L’adolescence au temps de F. Wedekind

Article d’Alfred Rauber paru dans la revue PLI n° 3 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France Pôle 9 Ouest). Intervention prononcée dans le cadre de l’EPFCL du pôle Ouest au Séminaire sur l’adolescence à Rennes en mars 2008.

 

Il y a trois mois, un article de journal au ton très alarmiste nous annonçait ceci : « Vers l’an 2050, la moyenne d’âge de la population sera plus élevée en Europe, en Russie, en Inde et en Chine pour cause de baisse sensible du taux de natalité. L’Afrique elle, connaîtra la tendance inverse, elle doublera sa population pour atteindre deux milliards. Dans certains pays de la zone du Sahel et du Moyen Orient on compte jusqu’à cinq enfants par femme. Ce surplus de futurs adolescents est de la dynamite politique : des hordes de jeunes gens sans travail, des adolescents mâles furieux, enclins à la radicalisation. Quatre vingt pour cent des guerres civiles de ces trente dernières années ont eu lieu dans des pays avec un fort surplus d’adolescents.»1

La jeunesse inquiète, prise ici par des sociologues comme une catastrophe naturelle, un tsunami en chair et en os, irrésistible. Dans nos pays dits développés on voit bien la tendance à vouloir traiter juridiquement les adolescents délinquants comme des adultes, à abaisser encore l’âge de la majorité, tout en repoussant de plus en plus loin l’entrée dans la vie active. La jeunesse inquiète, et elle est inquiète, parfois même elle s’émeut. L’émoi, nous rappelle Lacan, c’est perdre ses moyens. Comment ces jeunes peuvent-ils se retrouver dans un monde, où être jeune-beau-indépendant-consommateur est devenu la valeur suprême, tout en étant montrés du doigt comme annonciateurs de l’apocalypse. « La jeunesse d’aujourd’hui aime le luxe, a de mauvaises manières et méprise l’autorité. Ces jeunes contredisent leurs parents, croisent les jambes en fainéants et tyrannisent leurs enseignants. » Ce n’est pas une énième diatribe d’Alain Finkielkraut contre des professeurs inefficaces et des jeunes mal élevés, non, ici c’est vraiment un philosophe qui parle à une époque qui, elle aussi faisait de la jeunesse un idéal, c’est Socrate.

Alors, l’adolescence – un mythe ambigu depuis toujours ? Oui sans doute, mais, si l’on admet que ce qui se joue dans les sursauts de l’Histoire concerne bel et bien la dimension de ce que nous appelons avec Freud et Lacan le sujet, il se pourrait qu’au tournant du XXème siècle, crise de la société et crise de l’adolescence se conjuguent d’une façon particulière, notamment dans les pays de langue allemande, et que dans l’euphorie de ce qu’on appelle la modernité et le malaise qui l’accompagne, on entende « le murmure de l’inconscient […] auquel l’émergence même de la psychanalyse est imputable ».2 « L’inconscient », dit encore Colette Soler, « [n’est] pas tout individuel, mais gros du discours qui règle une communauté. »3 Adolescent, Freud écrit dans sa dissertation du bac sur ce qui serait son futur métier : « Dans ma vie, je veux contribuer au savoir universel de l’humanité ».4 A étudier le contexte dans lequel ce rêve d’adolescent, un peu fou, fut possible, se dégageront peut-être quelques éléments murmurés qui éclairent sa réalisation, son irruption comme discours, c’est-à-dire comme « manière de traiter le joint du sujet à sa jouissance »5 dans une époque marquée par un bouillonnement intellectuel intense et souvent contradictoire.

Crise ou malaise ?

Bien avant que Freud n’écrive en 1930 son « Malaise », ses contemporains ont diagnostiqué une « Kulturkrise » généralisée. L’étymologie de « crise » nous dit qu’il s’agit de trancher, de décider, de mettre d’un côté et de l’autre, d’être, sans aucune ambigüité. Freud parlera de « Unbehagen », et ce n’est pas pareil. « Behagen » veut dire quelque chose comme  se sentir protégé dans un espace clôturé, pacifié, un chez soi. Sa négation par le préfixe un- rappelle le « unheimlich » de « L’inquiétante et familière étrangeté », texte écrit au même moment qu’ « Au-delà du principe de plaisir » avec son hypothèse de la pulsion de mort. Freud, qui entend le murmure de l’inconscient, identifie ce qui perturbe le cours harmonieux de l’appareil psychique comme étant, non pas externe, mais absolument inhérent. Mais pour ses contemporains l’objet en question, ce sont les effets conjugués de la science et du capitalisme sous forme de révolution industrielle qu’il s’agit de maîtriser. Il y aurait « un maximum de civilisation », c’est-à-dire de progrès technologiques facilitant la vie, mais de moins en moins de culture, ce qui élève et anoblit la vie et l’âme.

La culture est imaginée comme une entité « unifiante », comme la levée des antagonismes. Guérir la culture c’est guérir des maux de la modernité industrielle que sont l’individualisation et la fragmentation. La culture apparaît ici comme un corps unifié qui, comme tout organisme, parcourt les stades d’une évolution de la naissance à la mort. Ce corps peut être malade, Nietzsche se voyait comme « médecin de la culture ». Quelles sont les coordonnées de cette maladie et y a-t-il des remèdes ?

Mystères de la sexualité

Si la science du XVIIIème siècle a essentiellement accumulé et classifié le savoir, au cours du XIXème, l’homme, sa mensuration, son  catalogage, son ordonnancement, viennent au centre de son intérêt. L’ « Entwurf », l’esquisse scientifique de l’homme, conclut de sa forme à sa substance et tranche en même temps entre normal et anormal. Foucault nous dit que la sexualité et l’identité sexuelle deviennent alors la charnière de la régulation du corps et du corps social.6 Les différentes approches de la sexualité, anthropologique (d’une classification typologique), physiologique (d’une exploration fonctionnelle), biologiste (venant de la théorie de l’évolution), juridique (d’une normativation) et psychologique (de la construction d’une pulsion naturelle) mènent, une fois réunies, à la thèse d’une décadence de la culture, les Allemands disent « Entartung », par le désordre de la chose sexuelle. Comment trancher, comment être en con-formité lorsque pointe l’idée que l’anatomie ne suffit pas à déterminer l’identité sexuelle du sujet ? C’est très inquiétant. Plus la science produit de savoir en supprimant le sujet dans sa dimension de désirant, plus se fait entendre la question de l’impasse sexuelle.

À travers les interrogations des hystériques Freud a su l’écouter. Avec l’avènement de la biologie moderne notamment, ce qui était cent ans auparavant encore de l’ordre divin de la nature comme concept et idéal, tombe désormais sous le signe énigmatique du sexe. La philosophie, certains diront même, surtout elle, découvre, de Nietzsche à Weininger en passant par Klages et Bachofen, ce que l’auteur de « Zarathustra » appelle « les mystères de la sexualité et de la procréation ». L’emprise de la biologie rend obsolète la construction, par exemple chez Goethe et Schiller, de la féminité comme incarnation d’un idéal moral. Les femmes qui réclament leur part de jouissance phallique, n’y correspondent plus. « La ségrégation interne était un traitement de l’Autre, simple et peut-être efficace. Elle tamponnait les problèmes en gérant les espaces : à chacun son périmètre, et corrélativement ses tâches et ses attributs. A la femme la maison, à l’homme le monde, à la femme l’enfant, à l’homme la carrière. »7

Inquiétudes

Mais la fin de cette ségrégation, poursuit Colette Soler, implique que, par l’accès généralisé à la jouissance phallique, l’Autre et sa jouissance opaque, hors la loi phallique, prennent de plus en plus consistance, « cette jouissance supplémentaire que la féminité dérobe et qui la fait, non pas autre sexe, mais Autre absolu »8. D’où « inquiétude ambiguë, faite de rivalité phallique, mais aussi et surtout de fascination apeurée, peut-être même envie, pour son ‘Autreté’, […] l’idée que les femmes ont une jouissance qui ne tombe pas sous le coup des discontinuités de la jouissance phallique, toujours trop courte, et qui en outre n’appelle aucun objet complémentaire du manque, un accès à quelque chose … d’océanique. »9 Panique et fascination. Emil Hammacher se demande « si l’émancipation de la femme est un progrès de la culture ou plutôt un dépassement des frontières naturelles, étant donné que la femme est d’un point de vue métaphysique autre que l’homme ».10 Mais c’est pire encore, car, notamment par la marchandisation capitalistique du sexe, le genre féminin devient le sexuel par excellence. Ludwig Stein conclut donc à une dégénération de la culture comme résultat de « l’anarchie des sentiments et de son émasculation ».11

La culture est d’essence masculine et le danger vient du féminin, mais pas forcément que des femmes : la polarisation entre principe masculin transcendant et créateur de culture et celui du féminin comme, soit maternel-ascétique, soit sensuel-sexuel, se fissure. « Pour notre morale sexuelle dominante, le transfert d’exigences féminines sur la vie sexuelle des hommes serait une des caractéristiques »12, constate Freud. L’homme, y compris sous l’influence de la psychanalyse naissante, s’inscrit dorénavant dans l’ambiguïté du sexe, se féminise donc et avec lui la culture. N’oublions pas que les contemporains du président Schreber n’ont pas Lacan pour accompagner la lecture de ses mémoires, d’un névropathe certes, mais avant tout paradigme du désordre général qui tend à l’indifférenciation des sexes et à l’envahissement de la culture, donc du masculin, par le féminin. « L’excitation des nerfs » sur fond du sexuel n’est plus réservée aux femmes hystériques. Homosexualité, bi-sexualité, transsexualité deviennent autant de preuves pour une dérive pathologique de l’ordre naturel. Féminisation et sexualité non reproductive apparaissent comme la maladie de la culture. Peut-être peut-on penser ici aux figures féminines inquiétantes de Klimt par exemple, Salomé aussi séduisante que mortelle. Ou aux célèbres « süße Mädel », un terme viennois intraduisible pour dire la jeune fille douce, attirante, qui peuplent les écrits de Schnitzler, à « Lulu » de Wedekind évidemment.

La sensualité féminine menace dans la figure de la femme fatale le monde des hommes. Dans « L’éveil du printemps », le personnage d’Ilse, auquel on prête généralement peu d’attention, a ces traits, que Wedekind avait, pour sa « Lulu », caractérisés de « schamlos », sans gêne ou sans honte, suivant seulement le principe de plaisir. Socialement parlant, « la morale sexuelle culturelle » selon le titre de Freud, se trouve menacée par la mise en question du mariage comme communauté de reproduction ; les relations sexuelles hors mariage et les dangers pour la santé publique liés à la prostitution sont autant de symptômes de la maladie du corps culturel. Pour Freud aussi, nous le savons, la sexualité féminine n’est pas propice à la création de liens communautaires, même s’il n’en tire pas les mêmes conclusions.

Pour endiguer ce danger, la discrimination et la surveillance étroite de la femme sensuelle s’accompagnent de la re-idéalisation de la femme-mère. Les médecins proposeront même l’ovariotomie comme traitement de la « nervosité » féminine due à la répétition malsaine de la copulation. Nous savons ce que Freud en pensait : repetitur, justement. Or, ce n’est pas un savoir-faire qui fait défaut, c’est un savoir qui répondrait une fois pour toutes à l’énigme de la sexualité.

Des hommes efféminés, car sous l’emprise de l’instinct sexuel, et des femmes viriles, car réclamant leur part de jouissance, peuplent les villes et les discours alarmistes. En Allemagne, Paul Julius Moebius écrit « De l’imbécilité psychologique de la femme »13, à Vienne, plus connu peut-être, Otto Weininger son célèbre « Sexe et caractère »14. Jacques le Rider, dans son ouvrage qui fait généralement référence, interprète « La modernité viennoise » comme « crise de l’identité masculine »15. Mais si, avec Lacan, on considère qu’ « il n’y a de discours et pas seulement analytique, que de la jouissance »16, cette crise, me semble-t-il, dépasse bien celle de l’identité mâle.

Naissance d’un mythe

Toujours dans « La morale sexuelle culturelle », Freud cite longuement son contemporain Erb qui écrit en 1893 : « D’une série de faits communément admis se dégage nettement ceci : les conquêtes extraordinaires des temps modernes, les découvertes et inventions dans tous les domaines, le maintien du progrès face à une concurrence accrue ont été acquis par un immense travail intellectuel et ne peuvent être maintenus que grâce à un tel effort.

Les exigences d’efficacité envers tous dans la lutte pour l’existence ont considérablement augmenté et ce n’est qu’avec l’engagement de toutes nos forces intellectuelles que nous pourrons les satisfaire ; en même temps, les besoins de l’individu, ses demandes en ce qui concerne la jouissance [Lebensgenuss], vont croissantes dans toutes les couches de la société, un luxe inouï s’est répandu même dans celles qui jusque là n’en étaient pas affectées ; l’a-religiosité, l’insatisfaction et la convoitise ont augmenté partout ; par l’accroissement incommensurable du trafic, par les réseaux mondiaux du télégraphe et du téléphone les relations du commerce et des échanges se sont totalement transformées : tout se fait en urgence et agitation, on utilise la nuit pour voyager, le jour pour faire des affaires, même les voyages de vacances sont devenues cause de fatigue. […] La vie dans les grandes villes est de plus en plus raffinée et agitée. Les nerfs ramollis cherchent repos dans des excitations accrues, dans des jouissances fortement épicées, pour finalement se fatiguer que plus encore ».17

Nous sommes donc en 1893, et cette longue citation est étonnante. Il est vrai que l’on aurait pu faire plus court en citant la verve et la capacité de synthèse de Christian Demoulin : « Grâce au capitalisme, la science remplit nos orifices. On en a plein les yeux, plein la bouche, plein les oreilles et finalement plein le cul ».18 Plutôt crise du désir donc, sous l’effet conjugué des deux discours, incapables, comme le dit encore Christian Demoulin, de réguler le rapport des sujets à la jouissance en voulant résoudre la question du désir par le gain de jouissance19. Par la forclusion de la castration, opérée par le nouage des deux discours, tout semble possible.

C’est aussi ce qu’avait annoncé Nietzsche en proclamant la mort de Dieu. Lacan nous avertit que c’est exactement le contraire. Crise de l’identification aussi bien donc puisque la solution paternelle ne va plus de soi. L’adolescence, ce passage aux multiples remaniements pulsionnels et identificatoires est alors particulièrement concernée, à un moment de l’Histoire où tous les rêves promis par les temps modernes ne se sont pas encore transformés en cauchemars au cours du XXème siècle. L’adolescent, à l’instar de Freud rêve, et il fait rêver comme étant celui qui dans un éternel retour pourra être porteur d’une nouvelle jeunesse culturelle, être le remède. Il sera, selon Nietzsche, le représentant d’une vie non aliénée.

Le nouvel homme

Dans cette euphorie la science n’est évidemment pas en reste. Elle promet, déjà, rajeunissement et éternelle jeunesse par diverses interventions chirurgicales, comme celle appelée « Vasoligature » du fameux docteur Steinach à Vienne, que même Freud consultait, espérant par ses méthodes un soulagement de ses problèmes de la mâchoire. Mais ce ne sont pas les seules visées thérapeutiques du bon docteur comme nous le verrons plus loin.

Dans les librairies, les romans de Karl May comptent parmi les plus grands succès populaires des années 1890. Non pas certes pour ses qualités littéraires, mais pour l’image de ses jeunes aventuriers, sorte de Super-héros équipés d’armes miraculeuses, un peu les James Bond de l’époque. Les histoires se passent toujours dans l’Ouest sauvage américain ou en Orient, autant de « continents noirs » où un trésor attend le conquérant. Comme si les performances masculines, toujours dans l’ordre phallique, suffisaient à garantir l’être-homme. L’aventure coloniale, l’expédition polaire font fantasmer une jeunesse virile qui apprivoise l’environnement hostile et la nature féminine. « Je ne veux rien que je n’ai acquis moi-même » dira Melchior dans la pièce de Wedekind. Cet « élan du cœur » de la jeunesse vers l’aventure est, pour Ernst Jünger, à l’origine de son engagement dans la Légion étrangère. Ses souvenirs de la lecture de Karl May soutiennent l’écriture de son célèbre et controversé journal de guerre « Orages d’acier » : « Nés dans une époque de sécurité, nous avions tous la nostalgie de l’extraordinaire, du grand danger.

Alors la guerre nous prit comme dans l’ivresse. Sous une pluie de fleurs nous partîmes au champ de bataille, dans une frénésie de roses et de sang. La guerre devait enfin nous apporter ce qui est grand, fort, sacré. Elle nous semblait action virile, un gai combat dans des prés fleuris, couverts de rosée de sang ».20 En 1812 déjà, le grand August Wilhelm Schlegel avait conseillé l’épopée des Nibelungen comme lecture majeure dans l’éducation de la jeunesse allemande. Au milieu du 19ème siècle, Wagner, dans sa Tétralogie, avait repris et modifié la légende, faisant de Siegfried le héros allemand pour presque tout un siècle. L’homme nouveau qui forge seul son épée, se crée lui-même, écarte son père et rejoint dans l’inceste celle qui représente sa mère afin de créer l’ordre nouveau. Dans des recueils de chants pour la jeunesse on trouve ce genre de vers :

J’enlève l’habit coloré de ma jeunesse, le jette parmi les fleurs, le bonheur, la quiétude.

Le cœur brûlant fait éclater ma poitrine, riant aux éclats je claque la porte aux rêves.

Une épée me grandit dans la main, la sérénité du temps coule comme l’acier dans mes veines.

Me voilà fier et dressé tout seul dans l’ivresse d’être devenu un homme.21

Thomas Mann, Hermann Hesse, Robert Musil, Rainer Maria Rilke ne sont pas les seuls à mettre en parallèle génie artistique et héroïsme guerrier. La jeunesse aspirant à la mort héroïque pour empêcher l’effémination de la nation, la guerre comme lieu de naissance du vrai homme, créateur de culture masculine. C’est l’aboutissement de la volonté de puissance nietzschéenne, volonté avide et aveugle du Surhomme, d’une jouissance pure, hors discours, dans l’acte, non barrée. La « transvaluation des valeurs » fait sauter la Loi, responsable du manque à jouir, alors qu’elle n’est que masque de l’impossible.

Scandale

En 1888, Guillaume II accède au pouvoir entouré d’une aura de jeune héros, après avoir écarté le père de l’Empire, le vieux Bismarck. Dans l’euphorie générale c’est enfin « ein Jüngling », un adolescent qui prend les responsabilités impériales. Le tristement célèbre Houston Stewart Chamberlain voit « l’aurore des temps nouveaux, en route vers l’avenir sur un cheval de feu ». L’Allemagne, dit on, laisse derrière elle l’enfance pour entrer dans l’adolescence prometteuse. Mais il y a des zones d’ombre dans ce tableau de l’Empereur, des tâches inquiétantes. Un bras gauche atrophié de naissance passe encore ; sur les photos officielles on ne verra que son côté droit richement orné par toutes sortes de décorations et insignes militaires. Parade virile qui insidieusement féminise en inscrivant le désir de l’Autre en maître. Saura-t-il mener le glaive comme il faut ? Sa mère anglaise n’est pas un problème non plus, car la nation allemande est dorénavant suffisamment virile pour contrebalancer l’essence féminine des nations de l’ouest, Angleterre et France.

Mais le sol est préparé pour qu’éclate au grand jour ce que l’on appelait « la maladie allemande ». Savamment orchestrée par Bismarck, une campagne médiatique sans précédent est déclenchée. Le journaliste Maximilian Harden dénonce l’infiltration, « l’infestation » de la cour par des homosexuels. Au centre se trouve l’ami et conseiller personnel de l’empereur, le duc Philipp von Eulenburg et son cercle de Liebenberg, une « camarilla de pédérastes » selon Bismarck. On les accuse d’insuffler à l’empereur une politique molle, douçâtre, en un mot, féminine. Ils n’auraient pas besoin de l’incendie guerrier tant attendu « puisqu’ils se réchauffent assez entre eux ». « Ils nous ont tous émasculés » murmure-t-on dans l’armée, et dans le magazine « L’Avenir » de Harden on lira : « L’Allemagne aspire à un homme, un génie viril qui comme aucun autre depuis les temps mythiques de Siegfried incarne la virilité germanique ».22 Entre 1906 et 1909 les procès, démissions, demandes en duel et fuites à l’étranger se suivent, le parlement débat de la question. Guillaume, qui rêvait de diriger le pays avec « de vrais amis » avait cru conjurer la peur du féminin justement en ne rassemblant autour de lui que des hommes. A peine inventée, la belle image de l’adolescent se charge d’une ambiguïté qui ne le quittera plus.

Un ange triste

L’Art nouveau ne s’appellera que dans les pays germanophones « Jugendstil ». L’emphase du mouvement se lit dans les noms des différents cercles et publications nombreuses : « La jeunesse », « La nouvelle jeunesse », « L’action », « Ver sacrum », « Pan ». On oppose passé et avenir, bourgeoisie et aventure, érotisme et pruderie. Le génie est à l’image goethéenne « le créateur éternellement jeune et doué d’une puberté sans cesse renouvelée ». Heinrich et Julius Hart appellent leurs congénères à les rejoindre dans leur « Nouvelle communauté » ainsi : « Notre communauté est une communauté de connaissance et de vie, unie dans la Weltanschauung du monisme réel, dans la conception de l’Un-multiple [Einvielfalt], du changement, de l’éternel rajeunissement, du devenir perpétuel et du développement de toute chose. Le noyau de cette conception est la conscience de l’identité entre le monde et le Moi, la représentation du Moi-monde. En tant que Moi-monde chacun et toute chose sont éternels, sans début et sans fin, impérissables, indestructibles. […] Dépassant toutes les contradictions [cette Weltanschauung] mènera à une harmonie illuminée dans la pensée, le sentir, la vie de chacun, et réalisera pour la communauté l’idéal culturel suprême. Notre communauté veut la mettre en acte et en vie […] ».23 La vie comme œuvre d’art totale wagnérienne, qui fait justement penser au …« sentiment océanique ».

Une des figures les plus emblématiques du Jugendstil est « l’adorateur de la lumière », personnage créé par un certain Fidus et redessiné en variations infinies dans de nombreuses publications. C’est un androgyne dans un environnement floral, auquel le signifiant lumière et la nudité donnent une dimension de sacralité, de pureté et de perfection de l’Un, retranché de l’altérité tout en maintenant une fascination pour la jouissance supplémentaire que l’Autre recèle. Même si, de temps en temps, apparaissent à côté de lui des héros germaniques munis d’une épée … on n’est jamais assez prudent. Dans l’adorateur, symboles érotiques et religieux se confondent dans le sublime, la ritualisation du sexe le sacralise. L’imagination érotique de plus en plus raffinée doit compenser la déception liée au « ce n’est pas ça » de la jouissance phallique. C’est autour du grand poète Stefan George que se forme le cercle le plus influent. Le messianisme affleurant chez Fidus devient chez George le principe organisateur même du cercle :

Ceci est l’empire de l’esprit : image

De mon empire – cour et champ.

Refaçonné – re-né d’une autre façon.

Sera chacun : lieu du berceau

Le pays reste un conte de fée.

Par la mission par la bénédiction

Vous changerez de famille, de statut, de nom

Il n’y a plus, ni pères ni mères.

Parmi la fratrie ainsi élue

Je choisirai mes maîtres du monde.24

Autour du maître George se rassemblent les disciples conscients du fait qu’être jeune a une valeur charismatique en soi. L’esthétisme extrêmement raffiné de George habille le renouveau culturel d’une dimension éthérée et quasi christique. Un fragment jamais publié à l’époque semble indiquer cependant, que le maître en savait un peu plus qu’il ne voulait bien dire :

Un certain féminin non viril

Qui s’empare des hommes comme des femmes, qui règne

Sur les époques de décadence

La même chose dont parlait le Christ lorsqu’il dit

Je suis venu pour dissoudre les œuvres du féminin.25

De quoi parle-t-il sinon de cette part maudite qui échappe au phallique. Eduquer l’adolescent à une « masculinité supérieure » était le but affiché de Stefan George. Seulement, lui et ses disciples, tous mâles à part quelques rares exceptions, semblent s’y épuiser : pas de métaphores sans des signifiants tels que pâleur, fatigue, deuil, souffrance, nostalgie, mélancolie. Comme si l’abolition de l’altérité confinait à la dissolution du Moi. Ne reste plus que son assomption dans un geste héroïque préalable à une – hypothétique – renaissance de l’Être pour soi. Le sujet, comme son propre objet, est rejeté dans une jouissance hors références phalliques. Toujours pas d’homme en vue donc, et il n’est pas étonnant que l’adversaire déclaré de George, Rudolf Borchardt le dénoncera comme séducteur pédéraste, responsable de l’émasculation de la jeunesse allemande. Dans son « anthropologie esthétique » il affirme que « la belle et douce-amère maladie appelée jeunesse » ne devrait être qu’une étape intermédiaire que l’homme devenu poète aura à laisser derrière lui. La fascination homo-érotique de l’adolescence prendrait fin par la maîtrise de la forme. Un stade que George n’aurait jamais atteint, le jugement est sans appel : « Le poète homosexuel n’est pas un poète, qui par ailleurs serait autant homosexuel qu’un poète aux yeux verts est un poète qui par ailleurs a des yeux verts. Il est un homosexuel qui par ailleurs est poète. »26 Le désir ne doit être que désir de savoir, le sensuel sublimé dans la forme. Il s’agit « de durcir ce qui est mou ».

Mais les disciples de George ne sont pas les seuls adolescents qui portent les stigmates de la décadence. En même temps que l’idéal exorbitant, naît son jumeau, l’adolescent épuisé, pâle, fatigué. « Tous ceux qui veulent être plus nobles que leur constitution le leur permet tombent dans la névrose »27, écrit Freud. L’augmentation des suicides de jeunes est perçue comme signe d’une fatigue nerveuse due à leur inadaptation au monde moderne. L’école notamment et ses exigences accrues, dans le contexte économique dont parlait Erb, pousseraient la jeunesse au passage à l’acte. Wedekind livre un exemple dans « L’éveil du printemps ». D’autres grands auteurs ont produit ce genre de personnages, comme Rilke dans « Le cours de gymnastique », Hesse dans « Sous la roue », Musil dans « Les égarements de l’élève Törleß », ou l’histoire de Hanno dans les « Buddenbrooks » de Thomas Mann. Le plus grand succès littéraire est le roman « Freund Hein » d’Emil Strauß. C’est l’histoire de la mort annoncée, dès le titre, du jeune Heinrich Lindner, l’ami Hein étant en Allemagne la mort. Lindner doit devenir procureur, c’est ainsi qu’en a décidé son père avocat, dès sa naissance. Mais les résultats scolaires calamiteux dus à sa préférence pour la musique rendent cette perspective irréalisable. Son incapacité à nouer une relation autre qu’amicale avec une fille forme le tableau classique de l’adolescent égaré et poussé au suicide.

L’évènement essentiel se trouve cependant dans un passage anodin. Le père raconte alors à son fils, encore enfant, que lui-même dut se battre contre la tentation que représentait la musique. Il y avait alors renoncé pour toujours afin d’acquérir son statut d’homme. La scène se passe dans la chambre des parents et le père sort de dessous le lit conjugal son violon enfermé depuis longtemps dans « son cercueil » couvert de poussière. Son fils est perplexe : « Mais pourquoi – Il voulut demander au père les raisons de son abstinence, mais y renonça, pris d’une crainte soudaine. »28 Ce ne sont donc pas les exigences scolaires ou le tiraillement entre art et vie, thèmes variés à l’infini dans de nombreux textes, qui projettent le jeune Lindner dans le néant. C’est la béance ouverte par l’abstinence du père, et je dirais de père, béance qui resurgit au moment de la rencontre impossible avec son amie d’enfance devenue femme, rencontre qui précède son suicide. Dans de nombreux textes de l’époque, la résolution des conflits intergénérationnels consiste en un passage à l’acte meurtrier ou suicidaire, si caractéristique pour l’adolescence. Est-ce le symptôme du fait, « qu’à partir du moment où, selon Lacan le discours capitaliste s’est substitué au discours du maître, il n’y a plus de référence possible à l’exception paternelle hormis comme mythe, voire mythe individuel, ce que consacre au fond la disparition du patriarcat […]. »29

Remèdes

Il faut donc éduquer différemment cette jeunesse à la dérive et les propositions, programmes et mouvements de réformes fleurissent à mesure que l’adolescence est reconnue comme phase particulière de la vie et idéalisée en même temps. Commençons brièvement encore une fois par la science et retrouvons le docteur Steinach. En 1919, après avoir allègrement trituré de nombreux petits rats, grenouilles et autres cobayes, il prétend pouvoir « guérir » l’homosexualité par sa « Xenotransplantation », c’est-à-dire la transplantation des testicules. Un mythe qui ne sera abandonné que dans les années quarante.

Wedekind y réfléchit en tant qu’écrivain. En même temps que « L’éveil du printemps » il commence l’esquisse d’un roman intitulé « Eden »30, tout un programme. Dix-sept années durant il y travaillera, mais n’en publiera qu’un fragment sous le titre « Mine-Haha ou l’éducation corporelle des jeunes filles ». L’esquisse est une utopie d’un nouvel ordre de la société basé, dit-il, sur « l’amour libre ». Cela est tout relatif. L’éducation sexuelle des jeunes, mâles et femelles, y est une affaire d’Etat. Au moyen de différents institutions et rituels il forme sa jeunesse à la « bonne » sexualité, à l’acte sexuel « véritable ». L’orgie initiatrice a lieu en public, non dans un boudoir, les jeunes mâles sont auparavant initiés par des femmes mûres, les filles elles, sont maintenues dans leur virginité jusqu’à cette « fête du printemps ». Les garçons introduisent, si j’ose dire, les filles en cavaliers expérimentés dans les secrets de la copulation. C’est un texte ouvertement pornographique. La ritualisation à l’extrême de l’acte sexuel lui donne une consistance de lien social qui, me semble-t-il, tente de faire exister le rapport par son chiffrage sophistiqué. Sous forme d’utopie, car ce n’est évidemment pas à prendre au « pied de la lettre », il s’agit néanmoins d’inscrire une nouvelle Loi qui permettrait enfin de jouir mieux, sans entrave et culpabilité. Mais Wedekind est décidément un cas à part.

Celui qui n’a pas à craindre la censure, bien au contraire, est le psychologue américain Stanley Hall. Il n’est pas étonnant que ses travaux publiés en 1904 sous le simple titre « Adolescence » trouvent rapidement un grand écho en Allemagne. L’adolescence est pour lui la phase la plus dangereuse de la vie. Les grandes villes modernes affaibliraient surtout la jeunesse masculine, par l’effémination de leur volonté. Dans un mélange de pédagogie noire et de scientificité, il prône l’éducation à « la masculinité essentielle » pour les garçons par un dépassement du stade féminisé du développement psychique. Par contre, l’éternel féminin, terme qu’il utilise en allemand, serait de ne jamais dépasser l’adolescence pour ne pas perdre l’essence maternelle. La pédagogue Hermine Hug-Hellmuth consacrait en 1913 son exposé d’introduction à la Société psychanalytique de Vienne à Hall. Evidemment, la psychanalyse naissante s’intéresse à la question. Les premiers travaux, remarque François Sauvagnat, ont tous « une coloration plus ‘éducative’ ou ‘culturelle’ que diagnostique et psychopathologique.

Les diagnostics s’éloignent assez librement de la nosologie freudienne ; on y tente bien davantage de définir des types (puberté prolongée, puberté simple, etc.) de modes de conflits ou de défense (K. Landauer, A. Freud) que de se référer strictement à la clinique freudienne. »31 Les journaux intimes d’adolescents qui connaissent un premier boom à la fin du siècle intéressent tout particulièrement les analystes32. C’est sans doute Siegfried Bernfeld qui fait référence. Issu des mouvements de jeunesse, il s’intéresse dès ses 15 ans à la psychanalyse, crée à Vienne un des premiers « Schimpfvereine », où des adolescents se retrouvaient régulièrement pour critiquer publiquement les méthodes éducatives de leurs parents et professeurs. En 1914 il écrit : « Ainsi l’adolescence se trouve dans un contexte général qui lui donne sa valeur. […] Les adultes ont la tâche de travailler de façon productive pour la culture, de créer de nouvelles œuvres, d’élargir les anciennes. La jeunesse a la tâche de pérenniser la culture. Elle est la feuille vierge sur laquelle doit être inscrite la somme de la culture pour qu’elle devienne éternelle. »33

Sans encore la nommer comme telle, Bernfeld introduit l’idée d’une sublimation qui s’exprimerait dans la production culturelle ou scientifique des adolescents. Son concept de « puberté prolongée » part du concept goethéen rencontré tout à l’heure, du jeune homme créatif ne terminant jamais sa puberté. Sous sa plume celle-ci devient même « géniale ». En même temps, « il relève les idéaux, la productivité, la valorisation narcissique de soi-même, dont les inconvénients bien connus (l’attitude goguenarde, le mépris d’autrui) sont tempérés par le respect pour un certain nombre d’amis, le cercle, et pour un animateur (Führer), ainsi que la capacité à fonder des groupes. »34 Son projet d’une communauté nouvelle de la jeunesse montre par des signifiants tels que « disciple », « fratrie » ou « camarade-Führer » une certaine proximité avec ce que nous avons vu chez George notamment. Le but serait de créer par des catégories typiquement masculines comme la volonté, la force, le combat, le dépassement de la peur un type d’adolescent « plus fort, plus beau, plus autonome et plus noble ».

D’autres analystes comme Otto Fenichel, Annie Reich, Willi Hoffer ou Rudolf Ekstein sont issus des mouvements de jeunesse, ce phénomène historique considérable dans l’histoire allemande.

L’innocence perdue

« L’oiseau migrateur », l’organisation la plus emblématique, condense un certain nombre d’éléments que nous avons rencontrés jusqu’ici. Fondé en 1901 à Berlin comme « association de randonnées » pour les écoliers, le mouvement prend rapidement une ampleur nationale. « Les jeunes entre eux » était leur slogan du début. « La foi, la tradition et l’héroïsme germanique » se mélangent avec un fond de commerce romantique de connaissance et de proximité avec la nature. Le manifeste de 1904 affiche surtout le vieux rêve d’un dépassement des classes sociales et de la politique, ces effets de la modernisation, par un retour à une communauté originelle, autre nom du « sentiment océanique ».

Dans les références littéraires on trouve notamment les héros de Karl May et les légendes germaniques dont s’inspiraient de nombreux rituels et fêtes autour du Dieu Soleil. Chants, feux de camps, culte de la nudité virile, très vite le mouvement prend l’allure d’un « Männerbund », d’une société d’hommes, comme le cercle de Liebenberg. Hans Blüher, l’idéologue du mouvement, finira par souligner la nature érotique de celui-ci. Les éléments homo-érotiques de « L’oiseau migrateur » deviennent sous sa plume les garants du renouveau culturel : « La culture des derniers millénaires a, entre autres, commis l’erreur sexuelle grave d’avoir compté l’inversion parmi les perversions ordinaires et non-culturelles et d’avoir exigé son refoulement. Cela ne pouvait que mener à un échec sexuel partiel, car l’inversion est un domaine pulsionnel autonome et favorable à la culture, et son refoulement imposé ne pourra que se venger sur la santé psychique d’un peuple. »35 L’homosexualité renforce donc la virilité, elle est saine car elle tisse les liens de la communauté masculine. Evidemment, il s’agit toujours d’une homosexualité sublimée en Eros « social », pas « sexuel ». La fratrie se dégage des liens familiaux pour retrouver dans la personne du Führer charismatique un nouvel idéal.

Ces publications ont été un choc, y compris pour le mouvement qui ne pouvait que réfuter cette thèse devant la levée de boucliers qu’elle avait provoquée. On purgeait les rangs, on appelait à la « lutte contre cette culture perverse ». Blüher expliquait que la virilité, au contraire de ce qu’on voulait lui faire dire, imposait d’être libérée des pulsions sexuelles afin de sublimer la sensualité au profit de la société et de la nation. La sexualité ne pouvait être positive qu’une fois épurée de toute connotation corporelle, et anoblie ainsi au rang d’une valeur spirituelle.

Le sexe est synonyme d’un manque de culture et vice versa. Le best-seller de 1910 est le roman « Helmut Harringa » de Hermann Popert, d’une banalité déconcertante avec une issue prévisible dès les premières lignes. C’est l’histoire de deux frères, dont l’un se suicide après avoir attrapé la syphilis auprès d’une prostituée, tandis que l’autre, étudiant en droit, résiste à la tentation et sera récompensé par le mariage avec une jeune fille allemande, pure, blonde aux yeux bleus. Les premiers travaux de Blüher avaient été publiés entre autres par la « Revue internationale de psychanalyse clinique ». En 1922, sous la critique de plus en plus forte de la part des analystes, Blüher finit par déclarer que  les bonnes idées du juif Freud avaient eu besoin de passer par un cerveau allemand. A-politique à l’origine, « L’Oiseau migrateur » avec son fond idéologique germanique ne pouvait résister longtemps lorsque la réalité immédiate exigeait de choisir son camp. La position majoritaire devenait la non-admission des juifs. Les filles créaient leur propre mouvement. Dissout en 1933, quelques membres rejoignaient la résistance ou émigraient, les autres trouvaient sans trop de difficultés un prolongement de leur rêve dans la Jeunesse Hitlérienne.

Le moment lacanien

« Le discours du capitaliste », dit Christian Demoulin, « forclôt la castration. D’où l’appel à un retour du maître et de son autorité »36, afin qu’il régule les excès structuraux du capitalisme par l’instauration d’un corps, social et du sujet, stable. Tout ce qui le perturbe doit être re- tranché. Peut-être que depuis tout à l’heure l’adolescence apparaît en effet comme révélateur du Unbehagen dans la culture, ce qui est, pour Luis Izcovich sans doute sa vocation. « L’illusion de pouvoir se soustraire à la castration, à la loi de l’Autre […] fait croire à une jouissance toute, qui n’en passerait, ni par le manque de l’Autre, ni par la rencontre avec l’Autre sexe. Mais il s’avère que, plus le sujet se veut libre de toute attache ou obligation symbolique, plus il encourt le risque d’une dépendance imaginaire ou réelle, qui l’asservit et le condamne à répéter sans fin son effort de détachement ou à s’offrir comme objet de la jouissance de l’Autre. »37

Un livre parut en 1983 sous le titre « Le moment lacanien ». Bernard Sichère y revient sur les évènements d’un autre mouvement de jeunesse, celui de Mai 68, et sur la position de Lacan par rapport à celui-ci, avec les outils forgés par Lacan. Si l’analyse est aussi une certaine éthique de la révolte contre tous les imaginaires, toutes les maîtrises, tous les renoncements du désir, si l’analyse sert à reconnaître que « si l’on a un corps c’est pour en jouir », si elle sert à modifier le rapport du sujet à la jouissance, et finalement à se faire « responsable » de son symptôme, ne pourrait-on pas considérer l’adolescence, à « suivre » l’enseignement de cet autre homme aux multiples masques, comme le moment lacanien par excellence ?

Email de l’auteur : rauber.alfred@orange.fr

1 SAARBRÜCKER ZEITUNG, N° 302, 31.12.2007, p. 4.
2 SOLER, C., Qui commande ? in Le père, Paris Denoël, 1989, p. 271
3 SOLER, C., Ce que Lacan disait des femmes, Editions du Champ lacanien, Paris, 2003, p. 173.
4 FREUD, S., Zur Psychologie des Gymnasiasten, Studienausgabe Bd.IV, Frankfurt a.M., 1970, p. 237.
5 SOLER, C., Qui commande, op.cit., p. 271.
6 cf. FOUCAULT, M., Der Wille zum Wissen. Sexualität und Wahrheit, Bd.I, Frankfurt a.M., 1977.
7 SOLER, C., Ce que Lacan disait des femmes, Editions du Champ Lacanien, Paris, 2003, p. 161.
8 Ibid., p. 32.
9 Ibid., p. 162.
10 HAMMACHER, E., cit. in BUBLITZ, H./HANKE, CH./SEIER, A., Der Gesellschaftskörper, Frankfurt a.M./New York, 2000, p. 145.
11 STEIN, L., cit. in Ibid, p. 143.
12 FREUD, S., Die ‘kulturelle’ Sexualmoral und die moderne Nervosität, Studienausgabe Bd.IX, Frankfurt a.M., 1982, p. 13.
13 MOEBIUS, P.J., Über den psychologischen Schwachsinn des Weibes, Halle, 1905.
14 WEININGER, O., Geschlecht und Charakter, Wien/Leipzig, 1904.
15 LE RIDER , J., Modernité viennoise et crises de l’identité, Paris, PUF, 1990.
16 LACAN, J., Le Séminaire, Livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 90.
17 ERB, W., in Freud, Die kulturelle Sexualmoral, op. cit., pp. 14.
18 DEMOULIN, CH., Sortir du discours capitaliste?, in Psychanalyse et politique(s), Revue de psychanalyse, N°2, EPFCL, Paris, 2005, p. 118.
19 Ibid., p. 119.
20 JÜNGER, E., In Stahlgewittern, Stuttgart, 2001, p. 7.
21 PAUL, W., Rufe in das Reich, cit. in DAHLKE, B., Jünglinge der Moderne, Köln/Weimar/Wien, 2006, p.200.
22 L’AVENIR, cit. in DAHLKE, B., op. cit, p. 6.
23 HART, H./HART, J., Unsere Gemeinschaft, in SCHUTTE, J./SPRENGEL, P. (Hg), Stuttgart, 1987, p. 634.
24 GEORGE, S., Der Stern des Bundes, Sämtliche Werke Bd. VIII, Stuttgart 1982, p. 97.
25 Ibid., note de bas de page, p.146.
26 BORCHARDT, R., Aufzeichnungen Stefan George betreffend, Osterkamp éd., München, 1998, p. 46.
27 FREUD, S., Die kulturelle Sexualmoral, op.cit, p. 22.
28 STRAUSS, E., Freund Hein. Eine Lebensgeschichte, Stuttgart, 1995, p.68.
29 FOYENTIN, I., Tous prolétaires ?, in Mensuel de l’EPFCL N°15, Paris, avril 2006, p. 60.
30 GUTJAHR, O., Inszenierung der Sexualität, fbsuk.h-da.de .
31 SAUVAGNAT, F., La crise de l’adolescence telle que la voyaient les premiers psychanalystes, in Destins de l’adolescence, SAUVAGNAT, F. dir., Rennes, PUR, 1992, p.52.
32 L’écrit ou le travail de la lettre, disait R. Merian, ont une proximité avec le réel.
33 BERNFELD S., cit ; in Dahlke, B., Jünglinge der Moderne, Weimar/Wien, 2006, p. 213.
34 SAUVAGNAT, F., op.cit., p.52.
35 BLÜHER, H., Die deutsche Wandervogelbewegung als erotisches Phänomen, Berlin, 1912, p.110.
36 DEMOULIN, CH., op.cit., p.119.
37 HATAT, B., Le briseur de soucis, in Mensuel de l’EPFCL N°15, Paris, avril 2006, p. 25.