Perversion sadienne des droits de l’homme 

Texte prononcé dans le cadre du séminaire collectif de psychanalyse « Ce qui fait l’homme », soirée sur le thème de « L’homme et les structures clinique », le jeudi 14 mars 2019, à Rennes.

 

« Il n’y a pas de rapport sexuel « sous-entendu » formulable dans la structure[1]».

Dans le champ de la psychanalyse lacanienne, Il n’y a pas un inconscient de l’homme ou de la femme. « L’inconscient relève d’une logique pure, autrement dit du signifiant[2] » dit Lacan ; dont le sujet « […] véhiculé par le signifiant dans son rapport à l’autre signifiant, […] est à distinguer sévèrement tant de l’individu biologique que de toute évolution psychologique subsumable comme sujet de la compréhension[3] ». Prima du signifiant sur le signifié donc qui règle toute pensée humaine, quel que soit le sexe, en lui imprimant de façon irréductible sa structure, que Lacan nomme l’Autre du langage, où dit-il :

 « Le signifiant homme comme le signifiant femme sont autre chose qu’attitude passive et attitude active, attitude agressive et attitude cédante, autre chose que des comportements[4]. »

Il ajoute à cette remarque :

 « Il y a sans doute un signifiant caché là derrière qui, bien entendu, n’est nulle part absolument incarnable, mais qui est tout de même incarné au plus près dans l’existence du mot homme et du mot femme[5]. »

Précisément le phallus, signifiant du désir, donné comme signifié au sujet. « Une relation du sujet au phallus qui s’établit sans égard à la différence anatomique des sexes[6] » précise Lacan dans sa référence au complexe d’Œdipe ; qu’il formalise en une opération métaphorique initiale dans laquelle se substitue au signifiant du Désir de la Mère le signifiant du Nom du Père. Une substitution première dans l’Autre désignant le refoulement originaire à celui qui opère pour le sujet dans la névrose. Un sujet, que l’on soit homme ou femme, fondamentalement manquant d’un objet dont il ne sait rien (l’objet a) ; divisé par la marque du signifiant.

En 1968 pour Lacan, « La structure est à prendre au sens où c’est le plus le réel, où c’est le réel même[7]», c’est à dire au sens où le langage contient « une convergence vers une impossibilité[8] ». D’abord définie comme ensemble où le rapport entre les sexes s’organise exclusivement à partir « d’un être et un avoir (…) le phallus[9] », la structure est désormais marquée par l’incomplétude du réel de la jouissance et l’absence du signifiant de l’Autre sexe où ce même rapport ne peut logiquement pas s’écrire. Lacan en conclut que « pour l’homme en tant qu’il est pourvu de l’organe dit phallique […] le sexe corporel, le sexe de la femme […] ne lui dit rien, si ce n’est par l’intermédiaire de la jouissance du corps[10] ». Il spécifie quelque chose de l’homme dans la structure du signifiant à partir un trait de perversion du désir masculin dont la jouissance du corps de la femme ne peut s’atteindre que partiellement ; ceci à partir d’un détail prélevé sur le corps du partenaire comme fétiche. « La jouissance phallique » dit-il « est l’obstacle par quoi l’homme n’arrive pas, dirai-je, à jouir du corps de la femme, précisément parce que ce dont il jouit, c’est la jouissance de l’organe[11]».

Quand est-il alors de l’homme au regard des autres structures cliniques ? Notamment de ce qui peut se dire de l’homme chez un sujet qui fait exception à la loi du signifiant phallique. La réponse, me semble-t-il, ne peut être que singulière, propre à chacun en fonction de son rapport à l’inconscient. Pensons au président Schreber, un homme qui en réponse à la forclusion de ce signifiant, devient dans l’aboutissement de sa construction délirante, la femme qui manque à Dieu. Arrêtons-nous maintenant au cas du Marquis de Sade, noble libertin devenu fervent républicain, chez qui l’opération phallique n’est pas forclose mais subvertie par ses pratiques perverses extrêmes et ses écrits sulfureux.

L’homme et la subversion sadienne à l’obstacle de la jouissance phallique

Condamné à mort pour acte de torture et blasphème sous l’ancien régime puis libéré après l’abolition des lettres de cachet, Le Marquis de Sade devient citoyen Sade sous le régime de la convention nationale. Après avoir échappé de peu à la guillotine pour athéisme pendant la terreur, il publie en 1795 : « Français encore un effort pour être républicain[12].» Un texte qui fait suite à celui sur l’initiation d’Eugénie, par trois libertins du nom de Dolmancé, Augustin et le chevalier de Mirvel. Une initiation où le corps du partenaire devient dans son ensemble le support de toutes les jouissances les plus débridées mais, comme nous le rappelle Rosa Guitart, « qui évite le rapport ordinaire du coït […] ». « Ainsi », rajoute-elle en parlant du névrosé, « ce que ce dernier ne veut pas voir, c’est ce que le pervers donne à voir dans ses mises en scènes, à savoir qu’il n’y a pas de jouissance qui fasse rapport avec l’autre sexuel […] le pervers montre sans aucun voile, c’est la jouissance qui supplée au non rapport sexuel[13] ». Dans ce texte, aux accents de manifeste politique, le citoyen Sade formalise cette suppléance de la perversion libertine de ses héros (et donc la sienne) en un véritable discours généralisable à l’ensemble des hommes. Adepte de la philosophie antique, il considère que l’homme n’est qu’une émanation de la nature au même titre que les plantes et les animaux et de fait qu’ils n’ont pas à se rendre coupable du « délit religieux » imposé par le « ridicule fantôme de leur imagination[14] ».  Il réclame en tant que citoyen le droit pour chaque homme à se libérer du carcan de la religion tout en l’obligeant à se rapprocher au plus près de l’acte sexuel qui s’accomplit dans la nature. Il en appelle pour le bien de l’homme et de la république, à la légalisation du libertinage car d’après lui si l’homme qui « aime commander, à être obéi, à s’entourer d’esclaves contraints à le satisfaire[15] », nous dit-il,  « n’a pas le moyen secret d’exhaler la dose de despotisme que la nature mit au fond de son cœur, il se rejettera pour l’exercer sur les objets qui l’entoureront, il troublera le gouvernement[16] ».Ce despotisme naturel de l’homme n’est pas contradictoire avec les valeurs de la révolution française. Dans le discours sadien, le principe de liberté et d’égalité sont essentiels :

« Jamais un acte de possession ne peut s’exercer sur un être libre[17]

En effet dans le droit sadien, l’homme ne peut pas posséder exclusivement un partenaire. Celui-ci doit pouvoir être contraint sans limite par tous les hommes ; et ceci dans des maisons de débauche publiques mises à disposition par l’état ; où dit-il « tous les sexes, tous les âges, toutes les créatures seront offertes aux caprices des libertins qui viendront jouir[18] ». Des lieux de luxure où pour Sade, « il ne s’agit que de jouissance et non de la propriété[19] ».

A partir d’un savoir universalisant sur l’homme, réduit à un être naturel de jouissance émancipé de toute limite phallique, Sade propose un nouveau lien social dans lequel la jouissance sexuelle débridée du corps de l’autre deviendrait pour l’homme un droit voire une obligation morale pour le bien de la république. Sade substitue à la déclaration des droits de l’homme de 1789, les fondements d’une déclaration radicalement transgressive qui légalise le viol, l’inceste, et l’homicide[20]. Un droit à la mise en acte du fantasme pour tous les hommes et non plus réservé seulement à l’ensemble fermé des libertins de la noblesse:

« Tous les hommes ont donc un droit de jouissance égal sur toutes les femmes[21]

Article premier d’une république libertine, où la Loi permet à chaque citoyen homme d’explorer librement sur le mode pervers la manière dont le corps du partenaire jouit. Un droit à ce que Lacan nomme la « volonté de jouissance[22] » comme aboutissement de la révolution sadienne.

 

[1]  Lacan J., Radiophonie, 1970, in Autre écrits, Paris, Seuil, p. 413.
[2] Lacan J., l’instance de la lettre dans l’inconscient, 1957, in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 495.
[3] Lacan J., La science et la vérité, 1965, in Ecrits, Paris, Seuil, p.875.
[4] Lacan J., Les psychoses, Le Séminaire III, Paris, Seuil, 1975, p. 223
[5] Ibid. p. 223-224
[6]  Lacan J., La signification du phallus, 1958, Ecrits, Seuil, Paris, 1966, p.686.
[7] Lacan J., D’un Autre à l’autre, 1968, 1969, Le Séminaire XVI, Paris, Seuil, 2006, p. 30
[8]  Ibid.
[9] Lacan J., La signification du phallus, 1958, Ecrits, op.cit., p.69.
[10] Lacan J., Encore, 1968, 1969, Le Séminaire XX, Paris, Seuil.1975. p. 13.
[11] Ibid.p.13
[12] Texte qu’il écrit dès 1789.
[13] Guitart-Pont R., Même symptôme chez le névrosé et le pervers ? in Tupeuxsavoir.fr, 28 février 2019.
[14] Sade D., Français, encore un effort si vous voulez être républicain, La philosophie dans le boudoir, Paris, ed Gallimard, 1976 p.205.
[15] Ibid. p. 218
[16] Ibid.
[17] Ibid. p.220.
[18] Ibid. p.218.
[19] Ibid. p. 221.
[20] Sade, opposant de la peine de mort, veut légaliser le meurtre comme instinct naturel de défense et non comme pratique institutionnalisée.
[21] Sade D., « Français, encore un effort si vous voulez être républicain », La philosophie dans le boudoir, Op.cit. p. 222.
[22] Lacan. J., Kant avec Sade, 1963, in Les Ecrits, Paris, 1966, p.771-774.