Primo Levi et le langage

Article d’Anne Henry publié dans la revue PLI n° 1 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France – Pôle 9 Ouest). Extrait de : Anne Henry, L’écriture de Primo Levi : entre deuil et suicide, Editions L’Harmattan, Paris, 2005 (reproduit avec l’aimable autorisation de l’Editeur)

 

Levi voulait « écrire un livre [La clé à molette] non littéraire, et même antilittéraire, qui contienne le plus petit nombre possible de concessions au style élevé. C’est pourquoi [il a] attribué à [son] personnage un langage essentiellement parlé, et en particulier le langage de son métier. […] Voilà pourquoi [il l’a] choisi : par une sorte de subtile polémique avec [lui-même], avec l’écriture noble, élégante, propre, l’écriture qui est éloignée de la vie de tous les jours »(1)

Levi est un témoin et parce qu’il a voulu témoigner d’Auschwitz, il est devenu un écrivain. Quoi qu’il ait pu confier ou écrire ça et là, son style est, pour lui, une préoccupation permanente. Il mène, de façon discrète mais efficace, une réflexion quasi épistémologique sur le langage qu’il doit utiliser pour créer, pour dire et écrire l’ineffable. Il n’écrit pas, à la fin de sa vie, comme il écrivait en 1946, mais ce qu’il cherche à saisir par ses œuvres de témoignage et par ses œuvres de fiction, demeure identique et toujours insaisissable. Tant qu’il ne se résigne pas, tant qu’il accepte l’impossible tout en refusant l’impuissance, tant qu’il écrit, il est vivant. Son style et sa langue le sont également, jamais figés, toujours en évolution, progressant vers ce qu’ils n’atteindront pas. L’échec est peut-être ici la condition et le prix de la vie. Levi croit en la pureté du langage scientifique ; il croit aussi en la vérité de la langue vernaculaire des judéo-piémontais et du yiddish. Il veut, pour témoigner de l’indicible d’Auschwitz, une langue vraie. Et parce qu’elle n’existe pas, il s’efforce de l’inventer. Mais comme il ne veut pas d’un néolangage ou d’une néoécriture, sa recherche est sans fin.

Du langage de la chimie à la langue vernaculaire

Parce que le langage scientifique est pour lui un modèle, Levi s’intéresse au dialecte du Piémont, fasciné par sa sobriété et sa rigueur. Il considère qu’il a en commun avec les piémontais, le goût de la simplicité et de l’austérité et que pour eux comme pour lui, « un objet, c’est un objet, pas besoin d’y ajouter des fanfreluches et du barbouillage »(2). Il veut que ses livres  « ne contiennent rien de superflu »(3) et c’est « spontanément » et « naturellement » qu’il se passe « des ornements, des ajouts, qui n’ont d’autre raison d’être que de rendre la page « belle » ». Il juge le piémontais plus riche que l’italien parlé et il estime que l’emploi de ce dialecte lui permet une écriture « plutôt pauvre »(4) du point de vue syntaxique « mais fort précise quand on se réfère à des choses techniques […]»(5). La précision de son écriture a pour conséquence celle de son objet qui est, dans le livre « La clef à molette », « l’homo faber » Faussone qui « parle la langue de l’homo faber »(6). Levi éprouve « l’impression d’enregistrer au magnétophone ce que quelqu’un [lui] racontait »(7). Mais au-delà du personnage de Faussone, il raconte « la chose. » Il considère que «si vous voulez vraiment la raconter, vous travaillez dessus, vous la corrigez, la polissez, vous enlevez les bavures, vous lui donnez un peu de relief et vous en tirez une histoire »(8).

En cernant la Chose d’un langage inéluctablement symbolique, il la modifie et il échoue à la dire ou à l’écrire stricto sensu, à faire le décalque scripturaire d’un Réel qui ne cesse de se perdre. Il pressent cette perte et il sait l’échec de son écriture. Sa lucidité devient un tourment quand de témoin il devient écrivain. Il redoute de renoncer à la traque du Réel en créant des personnages de fiction. Mais il n’abandonne jamais sa quête de la vérité et s’il invente le personnage de Faussone, il lui fait parler une langue bien réelle qu’il n’a pas inventée. « L’italien de Faussone existe : c’est une langue démocratique, peut-être impure, mais qui est l’italien des usines »(9). Et si « cette problématique de faussaire ne cesse de [le] préoccuper »(10), il ressent, dans le même temps, un grand plaisir à écrire en piémontais ; il s’est « beaucoup amusé à écrire la langue de Faussone »(11) et il n’a « jamais écrit avec autant de facilité »(12) parce que la langue est authentique et elle fait devenir le personnage vrai. « Lorsqu’on invente un personnage, il doit être entier, il doit avoir une vie propre et, par conséquent, un langage propre »(13). Le monteur piémontais possède un langage qui est vraiment un langage parlé, un langage qui vit et qui existe. La langue est le seul étai de la vérité mais elle est un étai fragile et l’écart entre les mots et la Chose, même pour les chimistes et les piémontais, reste abyssal. « La clé à molette » est un livre « expérimental » en raison du travail d’écriture que Levi y effectue ; il y expérimente, grâce au piémontais, l’usage du troisième courant langagier de la chimie, sans qu’il soit contraint d’inventer un néo-langage comme celui de Swift mais, au contraire, en recourant avec délectation à une langue parlée, existante et bien réelle. Il expérimente également le ratage inéluctable de tout langage qui ne peut dire toute la vérité et qui échoue à dire « la chose » même s’il la raconte. Le plaisir n’empêche pas l’angoisse.

Au-delà du tableau de Mendeleïev : les langages de transition

Cette chose, « la Chose », est à la fois ce qui cause l’écriture et ce qui lui échappe. Elle est ce qu’il y a de plus intime à l’écrivain et ce qui lui demeure le plus étranger. Levi est conscient de son « extimité » quand il affirme sa conviction que, pour vraiment posséder une langue, il faut en connaître d’autres afin de mieux en explorer les recoins et les possibilités. « Je voyage linguistiquement. Les langues que je connais […] me servent, elles aussi, pour écrire. On ne connaît pas sa langue, et on ne peut pas utiliser correctement l’italien si l’on ne connaît pas d’autres langues ; on ne peut en exploiter toutes les possibilités que si l’on connaît d’autres langues ; c’est une expérience concrète, tangible même, que l’on acquiert surtout en traduisant »(14). Il a traduit Kafka. Il est un admirateur de Joseph Conrad, noble polonais devenu anglais, homme de la terre devenu marin puis écrivain, qui « n’a jamais choisi la voie de la facilité, il a toujours remonté le courant, et son écriture lui ressemble. Il ne se laisse jamais aller, aidé sans doute du fait qu’il écrit dans une langue qui n’est pas la sienne »(15). Levi n’écrit qu’en italien mais il introduit des mots appartenant à d’autres langues au cœur même de son écriture. Il ne s’agit pas simplement de citations ou d’expressions n’ayant pas leur équivalent en italien, mais de mots lourds de sens, dont la présence est fondée de ce qu’ils n’appartiennent pas au code usuel qui demeure radicalement impuissant à désigner « la Chose ». Ils ne recèlent aucune signification supplémentaire mais parce qu’étrangers, ils incarnent l’asignifiance. Ainsi, le livre « La trêve » s’achève par un mot polonais renvoyant à ce qu’aucune langue ne peut dire.

Dans son seul roman, « Maintenant ou jamais », Levi décide, non pas d’écrire en yiddish mais d’utiliser cette langue pour imposer à ses « lecteurs, un livre sur les Judéo-Allemands, leur civilisation, leur histoire, leur langue, leur manière de penser, tout ce qui est pratiquement inconnu en Italie »(16). Après l’avoir étudié pendant une année, il invente « un yiddish de papier »(17), mêlant cette langue virtuelle à l’italien qu’il émaille également d’allusions bibliques et d’expressions hébraïques si nombreuses que Myriam Anissimov considère « qu’elles semblent constituer la trame sur laquelle vient s’incruster le récit »(18). Le yiddish lui est une langue étrangère et, du temps d’Auschwitz, il ne le parle ni ne le comprend. La langue vernaculaire des Juifs d’Europe de l’Est possède des parentés structurales avec le judéo-piémontais que pratique sa famille et qu’il a, sinon parlé, au moins entendu. Il va d’ailleurs jusqu’à qualifier la langue de ses ancêtres de « yiddish mineur, méditerranéen, moins illustre […] »(19). Le judéo-piémontais est la trace linguistique de son identité juive comme le yiddish est celle des victimes du troisième Reich. En s’intéressant à ces deux langues, il s’intéresse aux traces de ceux qui ne sont plus, les morts de sa famille et les disparus de la Shoah.

Myriam Anissimov rapporte que l’écrivain Italo Calvino, alors directeur littéraire chez l’éditeur Einaudi, a déconseillé à Levi de commencer son autobiographie, « Le système périodique », par le chapitre « Argon » consacré à ses ancêtres judéo-piémontais. Calvino justifie son opinion par le fait que ce chapitre est le seul « où l’élément chimique est métaphorique ; ici la difformité structurelle sauterait moins aux yeux si le chapitre se trouvait au milieu du livre […]. Mais si les chapitres se succèdent selon l’ordre du poids atomique (avec des exceptions [lui] semble-t-il), [il] ne [dit] plus rien ».(20) Mais Levi maintient le chapitre « Argon » en ouverture de son livre et sa détermination n’est pas sans signification ni cohérence. Dans ce chapitre, il évoque ses ancêtres et surtout leur langue qu’il compare à celle des autres Juifs, ces Juifs asiatiques, inconnus et exotiques, nouant dans une comparaison très précise et argumentée, le judéo-piémontais au yiddish. Ses pères ont disparu comme ses coreligionnaires du Yiddishland et, avec eux, leurs langues respectives. Le judéo-piémontais s’est peu à peu éteint d’une façon que l’on pourrait qualifier de naturelle ; le nombre de ses locuteurs diminue irrémédiablement et la suprématie de la langue nationale, l’italien, s’affirme avec plus en plus de force. Le yiddish a brusquement été effacé comme ont été effacés ceux qui le parlaient ; il est la langue disparue de ceux qui ont disparu sans qu’aucune autre langue n’ait de rôle majeur dans son éradication, la violence et l’élimination physique étant ici les moyens utilisés pour mettre en œuvre sa non existence.

Mais dans son autobiographie, ce n’est pas à cet aspect, l’extinction ou la disparition d’une langue ou de ses locuteurs, que Levi semble s’intéresser. La structure du yiddish et du judéo-piémontais lui importe plus et il tente de résumer les caractéristiques communes à ces deux langues en les qualifiant de « langages de frontière et de transition »(21). Et même s’il évoque surtout le judéo-piémontais, ce qu’il en dit peut s’appliquer au yiddish. Il considère que ces deux langues sont « un parler sceptique et bonhomme que seul un examen distrait pourrait faire apparaître blasphématoire, alors qu’il est au contraire riche d’une intimité affectueuse et digne avec Dieu-Nossgnôr, Adonai, Eloenô, Cadòss Barôkhu »(22). Elles possèdent, l’une et l’autre, « une merveilleuse force comique qui jaillit du contraste entre le tissu du discours […] et l’élément hébreux encastré, puisé à la lointaine langue des pères, sacrée et solennelle, géologique, polie par les millénaires comme le lit des glaciers ». Ce contraste en reflète deux autres, « celui, essentiel du judaïsme de la diaspora, dispersé parmi les gentils, les goyim, tendu entre sa vocation divine et la misère quotidienne de l’existence » et celui bien plus essentiel encore parce qu’inhérent à la condition humaine, celui que Levi saisit en recourant à l’image du centaure : « […] l’homme est un centaure, emmêlement de chair et d’esprit, de souffle divin et de poussière ». Les langues « de frontière et de transition » sont des oxymorons dont la clef de voûte est cette contradiction interne propre à tous les hommes ; mais elles n’ont, pas plus que les autres langues, les mots pour la dire.

Après leur dispersion, les Juifs sans patrie ont « vécu longuement et douloureusement ce conflit » dont ils ont tiré « à côté de [leur] sagesse, [leur] rire qui manque en effet dans la Bible et chez les Prophètes ». Le rire contenu dans le yiddish ou le judéo-piémontais, est du côté du scepticisme et de l’ironie. Il ne recouvre pas la tristesse mais il la révèle. Levi indique que dans le judéo-piémontais, les « racines humiliées sont évidentes. Il y manque, par exemple, car ils sont inutiles, les mots signifiant « soleil », « homme », « jour », « ville », tandis qu’on y trouve représentés les termes pour dire « nuit », « cacher », « argent », « prison », « rêve »(23). Mais à l’instar de Rabelais, les Juifs du Piémont et sans doute du Yiddishland savent que le rire est plus éloquent que les larmes, qu’il peut être plus proche de ce conflit, de cette fêlure qui barre à jamais la subjectivité qu’elle soit ou non une subjectivité juive.

Quand Levi décide d’étudier le yiddish, il accède à certains documents comme la chronique du Ghetto de Varsovie d’Emmanuel Ringelblum ou l’ouvrage de Moshe Kaganowitz, « La guerre des partisans juifs en Europe Orientale » ou encore le témoignage collectif « Sur le chemin de la victoire », rédigé sous la direction de Djadja Misza. Il découvre, grâce au yiddish, l’existence de Juifs qui ont refusé d’être condamnés à mort. Il apprend aussi que dans les groupes de résistants juifs, on trouvait des combattants d’autres confessions et qu’il y avait « aussi des groupes soviétiques, dirigés par des officiers et des soldats juifs. Une vaste documentation d’origine soviétique en témoigne. On n’y parle pas explicitement de Juifs, mais certains noms sont éloquents »(24). Au-delà de ses nouvelles connaissances presque scientifiques, mais aussi à cause d’elles, il décide, en utilisant un langage à la fois scientifique et piémontais, en usant de plus d’un yiddish virtuel, d’esquisser les silhouettes de ceux qui, par leurs actes, ont refusé d’être des disparus et il leur consacre un roman « Maintenant ou jamais ». Les personnages qu’il invente, même s’ils sont fictifs, recèlent une vérité qui n’est pas simplement historique. Ils contiennent la vérité qui est la sienne, la vérité de la barre ou de la fêlure qui fait de lui et de tous les hommes, qu’ils soient ou non ses coréligionnaires, des « centaures ».

Levi est heureux d’écrire un roman. Il est « séduit par l’idée que, pour la première fois, [il allait se] mesurer au métier de romancier : c’était un nouveau métier pour [lui]. Il [lui] fallait créer une histoire à partir de rien, il [lui] fallait inventer, en toute liberté, des personnages. »(25) Mais le rien renvoie aux disparus qui ne sont plus vivants mais qui ne sont même pas morts. « On compte les vivants et les morts ; les disparus ne sont ni vivants ni morts, et on ne peut pas les compter, c’est comme les fantômes »(26). C’est à partir de ce rien qu’il crée une histoire et qu’il invente des personnages. Il veut « des héros raciniens »(27) mais ces personnages, « ces créatures, une fois nées, [l’]ont pris par la main, se sont révoltées, ont […] planté des graines syndicales, ont revendiqué le droit de choisir ». Ces créatures ont « préféré des rôles communs, moyens, où le labeur compte plus que les gestes mémorables… ». Elles agissent, vivent et, bien que faites de papier, dessinées en noir et blanc et n’habitant que dans un livre, « on peut s’éprendre d’[elles], on peut [les] détester, bref, on s’engage émotivement ». Lorsqu’on est un écrivain et que l’on invente un personnage, « on établit avec lui […] ce rapport singulier […], un rapport de réciprocité, de collaboration… »(28).

Levi avoue s’être identifié à Mendel, le personnage principal de « Maintenant ou jamais ». Il aurait voulu être comme son héros dont le nom « est en fait Menachem, ce qui veut dire « consolateur », mais [il n’a] jamais consolé personne »(29) ; « […] tout au long du roman, Mendel a une présence forte et consciente : elle est donc consolatrice »(30). Son pouvoir de consolation est fondé non sur l’espérance mais sur la lucidité et la raison et si Levi considère n’avoir consolé personne, il est comme Mendel, trop conscient de l’incompréhension des autres, de ceux qui n’ont pas connu l’expérience de la Shoah.

Mendel ne parle pas la langue de ses interlocuteurs judéo-italiens, il n’en partage pas la culture et son judaïsme n’est pas le leur. Il choisit de se détourner et de partir (en Israël avec ses camarades, ceux qui savent aussi bien que lui) alors que Levi décide, au moins dans un premier temps, de rester et de témoigner. Pour parler des disparus, Levi invente des héros virtuels mais surtout il invente une langue, presqu’une langue de frontière entre réalité et fiction qui doit être aussi une langue de transition entre les disparus du Yiddisland et les Juifs Italiens qui n’ont ni su ni vécu la Shoah. Il invente un yiddish qui serait compréhensible par les Italiens, il invente un italien qui retiendrait et restituerait les mots et la langue de ceux qui ne sont plus. La langue de son roman n’est plus un parler authentique, rencontré ça et là, dans une usine ou dans une bourgade juive de Pologne. Son écriture n’a plus la transparence presque asymbolique du langage scientifique. Elle est une création dont la facticité doit rendre la vérité plus proche.

Son identification à Mendel est au-delà du nom et de la langue. En effet, son désir d’écrire, d’inventer ses créatures et de les faire vivre sur le papier, dépend « de leur envie de vivre »(31). Son désir d’écrire et de témoigner dépend aussi de son désir de vivre qui se confond avec celui de Mendel. Malgré un court séjour parmi les partisans, il ne se considère pas comme un combattant mais il est, comme Mendel, un résistant et son écriture testimoniale est un acte de guerre. Comme lui, il finit par se décourager et, comme lui, il décide de partir. Son départ, plus radical que celui de son héros, doit témoigner des limites qu’aucun témoignage ne peut franchir et de sa volonté toujours intacte de leur franchissement. Mendel choisit Israël, Levi choisit de mourir. Son suicide est le point d’orgue de son témoignage, il est la conséquence de son identification au héros qu’il a imaginé et à tous les autres fantômes, ceux qu’il a évoqués dans ses livres sans qu’il ait eu besoin de les inventer.

Les langues et la mort : Au-delà des savoirs

Le premier chapitre du livre « Le système périodique » entremêle l’évocation de la langue à celle des personnes. Il s’achève par un mythe familial inquiétant et étrange où la science (ou la médecine) apparaît dévoyée avec, pour conséquence, la mutité de ceux qui en sont les victimes. Levi rapporte avoir « surpris [son] père en train de raconter à [sa] mère que, lorsqu’on ramenait [au docteur, le compagnon de sa grand-mère paternelle] des enfants affligés de balbutiement, il leur coupait le filet sous la langue avec des ciseaux »(32).

Il veut témoigner de ce qui échappe à tout langage, fut-il celui de la science. Il sait, par moments, que l’objet de son écriture est ce que la science forclot et parce qu’il est à la fois un homme de science et un écrivain, son écriture n’est qu’un balbutiement qui échoue à dire l’indicible. L’italien, le langage des chimistes, le piémontais, puis le yiddish demeurent impuissants à rendre compte d’Auschwitz et à rendre la parole à ceux qui sont morts. En 1987, il admet l’insuffisance de l’écriture en tant qu’« instrument »(33), considérant que le langage est inadapté quand il s’agit de décrire des choses qui ne sont plus à dimension humaine. Dans son livre le « système périodique », il révèle déjà l’impuissance de son écriture pour évoquer son ami Sandro quand il est vivant puis quand il est mort. L’échec lui apparaît inéluctable et il sait « que c’est une tentative sans espoir de revêtir un homme de mots, de le faire revivre dans une page écrite, un homme comme Sandro, spécialement.

Ce n’était pas un homme qu’on peut raconter ni à qui on élève des monuments, lui qui riait des monuments : il était tout entier dans ses actions, et, celles-ci terminées, de lui il ne reste rien : rien justement que des mots »(34). Il indique, toujours dans « Le système périodique », ce que vise son écriture. Il ne s’agit plus de Sandro, mort avant Auschwitz, mais d’Alberto, son frère de captivité, disparu dans la tourmente nazie. Loin de céder au renoncement, au pessimisme et au découragement qu’il considérait comme « exécrables et coupables »(35), Alberto « était miraculeusement resté libre, et ses paroles et ses actes étaient libres […]. Un geste, un mot, un rire de lui possédaient une vertu libératoire, faisaient un trou dans le tissu rigide du Lager, et tous ceux qui l’approchaient s’en apercevaient, même ceux qui ne comprenaient pas sa langue »(36). Comme Alberto, Levi a lui aussi tenté de faire un trou dans le tissu du lager par la force de son désir, par son écriture, par son témoignage et par ses récits de fiction, réintroduisant la vie dans la complétude et l’inéluctabilité de la mort. Mais en creusant un trou et en le racontant, il échoue à témoigner d’Auschwitz et quand il évoque Alberto et sa pureté morale, il rate l’essence du national-socialisme qui est la dégradation de ses victimes, privées de leur habit d’être humain. Il est en butte aux limites de la langue et de tous les langages auxquels il a pu se référer et il admet qu’il «a parfois eu la sensation [qu’il s’était] lancé dans une entreprise à peu près impossible »(37).

A la fin de son livre « Le système périodique », il estime que « si comprendre, c’est se faire une image […], toute description verbale sera défaillante […]»(38). Il « sait depuis le commencement que son sujet est sans espoir, ses moyens faibles, et le métier d’habiller les faits avec des mots, condamné par sa nature même à l’échec »(39). Aussi, pour désigner son sujet et tenter de définir sa démarche testimoniale et littéraire, il décide de recourir à une dernière métaphore scientifique qui devient l’histoire de l’atome de carbone qui s’intègre à l’intérieur de son moi, dans une de ses cellules nerveuses, et qui « est à l’œuvre dans [son] acte d’écrire […] »(40). Cette cellule nerveuse est celle « sortie d’un enchevêtrement labyrinthique de oui ou de non, [elle est celle qui] fait que [sa] main court le papier […]. Une double impulsion, vers le haut et vers le bas, entre deux niveaux d’énergie, guide cette main, la [sienne], pour imprimer sur le papier : quoi ? Ce point ». Son écriture se situe au-delà du oui ou du non comme au-delà du oui et du non se trouve l’ironie du point qui n’existe que par les mots qui ne pourront jamais le résorber.

La pluralité des langues n’est pas la confusion des langages

Levi n’est pas, pour les Juifs d’Auschwitz, un Juif car il ne parle pas yiddish. Il s’est pourtant approprié leur langue pour témoigner à leur place, pour leur compte, mais sans pour autant renoncer à l’italien. Il a tenté de discipliner sa langue maternelle en la soumettant à la férule d’une logique scientifique et en l’utilisant comme si elle était le troisième langage de la chimie. Il a voulu être un écrivain à l’instar de Galilée qu’il considère comme « un immense écrivain précisément parce qu’il n’était pas du tout écrivain. C’était quelqu’un qui voulait raconter ce qu’il avait vu »(41). Pour mieux se déprendre encore «des obligations de l’écrivain lettré »(42), il a décidé, dans « La clé à molette », d’écrire en piémontais, « âpre, sobre et laconique, jamais écrit sinon par gageure »(43). Si ses livres donnent l’impression à ses lecteurs qu’ils contiennent une quelconque sagesse, celle-ci n’est « rien que de la mesure, le refus de voir trop grand une vertu piémontaise, peut-être »(44). La vertu a donné vie à son langage et à son style car elle réside dans sa volonté d’écrire la fêlure, la barre qui fait de lui et de tous ses prochains des « centaures ». Les parlers internationaux comme celui de la science ou authentiques comme le piémontais, sont insuffisants, et Levi a choisi des langages de l’extimité comme le judéo-piémontais et le yiddish. Il a voulu les reconstruire et il en a fait des langages de papier presque fictifs pour évoquer et les disparus et leur disparition.

Il a, par son travail, tenté de rendre audibles et intelligibles des paroles qui, sans lui, seraient demeurées muettes parce qu’elles profèrent l’indicible. Son travail a nécessité le détour par la fiction, par une langue presque inventée à partir de deux langues vraies et par un roman.

Par son travail d’écriture, il n’a cessé de reconstruire un Réel dont la perte se répète inlassablement. Son travail d’écriture l’a conduit à s’identifier à ses personnages, il lui a permis de leur donner (ou de leur redonner) un certain souffle de vie. La fiction, qu’elle soit celle de la langue ou du personnage du roman, est une aide précieuse pour approcher de la vérité. Après avoir écrit « Maintenant ou jamais », Levi a lu le journal d’un authentique partisan juif, « A voice in the forest », dont « beaucoup d’épisodes concordent avec ceux de [son] livre. [Il ne peut] vraiment pas découvrir la moindre contradiction entre ce que raconte le vrai partisan et ce qu’entreprennent [ses] partisans juifs fictifs, [qu’il a] créés à partir de rien »(45). Il a créé à partir du rien que sont les fantômes, ceux que l’on n’a pu compter car, vivants, ils étaient déjà morts, car, morts, ils n’avaient plus le droit à un passé de vivants. « Le roman est toujours vivant et toujours mort, cela dépend de ce que l’on écrit »(46) et peut-être aussi pour qui l’on écrit. Son livre « Maintenant ou jamais », comme tous ses autres écrits, est noué à son désir d’homme, à son désir de résister à la pire des barbaries, il est la conséquence de son désir de vivre. Il est aussi l’écriture imprégnée de mort, celle du retour de ces ombres, « Des caillots de néant [qui] sont pourtant nos semblables »(47). Levi a éprouvé avec une douleur croissante, que « Mettre au monde une œuvre, c’est chaque fois mourir un peu »(48).

De la langue des morts à la langue de la mort

Il veut que son écriture serre au plus près et la réalité et le Réel. Lorsqu’il fait parler des personnes existantes ou des personnages inventés, il leur prête un langage qui leur est propre et lorsqu’il écrit à leur propos, il emploie leur langage. Ainsi, quand il évoque, dans « La trêve », son camarade Cesare, quand il fait « allusion à lui dans un discours indirect, on glisse vers son langage »(49). Il parvient à donner à ses héros, réels ou fictifs, un relief et une vie, considérant que si « tous les personnages parlaient le même langage, ils seraient plats comme des silhouettes de papier découpé »(50).

En retrouvant ou en reconstruisant le langage des disparus, il leur redonne une existence, fut-elle celle du passé. Mais il ne s’en contente pas. Il lui faut rappeler les actes commis pour les faire disparaître. Il choisit plutôt que de décrire la cruauté des bourreaux, de faire entendre la langue dont ils usaient quand ils annihilaient leurs victimes. Dans sa vie professionnelle, quand il doit s’exprimer en allemand, il parle celui entendu à Auschwitz. Il ne tente jamais de l’adoucir, utilisant des mots presque barbares auprès d’interlocuteurs étonnés sinon offusqués. Il prolonge ce témoignage linguistique quand il exige, pour la traduction allemande de « Si c’est un homme », que « […] rien ne se perdît de ces rudesses, de ces violences faites à la langue que, d’ailleurs [il s’était] efforcé de reproduire de [son] mieux dans l’original italien »(51). Il veut, non une traduction, « mais plutôt […] une restauration […] » (39), il veut « une restitutio in pristinum, une retraduction, un retour à la langue dans laquelle les choses s’étaient produites […] »(52). Il espère que, par son style, il pourra rendre compte des « choses » et ainsi témoigner de la « Chose ». Et parce que c’est impossible, il y travaille sans cesse, élaborant une véritable théorie de l’écriture jusqu’à en mourir.

Anne Henry est Psychiatre, médecin-chef au Service Médico-psychologique Pénitentiaire Régional de Rennes, Docteur en Ethique médicale.

(1) LEVI, P., « Conversations et entretiens », Editions Robert Laffont, Paris,1998, p. 155.
(2) Ibid., p. 200.
(3) Ibidem.
(4) Ibid., p. 173.
(5) Ibid., p. 173.
(6) Ibid., p. 173.
(7) Ibid., p. 184.
(8) LEVI, P., « La clé à molette », opus cité, p 9.
(9) LEVI, P., « Conversations et entretiens », opus cité, p. 122.
(10) Ibid., p. 122.
(11) Ibid., p. 122.
(12) Ibid., p. 122.
(13) Ibid., p. 173.
(14) Ibid., p. 157.
(15) LEVI, P., «A la recherche des racines, Anthologie personnelle», Editions Mille et une nuits, Italie, 1999, p. 69.
(16) ANISSIMOV, M., « Primo Levi ou la tragédie d’un optimiste », Editions Jean-Claude Lattès, France, 1996, p. 69.
(17) Ibid., p. 615.
(18) Ibid., p. 617.
(19) LEVI, P., « Conversations et entretiens », op.cit., p. 42.
(20) CALVINO, I., cité par Anissimov, op.cit., p. 576.
(21) LEVI, P., « Le système périodique », op.cit., p. 15.
(22) Ibid., p. 15.
(23) Ibid., p. 15.
(24) LEVI, P., « Conversations et entretiens », op.cit., p 132/133.
(25) Ibid,, p 135
(26) LEVI, P., Ibid., p 133 ou Levi, « Maintenant ou jamais », Christian Bourgois Editeur, Paris, 1983, p. 16.
(27) LEVI P., « Conversations et entretiens », op.cit., p. 136.
(28) Ibid., p. 136.
(29) Ibid., p 133/134.
(30) Ibid., p 133/134.
(31) Ibid., p 136.
(32) LEVI, P., « Le système périodique », op.cit., p. 26/27.
(33) LEVI, P., « Conversations et entretiens », op.cit., p. 202.
(34) LEVI, P., « Le système périodique », op.cit., p. 58.
(35) Ibid., p. 155.
(36) Ibid., p. 155/156.
(37) LEVI, P., « Conversations et entretiens », op.cit., p. 212.
(38) LEVI, P., « Le système périodique », op.cit., p. 246.
(39) Ibid., p. 252.
(40) Ibidem.
(41) LEVI, P., « Conversations et entretiens », op.cit., p. 176.
(42) Ibid., p. 184.
(43) Ibid., p. 15.
(44) Ibid., p. 203.
(45) Ibid., p. 97.
(46) Ibid., p. 157.
(47) LEVI, P., « A une heure incertaine », Editions Gallimard, Collections Arcades, France, 1997, p. 43.
(48)  Ibid., p. 78.
(49) LEVI, P., « Conversations et entretiens », op.cit., p. 173.
(50) Ibidem.
(51) LEVI, P., « Les naufragés et les rescapés, quarante ans après Auschwitz », Editions Gallimard, Collection Arcades, France, 1989, p. 169.
(52) Ibid., p. 170.

Email de l’auteur : anne.henry@chgr-rennes.fr