« La jeunesse n’est qu’un mot »

Intervention prononcée dans le cadre de la Journée d’Étude « Le moment dit de la jeunesse, organisée à Rennes le 25 mars 2017

C’est un titre que j’ai emprunté, en forme d’hommage, à Pierre Bourdieu. C’est l’intitulé de la transcription d’un entretien de 1978(1). Je vous en résume ce qui m’a interpellé. On ne sait pas, nous dit Bourdieu, à quel âge commence la vieillesse. En fait, la frontière entre jeunesse et vieillesse est dans toutes les sociétés un enjeu de lutte, une lutte pour le pouvoir. Par exemple au moyen-âge, les détenteurs du patrimoine manipulaient les limites de la jeunesse pour y maintenir ceux qui auraient pu prétendre à une succession une fois devenus « responsables ». Aux jeunes la vigueur, la passion, la violence ; aux vieux la possession, l’expérience, la sagesse, le pouvoir, ou tout au moins une forme du pouvoir. Car cette structure, qui se retrouve ailleurs, par exemple dans les rapports entre les sexes, rappelle que dans la division logique entre les jeunes et les vieux, il est question de pouvoir et de division au sens de partage des pouvoirs. Les classifications par âge, mais aussi par sexe, ou bien sûr par classe, reviennent toujours à imposer des limites et à produire un ordre auquel chacun doit se tenir, dans lequel chacun doit se tenir à sa place. La jeunesse et la vieillesse ne sont pas des données, mais sont construites socialement, dans la lutte entre les jeunes et les vieux. Chaque champ a ses lois spécifiques de vieillissement (Bourdieu cite la mode, l’art, la littérature ; on peut interroger ce qu’il en est pour la psychanalyse). Pour savoir comment s’y découpent les générations, il faut connaître les lois spécifiques du fonctionnement du champ, les enjeux de lutte et les divisions que cette lutte opère (ainsi, on a pu désigner la nouvelle vague, le nouveau roman, les nouveaux philosophes, etc…).

L’âge est une donnée socialement manipulable et manipulée, et le fait de parler des jeunes comme d’une unité sociale, d’un groupe constitué, doté d’intérêts communs et de rapporter ces intérêts communs à un âge défini biologiquement constitue une manipulation évidente. Les jeunesses sont diverses et c’est par un formidable abus de langage que l’on peut subsumer sous le même concept des univers sociaux qui n’ont pratiquement rien de commun.

L’articulation du sociologue est précieuse en ce qu’elle dégage la structure de division logique des pouvoirs qui sous-tend l’usage du terme de jeunesse. Le pouvoir n’est pas total ; il est partagé, par le langage.

Un mot n’est pas qu’un mot

La jeunesse n’est qu’un mot, mais on sait au moins depuis Freud qu’un mot n’est pas qu’un mot. Bourdieu aussi manifestement le savait, mais il s’en tient à son champ.

Les analystes sont attentifs à ce qui se dit, et en l’occurrence beaucoup de choses se disent avec ce mot, beaucoup de choses se sont dites et déposées dans la langue courante sous formes de proverbes, maximes et ritournelles de toutes sortes. Ces dépôts successifs et leurs usages ont au fil du temps infléchi le sens du terme, ce dont on retrouve la trace dans les dictionnaires et en particulier le dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey. Sans détailler, le terme de jeunesse renvoie couramment à l’attribut des jeunes : les jeunes ont la jeunesse. Son autre acception qui désigne l’ensemble des jeunes, celle que Bourdieu qualifie de formidable abus de langage, n’est en vogue que depuis le XIVe siècle et semble tomber un peu en désuétude ces derniers temps. Une collègue d’ailleurs nous indiquait lors d’une séance du séminaire collectif, que bien que se comptant au nombre des jeunes, le terme de jeunesse ne lui parlait pas vraiment. Faut-il en remercier Bourdieu ? Car cette opération langagière, qui consiste à identifier un ensemble à un attribut commun, est souvent, peut-être toujours, outre un abus de langage, une réduction qui vise une dégradation.

Il n’en est pas de même pour la jeunesse en tant qu’elle désigne l’attribut des jeunes.

Cet attribut, Bourdieu en déclinait quelques aspects : vigueur, force, puissance sexuelle, violence, on pourrait en ajouter pas mal, mais ils désignent dans leur ensemble l’apogée de la réalisation du corps idéal. Promotion ici et non dégradation.

Lorsqu’on parle des jeunes, il est assez évident qu’on ne sait pas très bien de qui l’on parle. On peut tout au plus savoir si l’on s’y inclut ou pas, si l’on se compte ou pas au nombre des jeunes : « Nous les jeunes…», « Vous les jeunes…». Même là, sauf collusion pathologique entre mots et choses, toutes sortes d’hésitations se produisent ; on n’y croit pas tout à fait. Car pour s’y compter, il faut en avoir l’attribut : la jeunesse. Et ça, ça reste difficile à savoir. Néanmoins, selon que l’on se compte ou pas, avec plus ou moins de certitude,  parmi les jeunes, il semble bien qu’on n’en dise pas les mêmes choses.

Quand l’on en est, « Nous les jeunes » sert généralement d’appui à la revendication ou la contestation. Que ce soit dans la revendication de l’idéal de pureté, de liberté, de beauté, dans la contestation de la résignation et de la corruption des aînés, « Nous les jeunes » désigne un ensemble « résistant » qui, en quelque sorte, ne cède pas sur son désir, un ensemble qui aurait ce pouvoir là…

Quand on ne s’y compte plus : « Vous les jeunes », c’est souvent pour envier ce corps idéalisé qui manque. Car la jeunesse, qui fait le corps beau, eh bien elle passe, et elle passe même trop vite, toujours trop vite. On peut toujours courir après, on ne la rattrapera pas. Si bien qu’on la perd. La jeunesse est un avoir, et même un avoir à perdre, quand il n’est déjà perdu. « Ah la jeunesse », « tu as la jeunesse, profites-en », «je n’ai plus la jeunesse », « je n’ai plus ta jeunesse ». On la perd donc, trop vite.

Et qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour la retrouver ? Tous les moyens sont bons : la magie ou la sorcellerie, l’élixir de jouvence, les vitamines, la macrobiotique, la chirurgie esthétique, le sport, le maquillage, l’habillage, le parler jeune, etc… On peut la chercher chez les autres, ceux qui l’ont encore, encore en corps, encore dans le corps. Les côtoyer, les regarder, les écouter, les embrasser, les retenir. On leur court après, les p’tites jeunes, les p’tits jeunes. La jeunesse, on essaye de la leur prendre, la leur ravir ou la leur faire céder : « donne-moi ta jeunesse, un peu de ta jeunesse ». Ou, plus soft, ils nous la rappellent : « tu me rappelles ma jeunesse ». Et on la retrouve, parfois, « je me sens jeune à nouveau », « j’ai retrouvé ma jeunesse », mais ça ne dure pas, c’est éphémère et illusoire. C’est peine perdue.

Alors à ceux qui n’en sont plus, resterait l’esprit. Car pour ce qu’il en est de l’esprit, certes on pourra concéder aux jeunes une certaine vivacité intellectuelle, une certaine créativité, tout cela rendu bien nécessaire par l’acmé de la tempête hormonale qui les agite, mais pour ce qu’il en est des hautes fonctions intellectuelles de la connaissance et du savoir, eh bien ils repasseront…

Ce que l’on peut entendre, de ce qui se dit, dans cette langue courante, c’est qu’il y a quelque chose qui magnifie le corps, qui se perd avec le temps, on ne sait comment, dont la valeur se découvre quand on ne l’a plus, que certains essayent de retrouver, de rattraper, par tous les moyens, quitte à tenter de le prendre à ceux qui l’ont encore.

Ceux qui ont un peu entendu parler du phallus en psychanalyse reconnaitront là sans peine quelque chose de son fonctionnement, traduit dans l’imaginaire du corps. Le phallus signifie la jouissance du corps, la jouissance sexuelle en même temps que sa perte ; il est une valeur, qui se perd, se retrouve, s’échange, se vole peut-être, se dérobe sans doute.

La jeunesse ne serait-elle alors qu’une des guises du phallus ? Comme le pouvoir d’ailleurs, dont on repère facilement la parenté avec le phallus : il se fonde sur une place vide, on l’a ou pas, il fait la différence, il organise. On pourrait reprendre ainsi l’idée de Bourdieu : à chaque âge son phallus : aux jeunes le pouvoir du corps, figure du phallus imaginaire ; aux anciens le pouvoir social (économique et politique), qui est au fond pouvoir médiatisé sur les corps, figure du phallus symbolique. Négativation du phallus, qui passe de l’imaginaire au symbolique, la castration peut se loger partout. Rien d’étonnant à cela quand on considère que c’est le phallus qui donne le sens.

Alors toujours phallique la jeunesse ? Sûrement pas. Je n’insisterai pas ici sur cet aspect, mais le terme peut recouvrir toutes sortes de dégradations, déchétisations, rejets, exclusions, comme le souligne Lacan quand il s’adresse aux « figures » de la jeunesse.

La jeunesse est un moment

Restons plutôt sur le fil précédent en interrogeant ce qu’il nous dit de cette jeunesse, en particulier dans ce discours de conclusion au congrès de l’EFP de 1971, dont nous avons extrait la formule qui a fait le titre de cette journée d’étude : «… le moment dit de la jeunesse(2)…» En voici ma lecture. Ce mot, jeunesse, correspond à un moment. Qu’est-ce qu’un moment ? Sans entrer dans les détails du dico, apparenté par sa racine latine au mouvement, le terme renvoie couramment à l’instant, la durée, mais aussi en sciences à la poussée, l’action d’un poids, ou encore en psychologie au facteur, au déterminant de l’action, à la raison décisive. Resituer l’expression de Lacan dans sa phrase nous en dira plus : «…le moment dit de la jeunesse tient sa difficulté de la passe à prendre d’un savoir…». Lacan semble retenir à la fois la dimension de l’instant et celle du mouvement, évoquant une force, une poussée trouvant difficilement l’issue, la passe. Ce temps mouvementé qualifié de jeunesse pourrait donc trouver son issue, sa passe, la passe à prendre d’un savoir. Qu’est-ce qui est à prendre ? La passe ? Le savoir ? Les deux ? La langue commune nous indique qu’on peut prendre une passe ; encore faut-il la trouver et elle est parfois malaisée… Lacan nous enseigne que le savoir est apprendre, à prendre dans l’Autre(3). C’est inhérent à sa théorie du sujet et du signifiant : la première des relations fondamentales est celle d’un signifiant à un autre signifiant, où le premier signifiant fonctionne comme représentant le sujet auprès d’un autre signifiant (qui lui ne le représente pas). S1, signifiant-maître, de par son intervention sur la batterie signifiante S2, champ structuré du savoir au lieu de l’Autre, vient représenter le sujet. C’est là, semble-t-il à le lire, que Lacan situe la passe : dans cette représentation du sujet, liant signifiant-maître et savoir. Autrement dit, prendre une passe, ce serait prendre un savoir.

Les savoirs ne sont pas tous les mêmes et celui qui fait issue au mouvement de jeunesse n’est pas n’importe lequel. Il s’agit d’un savoir « qu’un discours hystérique fort bien assis reproduit toujours ». On sait que Lacan considère le discours hystérique comme celui qui produit le savoir. L’hystérique, sujet désirant, marqué de la castration, présente son symptôme à un maître ou supposé tel, qui manque donc d’un certain savoir, qu’il va devoir produire : un savoir sur la castration. Elle, l’hystérique, incarne une coupure entre vérité et savoir, entre vérité du désir et savoir de la castration. Car, nous dit Lacan, la castration est un savoir, il ne s’agit que d’un savoir : « C’est que pour ce qui est de la castration, il ne s’agit, voire ne s’agite, hystérique ou pas, que d’un savoir. »  Mais l’hystérique se fait mission de le répandre, ce savoir, « et ainsi de ranimer le père éternel, soit sous quelque variante, la connerie dont procède le mythe de totem et tabou ».

Ce qui amène Lacan à une question à propos de ce qu’il a appelé l’émoi de mai. Partant du constat que ces « et moi ? », à s’esmayer en l’occasion, ont eu pour effet un regain de force du discours universitaire, Lacan interroge : n’était-ce pas là le désir dont témoignait l’émoi-symptôme ? C’est à cet endroit qu’il risque cette réponse : «Pourquoi y répugner, s’il est clair que le moment dit de la jeunesse tient sa difficulté de la passe à prendre d’un savoir qu’un discours hystérique fort bien assis reproduit toujours ? » Puis : « Dans sa défense, la jeunesse recourra à ce qui désarme le savoir d’être mis, par un autre discours, en fonction de semblant. » Précisons ici que le discours qui met le savoir en position de semblant est le discours universitaire. Le mécanisme de défense est ainsi bouclé : confrontée à ce savoir angoissant de la castration, « qui est ce qu’à quatorze ans on évite mal », la jeunesse, à s’esmayer, renforce le discours qui de ce savoir fait un semblant et permet ainsi de le taquiner, quitte à s’en remettre à la dure vérité du maître, tout de même moins angoissante que ce savoir singulier de la castration.

Et Lacan de s’excuser, non sans humour : « Qu’on me pardonne de réduire la révolte à la révolution dont se restaure toujours l’ordre. »

Le voici situé, ce moment mouvementé dit de la jeunesse. Celui où le sujet, confronté à l’angoisse du savoir de castration, plutôt que l’assumer en prenant la passe de ce savoir, en en prenant acte, s’en défend et se révolte, y parant par un effet de discours.

Là où Bourdieu situe une division logique du pouvoir, là où une écoute freudienne reconnait l’imaginaire du phallus et de la castration, Lacan pose la passe à prendre du savoir de la castration et le moment qui la précède. Il pose un moment logique.

Mais alors qu’est-ce qui distingue cette passe-là, par laquelle jeunesse se passe, de la passe de fin de cure ? Il semble difficile en effet d’envisager que la fin de ce moment dit de la jeunesse corresponde à la fin de la cure. Quelle est-elle alors cette passe ? A reprendre ce qu’en dit Lacan dans ce texte et dans Encore, il me semble qu’on peut l’entendre comme la prise de ce savoir de castration dans l’Autre, non plus pour le fuir et s’en défendre, mais plutôt pour en jouir. Et ce savoir joui, le névrosé y tient. On sait que ça peut durer longtemps, même en cas d’analyse : «…ce qu’il refuse avec acharnement jusqu’à la fin de l’analyse, c’est de sacrifier sa castration à la jouissance de l’Autre(4)…» Ce qui donne chance à une analyse lacanienne d’aller au-delà, de dépasser le fameux roc freudien de la castration, c’est justement cela : que la castration n’est qu’un savoir. Un savoir qui peut être joui, avec tous ses effets imaginaires chez le névrosé, mais aussi un savoir qui peut être désinvesti, délaissé, cédé, sacrifié, dès lors que le dire analysant a permis d’en assumer quelque chose, de cette jouissance. Ce savoir de castration, qui comme tout savoir est lien, peut être délié dans l’analyse, ouvrant ainsi une autre passe, la passe d’un autre savoir, celui du non-rapport.

 

(1) BOURDIEU, P., Entretien avec Anne-Marie Métailié, Les jeunes et le premier emploi, Paris : Association des Ages,1978, pp.520-530.
(2) LACAN, J., Discours de conclusion au Congrès de l’École Freudienne de Paris sur « La technique psychanalytique », Lettres de l’École freudienne, 1972, n° 9, pp.507-513.
(3) LACAN, J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris : Seuil, 1975, p.89.
(4) LACAN, J., «Subversion du sujet et dialectique du désir», in Ecrits, Paris : Seuil, 1966, p.826.