineté de la première fois]. Songez à la façon dont les choses habituelles nous apparaissent soudain à nouveau réelles quand nous les re-découvrons. Une lumière neuve, jamais vue, tombe sur un paysage familier. Vous êtes surpris de voir que le paysage existe autrement que comme image. […] Le réel c’est ce que vous n’aviez pas prévu. Ce qui vous est donné[7] ».

L’événement n’est ainsi ni perçu, ni projeté, il est subi mais ce subir n’est pas une pure passivité. Au contraire, pour être authentique, il doit envelopper un acte fondé sur une libre décision. Maldiney nomme l’ouverture à l’événement transpassibilité : c’est une ouverture au rien, au rien de déterminé, de prévisible, d’anticipable qu’est l’événement. Elle s’oppose à l’attente : on ne peut attendre ou s’attendre à un événement. Que se passe-t-il lorsqu’un événement advient ? Si l’existant s’y ouvre transpassiblement, il le met en crise, il vient rompre la trame de son monde. L’existence est ainsi discontinue, ponctuée de failles ouvertes par l’événement. A titre d’exemple, nous pouvons nous appuyer sur un extrait de l’ouvrage de W. Grossman, Pour une juste cause, où le narrateur tâche de décrire l’épreuve que fait un personnage de ce qui apparaît pour lui comme un évènement : l’attaque de l’Union soviétique par l’armée du IIIe Reich :

« Un instant de silence : il semblait que rien ne s’était passé. La terre, l’herbe, les bancs, une table en osier sous les arbres, avec un échiquier en carton et des dominos répandus que l’on avait oublié de ramasser… C’est justement en cet instant de silence, lorsque le mur du feuillage lui avait masqué les flammes et la fumée, qu’il éprouva la sensation poignante, presque insoutenable, d’assister à un changement historique […] Ce changement était irréversible, et bien qu’un seul minuscule millimètre séparât la vie de Novikov du rivage de ses habitudes, aucune force n’était plus capable d’annuler cette distance qui se creusait, s’élargissait, se mesurait déjà en mètres, en kilomètres…. Cette vie, cette époque, que Novikov percevait encore physiquement comme actuelles, se transmuait déjà à l’intérieur de sa conscience en un passé, devenaient de l’histoire, on allait en dire plus tard : « C’est ainsi que les gens vivaient et pensaient avant la guerre. » Tandis qu’un temps nouveau émergeait d’un futur nébuleux pour se faire brusquement présent, former sa nouvelle vie, son temps actuel.[8] »

L’événement est donc une rupture irréversible, il ouvre une faille dans laquelle, comme nous le verrons, l’individu peut s’anéantir. C’est un moment critique, mais comme le rappelle Maldiney, Krisis en grec signifie à la fois rupture et décision. De quoi décide-t-on à l’épreuve de l’événement ? De se transformer ou non à la mesure du monde nouveau que l’événement nous ouvre. Pour comprendre cela, il faut revenir à Heidegger[9] : le Dasein, l’existant est jeté au monde sans l’avoir choisi et sans d’abord avoir choisi le monde dans lequel il est jeté. Il est confronté à des possibilités dont il hérite (en particulier la mort), mais qu’il peut s’approprier, dont il peut faire son pouvoir-être dans le projet. C’est dans ce pouvoir-être que se loge la liberté. L’évènement vient, pour Maldiney, opérer une rupture dans le pouvoir-être puisqu’il excède tous les possibles ; mais se transformer à la mesure de l’évènement c’est faire de l’événement sa possibilité : là est la liberté. Autrement dit, l’événement est le nœud d’une dialectique entre destin et liberté. Par exemple, je suis adolescent ou jeune adulte, je tombe sur, ou plutôt, je rencontre un texte de Spinoza, son nom lui-même m’était inconnu jusqu’ici, il ne faisait donc pas partie de mes possibilités. Le texte me saisit, il fait rupture dans le continuum de mon existence et je me transforme à sa mesure en faisant de la philosophie ma possibilité, mon horizon en l’étudiant puis en en faisant une profession, etc.

Bien souvent cette décision de se transformer est plutôt agie que pensée, elle n’apparaît en général comme telle qu’une fois la transformation opérée. En cela elle est assez proche de l’acte propre à l’homme prudent selon Aristote[10]. L’homme prudent est celui qui agit de façon adéquate à la situation qui se présente à lui et au bon moment, c’est l’homme du kairos, c’est-à-dire du moment propice. Mais pour l’homme prudent, cet acte relève d’une disposition qui d’une certaine façon est activée presque spontanément par la situation, sans être véritablement réfléchie.

Pour Maldiney, la transformation de soi est à la mesure de l’événement puisque, comme l’événement, elle est transpossible, elle n’était pas prévisible avant d’être : je ne peux prévoir ce que je vais devenir à l’épreuve de l’événement. C’est aussi en cela qu’elle relève d’un acte libre puisqu’elle est à elle-même son propre fondement, elle n’a pas d’antécédents qui la rendraient nécessaire et donc prévisible. C’est par cet accueil transpassible de l’événement qui enveloppe une transformation transpossible de soi, que nous existons. En effet, ek-sister c’est pour Maldiney être hors de soi, « hors de toute contenance que l’on puisse se donner [11]». Cet hors, c’est l’évènement qui l’ouvre, à condition de répondre à son appel en se transformant. Pour J.-L. Chrétien[12], c’est ainsi que se présente l’ami authentique. L’ami ce n’est pas celui qui vient me compléter ou m’enrichir, mais celui qui en se donnant m’offre le rien, ou autrement dit un espace au sein duquel je puisse exister, c’est-à-dire advenir à moi-même. Autrement dit, la rencontre amicale, comme toute rencontre, est événement.

Qu’est-ce qui se transforme par l’événement ? Comme le souligne le narrateur de l’ouvrage de Grossman, les objets sont en général toujours là. La transformation est en-deçà des objets, elle touche ce nœud qu’est la Stimmung : l’atmosphère du monde avec mon humeur, son style et identiquement le rythme du monde et le mien. En un mot, ce qui change c’est le sens du monde. Ce sens qu’a l’évènement et qu’il ouvre n’est pas dicible par la langue, en tous les cas dans son usage ordinaire, puisqu’il en constitue la béance. Si la langue détermine a priori des places par lesquelles chaque mot n’a de sens que différentiel, que par rapport aux autres mots, si elle circonscrit le domaine du possiblement dicible, si elle est faite d’abstractions, alors elle est inadéquate à l’événement transpossible. Il suffit de constater la difficulté que l’on peut avoir à dire ce qui s’est passé dans l’épreuve d’un évènement et ce qui a changé pour nous. On retrouve là une insistance sur les limites de la langue que l’on trouvait déjà chez Bergson[13], par exemple, pour qui, comme pour Maldiney, le réel est incommensurable avec elle. Cependant Maldiney souligne que cette incapacité est le produit d’une évolution, elle fait suite à un retournement historique : le moment où la langue prend le pas sur la parole qui en devient seulement un usage contingent. Le moment de la langue, c’est celui des mots et de la signification, c’est-à-dire où chaque signe n’a de sens qu’en tant qu’il renvoie à tous les autres. Le moment de la parole c’est celui où le langage ne renvoie pas à lui-même mais s’ouvre aux choses, non pas originairement sous la forme de l’objet, mais de l’événement. C’est là pour Maldiney la puissance originaire du nom fonctionnant comme nom propre, qui n’est pas là pour désigner un objet circonscrit, mais la manière dont le monde m’apparaît singulièrement au niveau du sentir. Maldiney retrouve cette puissance du nom dans l’usage originaire des racines au sein des langues pré-indoeuropéennes. Les racines ne signifient pas un objet circonscrit, mais sont des « intégrales potentielles dont l’unité de puissance dépasse toutes les significations ultérieures des mots dérivés d’elles[14] ». Autrement dit, la racine a une richesse sémantique irréductible, elle ouvre ce que le psychiatre Binswanger nomme « des directions de sens[15] ». Par ailleurs, Maldiney voit dans la poésie une inversion du cours de l’évolution de la langue, c’est-à-dire un retour au natal « à travers la langue jusqu’à la parole qui la fonde[16] ». Certes, un poème a pour fond la langue commune, mais il est à lui-même son propre fondement. Le premier mot advenant dans le poème ouvre une parole qui lui est à chaque fois propre et résonne avec une épreuve pathique du monde. Le fait par exemple de transgresser la syntaxe ordinaire qui enclot les mots est une façon de leur redonner une ouverture par laquelle chaque mot, livrant son propre ciel, revêt un sens neuf non clos.

On peut se demander si la parole analytique, qu’elle provienne de l’analyste ou de l’analysant, n’est pas en mesure de faire évènement. Maldiney ne le dit pas explicitement en ces termes, mais dans un texte centré sur Freud, il soutient que le sens dans la parole analytique est une direction de sens, « elle ne cèle ni ne décèle, elle indique[17] ». Il y a quelque chose qui vient trouer le langage ordinaire et qui s’éprouve y compris lorsqu’on la prononce soi-même, comme une faille, une rupture qui doit être existée, qui met en demeure l’analysant (et peut-être l’analyste) de se transformer à sa mesure (par exemple du côté de l’analysant un lapsus, une nouvelle association, ou bien du côté de l’analyste une scansion, une parole telle celle formulée par la psychanalyste C. Combe à un analysant : « arrêtez d’essuyer les angoisses des autres[18] »). Cette parole peut faire évènement en ceci qu’elle transcende le domaine des expressions possibles et consacrées y compris sans doute pour celui qui la prononce. Comme le souligne Maldiney la parole prononcée par l’analyste ou l’analysant n’appartient ni à l’un ni à l’autre, mais au dialogue, de sorte qu’elle n’est pas possible avant que le dialogue ne soit mis en œuvre, elle est transpossible comme la parole poétique.

II) L’inexistence quotidienne

Evidemment, il existe très rarement des événements authentiques, y compris pour celui qui est disposé à s’y ouvrir. Plus encore, l’expérience quotidienne, la manière dont l’individu se comporte de prime abord et le plus souvent est plutôt marquée par la résistance que par l’ouverture à l’événement. Etymologiquement resistere c’est se tenir en faisant face, se poser, se placer et tenir ferme, faire obstacle. Faire face à, c’est donc ne pas y prendre part, être avec, se l’approprier. Résister à l’évènement c’est ne pas répondre à son appel, à sa mise en demeure de devenir avec lui, c’est-à-dire de se transformer à sa mesure.

Le fond de cette résistance quotidienne est peut-être ce que Husserl nomme l’Urdoxa, à savoir la foi originaire dans la stabilité du monde, la présomption constamment présente que l’expérience ne souffrira aucune rupture[19]. C’est cette foi qui nous permet d’avoir une prise sur le monde et qui constitue le fond implicite de tout projet. L’évènement venant rompre cette foi, l’existant tend à l’arrimer à du continu. Cette foi ne se manifeste, en général, pas comme telle, mais parfois se mue en un désir. C’est là peut-être ce qui constitue l’une des différences entre le conservateur et le résistant. A proprement parler les deux résistent à l’évènement. Mais dans le cas du résistant, l’opposition ne se fait que sur le fond d’un accueil et d’une transformation appropriée et appropriante. Au contraire, le conservateur est celui qui tâche de maintenir la continuité de son monde en résistant à tout événement qui viendrait en déchirer la trame.

Il existe une multitude de modalités quotidiennes de la résistance. Ce qui en constitue sans doute la plus fréquente, consiste à réduire l’évènement à du même, à l’intégrer dans un horizon déjà ouvert. Prenons un cas donné par E. Straus et repris par Maldiney :

« Un homme est renversé et tué par une automobile. Il gît là dans la rue. Parmi ceux qui se pressent autour du corps se trouvent un médecin qui a cessé depuis longtemps d’être impressionné par ce genre, pour lui courant, de spectacle et un jeune homme qui se trouve tout à coup, pour la première fois, en présence d’un homme mort de mort violente. Le médecin accomplit calmement, méthodiquement ce que la situation exige de son devoir professionnel. Tout cela sans y prendre intérieurement part ; le vécu n’a pas de prolongement en lui. Le jeune homme par contre pendant des semaines n’arrive pas à oublier la vue du mort. Tout son comportement est changé[20] ».

Autrement dit, il y a événement pour le jeune homme qui fait l’épreuve de la mort pour la première fois, mais pas pour le médecin. Bien en amont de l’advenue effective de l’évènement, ce dernier a signé sa fermeture comme un destin. Il n’est pas exclu qu’il éprouve la mort d’un proche comme un évènement, mais malgré tout il l’a déjà recouverte en lui accordant a priori une place dans un horizon professionnel déjà circonscrit. Le simple fait d’assigner à l’évènement un mot est déjà une façon d’y résister par la réduction au même, dans la mesure où cela revient à l’intégrer dans une catégorie qui lui préexiste. On voit donc que la résistance relève aussi de la liberté au sens que lui confèrent Heidegger et Maldiney, puisqu’il s’agit bien d’intégrer ce qui arrive dans mon horizon, mais d’un horizon qui préexiste à ce qui arrive et donc le nie comme événement.

L’épistémologie et l’histoire des sciences témoignent d’une position structurante de cette résistance au sein de cette dernière. T.S. Kuhn[21] a souligné par exemple la manière dont la physique enveloppe un certain conservatisme. A la suite d’une révolution scientifique et de l’émergence d’un nouveau paradigme, l’essentiel du travail des défenseurs du paradigme va consister à résoudre des énigmes, c’est-à-dire à tenter de rendre raison des écarts que présentent l’expérience eu égard au paradigme. Autrement dit, il s’agit de maintenir ce dernier en tentant de faire rentrer par divers moyens les données de l’expérience qui sembleraient le contredire. Or, certains de ces moyens, comme les hypothèses ad hoc, paraissent précisément relever d’une forme de résistance à ce qui apparaît être, au regard du paradigme défendu, un événement.

La résistance peut également se manifester sous la forme de la dénégation au-delà même du cadre analytique[22]. On peut en trouver une illustration dans la nouvelle de James, La bête dans la jungle. Le personnage de John Marcher a un secret, il est absolument convaincu que quelque chose va lui arriver qui viendra rompre le cours de son existence et qu’il anticipe ainsi : « disons que j’aurai seulement à l’attendre… pour la rencontrer, l’affronter, la voir surgir dans ma vie… mais, d’un autre côté, elle changera tout, elle frappera les racines de mon univers, et elle me laissera en mesurer les effets, quelle qu’en soit la forme[23] ». Autrement dit, ce qu’il attend c’est un événement (qui constitue pourtant le hors d’attente). Il rencontre un jour une femme, May Bartram, lui rappelant qu’il lui a avoué son secret sans qu’il en ait lui-même le souvenir. Elle lui fait alors une suggestion sur ce que pourrait être cet événement : « ce que vous décrivez, n’est-ce pas simplement l’attente… ou du moins le sens du danger, commun à tant de gens… de tomber amoureux ?[24] ». A cette supposition, il répond : « Bien sûr c’est votre impression. Bien sûr c’est aussi la mienne. Bien sûr, ce qui m’attend n’est peut-être pas davantage que cela. La seule chose c’est que je pense que si ç’avait été cela, je le saurais maintenant[25] ». Cette formule n’est pas sans rappeler les exemples que Freud lui-même fournit de la dénégation. A partir de là, la nouvelle prend un tour tragique, puisqu’il ne cessera d’attendre sans que rien, selon lui, ne semble lui arriver, accompagné par May Bartram qui dédie sa propre existence à guetter avec lui l’advenue de son événement. Juste avant de mourir, elle lui dit que quelque chose est arrivé : « le fait que vous ne vous en soyez pas rendu compte est la bizarrerie dans cette bizarrerie. C’est la suprême merveille […] ça vous a frôlé, poursuivit-elle. Ça s’est acquitté de sa tâche. Ça s’est entièrement emparé de vous[26] ». Elle essaye, sans le nommer, de le lui indiquer mais en vain. Il finit par saisir que cet évènement manqué c’était précisément la rencontre amoureuse avec May : « L’issue pour lui aurait été de l’aimer ; alors, alors… il aurait vécu[27] ». Ainsi la dénégation initiale est une résistance par laquelle il n’a pas su s’ouvrir à l’évènement et se transformer adéquatement. On pourrait peut-être supposer que dans un cadre analytique, la dénégation est aussi une manière de résister au caractère événementiel de la parole analytique.

III) Psychose et résistance

La fermeture peut prendre un tour bien plus tragique que celle caractéristique de l’(in-)existence quotidienne : la psychose. On trouve chez Maldiney de très nombreuses références à la psychiatrie et à la psychanalyse : la psychiatrie phénoménologique (L. Binswanger, V. Von Weizsäcker et E. Straus), l’anthropopsychiatrie (L.Szondi et J. Schotte), F. Tosquelles et J. Oury, R. Kuhn, G. Pankow, D. Winnicott, etc. Dans certains textes il se réfère directement à Freud. Quant à Lacan, il l’a rencontré, il s’y réfère parfois pour dire qu’il ne va pas s’y référer, et à deux reprises, il fait une allusion au premier séminaire, en particulier à l’analyse que Lacan fait de la résistance en affirmant ceci : « la parole s’arrête au moment où le sujet va être mis en question[28] ». Une partie de son enseignement s’est aussi faite en clinique et il a œuvré en faveur du développement de l’art thérapie dans la perspective de la phénoménologie de l’événement.

Maldiney envisage, à la suite de Binswanger, la psychose comme une possibilité de l’existant sans laquelle il ne pourrait être ce qu’il est. Le premier geste de Maldiney est de mettre « hors jeu toute position préalable, en premier lieu toute distinction normative, ou même simplement théorique entre normal et pathologique[29] ». Il ne s’agit pas de tendre à effacer comme Foucault[30] ce qu’on pourrait nommer la différence pathologique, mais de ne prendre en considération que « le phénomène nu, dans son intégralité, c’est-à-dire les expressions du psychotique, prises en elles-mêmes et non pas à titre de symptômes ou d’indices[31] ». Autrement dit, saisir la psychose au lieu de sa manifestation, dans son comment plus que dans son pourquoi. Or, la psychose se manifeste précisément comme résistance et fermeture à l’événement.

Prenons le cas Cécile Münch étudié par Binswanger[32]. Cette femme de 46 ans rejoint un sanatorium après que son mari a été tué dans un accident de train. Elle avait proposé à son mari une excursion accompagnée de ses enfants et d’un ami de son mari. Durant le trajet, ce dernier échange sa place avec son ami. Quelques instants après, un accident advient, son mari meurt et l’ami demeure indemne. L’incapacité d’intégrer cet événement dans un pouvoir-être, de se transformer, va la plonger dans un destin : la mélancolie. Précisons que, pour Maldiney, le présent de la décision par laquelle je me transforme à l’épreuve de l’événement ouvre aussi un passé et un futur nouveaux. Cela est manifeste pour l’événement historique : une fois que je l’accueille, le passé et le futur changent de sens, ils prennent leur sens à partir de lui. Or, dans le cas de la mélancolie, l’incapacité à intégrer l’événement traumatique, va condamner l’individu à un retour perpétuel du même, à un présent qui n’ouvre plus rien et identiquement n’est plus ouvert à rien, y compris et surtout au rien qu’est l’événement. Cela se manifeste dans ce qui constitue le mode d’expression privilégié du mélancolique, qui est identiquement son « mode ultime d’existence[33] » : la plainte.

La plainte est d’abord une phrase, mais elle a ceci de particulier qu’elle ne renvoie à rien de déterminé. Cette spécificité se fonde sur l’interchangeabilité des thèmes de la plainte : la plainte de Cécile Münch va porter successivement sur l’ami de son mari, sur son mari, sur elle-même ou sur un tout autre thème. Autrement dit, ce qui importe ce n’est pas le thème de la plainte, mais l’acte de la plainte lui-même. Si le contenu varie en permanence, la forme, comme le souligne Maldiney est souvent stable. On retrouve cette dernière dans la forme définitive de la plainte de Cécile Münch : « Si je n’avais pas proposé cette excursion, je n’en serais pas là[34] ». La plainte est constituée d’une condition au plus-que-parfait (« Si je n’avais pas proposé cette excursion »), et d’une conséquence au conditionnel (« je n’en serais pas là »). Le conditionnel traduit une identité du présent et du futur sans séparation, dénonçant « un état stationnaire du temps », un temps sans horizon ekstatique « qui ne se temporalise plus[35] » (c’est-à-dire qui n’ouvre pas d’avenir et qui ne coule pas dans un passé). Autrement dit, le mélancolique s’enracine dans un présent qu’il ne peut quitter. Le « je n’en serais pas là » signifie précisément dans la plainte « je n’en serais pas là… pour l’éternité », mais une éternité qui consiste en une répétition permanente, une persévérance du présent sans devenir, dans laquelle « le temps n’arrive plus[36] ». Le plus-que-parfait, quant à lui, n’ouvre vers aucun passé antérieur, il assoit la répétition d’un même passé jamais dépassé. Qu’en est-il désormais de la relation entre les deux parties de la plainte ? La plainte « annonce une possibilité » marquée par le « si » et « dénonce une réalité [37]» marquée par le « là ». Elle semble avoir la structure d’un raisonnement hypothétique. Or, dans tout raisonnement hypothétique ordinaire, il est possible d’inverser la condition et la conséquence. Par exemple, la phrase « si j’étais plus fort, je serais plus indulgent », équivaut à « je serais plus indulgent si j’étais plus fort[38] ». Cependant, la plainte a ceci de singulier que la condition précède nécessairement la conséquence, sans inversion possible. Cela signifie que ce présent au conditionnel « est énoncé dans la perspective du passé[39] », il ouvre une projection rétrospective. Cette impossibilité d’inversion des propositions est due, pour Maldiney, au caractère relativement indépendant de la proposition conditionnelle, que marque la pause existant entre les deux propositions, dans laquelle la conditionnelle « se prolonge en écho[40] ». Cette pause est, pour la mélancolique, le lieu d’une contemplation rétrospective sur sa décision passée. Cependant, entre cette décision passée et le présent de la mélancolique il n’y a, à proprement parler, rien, rien d’autre que cet écho du passé : « Tous les événements intermédiaires (y compris ceux des premiers thèmes de la plainte) sont abolis […] le temps est vide[41] ». Dès lors, il faut comprendre le « si je n’avais pas décidé… » comme « si je ne me trouvais pas (maintenant) dans l’état d’avoir décidé ». Ainsi, le passé de la mélancolique est un passé absolu qui n’est pas le passé de ce présent ou de l’histoire de la mélancolique, mais qui existe en soi, sans présent, sans futur, il est « étranger au temps dont le présent est le foyer ». Ce passé ne précède pas le présent, mais le transcende au sens où, restant identique à lui-même, il le surplombe en permanence et « menace d’engloutir l’ultime historicité de ce présent[42] ». Il est par conséquent extra-temporel et constitue le fond de l’existence du mélancolique qui se trouve enlisé en lui, incapable de le fonder en déployant un présent origine du temps passé et futur. Le mélancolique est voué à l’injustification du fond sans fondement. Tout se joue ainsi pour lui entre ce présent « entièrement accompli[43] » qui est « sans arrivance et depuis toujours arrivé[44] », et donc par là même incapable de s’ouvrir à un avenir ; et ce passé surplombant, indépassable vers un quelconque passé antérieur. Entre les deux : le rien. La plainte manifeste dès lors la situation destinale du mélancolique : pour ne pas avoir pu s’approprier l’évènement il sombre dans un présent englué dans un passé et qui par conséquent n’est plus l’ouvreur d’un pouvoir-être. Perdant le pouvoir-être, il perd la liberté. Par ailleurs cette clôture l’empêche désormais d’accueillir tout autre événement. Ainsi, comme le souligne Maldiney « dans la psychose, il n’est plus d’événement […], ou plutôt, il n’y a plus qu’un seul événement : l’événement même de la psychose […]. La psychose ne connaît plus d’états critiques. Ceux qu’on croit relever en elle sont des avatars de la même crise, de celle dont elle procède en permanence pour ne l’avoir pas résolue[45] ». La résistance devient dès lors le mode d’être propre du psychotique. Pourtant, la plainte est aussi une façon de se donner du champ au sein d’un destin sans issu et accablant, en faisant advenir de l’altérité. Pour ce faire, elle nie d’abord « ce qui ne saurait être nié : la réalité du passé et plus généralement la réalité du monde[46] ». Autrement dit, « elle constitue un anti-passé [le Ah si j’avais] en vue d’aboutir à un anti-présent [Je n’en serais pas là] » et donc plus généralement à un anti-monde. Mais cette opération est vouée à échouer irrémédiablement, car quoi que fasse le mélancolique, il retombe toujours dans sa situation présente, qui dans la plainte se manifeste par le « là » délimitant « l’aire d’enfermement et de renfermement de la malade[47] ». On voit ici que la circularité n’est pas seulement temporelle mais elle touche aussi le « Je » qui est multiplié dans la plainte.  L’un est résolument irréel (celui de la conditionnelle) et vise à recréer idéellement une altérité : voilà ce que j’aurais pu être si cela ne s’était pas passé. Cependant, cette altérité ne peut être que vide puisque fictive. Le mélancolique est ainsi condamné à un enfermement en soi-même, qui manifeste négativement la nécessité d’un devenir autre au sein de l’existence. Seul existe celui qui, dépassant la faille, se transforme à la mesure de l’événement et du monde que celui-ci ouvre. Incapable de cette transformation constitutive de l’existant, « la présence mélancolique est une présence en échec d’elle-même. » [48]

On voit dès lors que la mélancolie dans son expression même, signifie de toute part la résistance à l’évènement. Résistance d’abord à un évènement auquel le mélancolique s’est ouvert inauthentiquement, c’est-à-dire sans pouvoir se transformer à sa mesure. Résistance ensuite à tout autre événement que la psychose elle-même qui constitue l’espace clos dans lequel le mélancolique est privé du rien, de l’Ouvert. De là une existence impossible car privée de sa transcendance, de son pouvoir-être.

[1] MALDINEY H., « Entretiens avec Henri Maldiney » dans YOUNES, Henri Maldiney Philosophie, art et existence, Paris, Cerf, 2007, p.184.
[2] MALDINEY H., Art et Existence, Paris, Klincksieck, 2e éd., 2003, p.7.
[3] MALDINEY H., Penser l’homme et la folie, Grenoble, Million, 3e éd. 2007, p.278.
[4] CEZANNE P., Correspondance, Paris, Grasset, 1937, p.227.
[5] STRAUS E., Du sens des sens : Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Grenoble, Millon, 2000, p.416.
[6] VERLAINE P., « Ariettes oubliés » dans Romances sans paroles suivi de Cellulairement, Paris, Livre de poche, Paris, 2002, p.75.
[7] MALDINEY H., Regard parole espace, Paris, Cerf, 2e éd., 2013, note 2, p.51.
[8] GROSSMAN V., Pour une juste cause, Lausanne, l’Age d’Homme, 2008, p.142.
[9] HEIDEGGER M., Etre et temps, Edition numérique (trad. Martineau), 1985.
[10] ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Paris, Vrin, 2007.
[11] MALDINEY H., Penser l’homme et la folie, Grenoble, Million, 3e éd. 2007, p.66.
[12] CHRETIEN, J.-L., « Le regard de l’amitié » dans La voix nue, Paris, Les éditions de Minuit, 1990.
[13] BERGSON H. L’essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Puf, 9e éd, 2011, p.123-24 et « Le possible et le Réel » dans La pensée et le mouvant, Paris, Puf, 17e éd., 2013, p.99-116.
[14] MALDINEY H., L’art l’éclair de l’être, Paris, Cerf, 2012, p.11.
[15] BINSWANGER L., Introduction à l’analyse existentielle, « Le rêve et l’existence », Paris, Les éditions de Minuit, 1971, p.201.
[16] MALDINEY H., Le vouloir dire de Francis Ponge, Paris, Encre marine, 2014, p.151.
[17] MALDINEY H., Regard parole espace, Paris, Cerf, 2e éd., 2013, p.68.
[18] COMBE C. « L’articulation de la résistance et du sens à travers le langage : instant critique et temporalité créatrice. » dans Comprendre la psychose avec Henri Maldiney, dir. COURTEL Y., Grenoble, Million, 2021, p.211.
[19] MALDINEY H., « Rencontre avec Henri Maldiney : L’eau, la terre, l’air, le feu », dans Philosophie, ville et architecture, dir. YOUNES C. et PAQUOT T., Paris, La découverte, 2002 p.18. et HUSSERL E. Logique formelle et logique transcendantale, Paris, PUF, [1929] 2009.
[20] MALDINEY H., Penser l’homme et la folie, Grenoble, Million, 3e éd. 2007, p.188.
[21] KUHN. T. S., La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, [1970] 2008.
[22] FREUD S., « Die Verneinung » dans Imago, Vienne, Hugo Heller, 1925.
[23] JAMES H., La bête dans la jungle, Paris, GF Flammarion, [1903] 2004, p.141.
[24] Ibid.
[25] Ibid.
[26] Ibid., p.199.
[27] Ibid., p.223.
[28] MALDINEY H., Penser l’homme et la folie, Grenoble, Million, 3e éd. 2007, p.201.
[29] Ibid., p.8.
[30] FOUCAULT M., Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972.
[31] MALDINEY H., Penser l’homme et la folie, Grenoble, Million, 3e éd. 2007, p.8.
[32] BINSWANGER L., Mélancolie et manie, Paris, Presses Universitaires de France, [1960] 2002, p.29-36.
[33] MALDINEY H., Penser l’homme et la folie, Grenoble, Million, 3e éd. 2007, p.18.
[34] Ibid., p.40.
[35] Ibid., p.44.
[36] Ibid.
[37] Ibid., p.47.
[38] Ibid., p.44.
[39] Ibid.
[40] Ibid., p.47.
[41] Ibid.
[42] Ibid.
[43] Ibid., p.45.
[44] Ibid., p.78.
[45] Ibid., p.233.
[46] Ibid., p.51.
[47] Ibid., p.44.
[48] Ibid., p.54.