L’ « H » de l’affect : Hystérie-Honte-Haine

Article publié dans la revue PLI n° 6 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France du pôle 9 Ouest) à partir d’une conférence prononcée lors de la journée d’étude du CCPO à Rennes le 18 Juin 2011.

 

Au terme de cette année consacrée à l’affect dans la psychanalyse je vais nouer trois « H » : l’hystérie, à laquelle j’adjoins la haine et la honte[1]. A la fin de son texte « La psychanalyse et son enseignement » Lacan, à propos de la formation, écrit : « …La seule formation que nous puissions prétendre transmettre à ceux qui nous suivent. Elle s’appelle : un style[2]. » C’est ce qui est en question chaque fois qu’on prend la parole, et cela met l’accent sur ce qu’il y a de plus inimitable, de plus singulier, autrement dit l’être de celui qui parle y est engagé.À propos du fondamental, Lacan n’y va pas par quatre chemins : c’est l’affect fondamental qu’il désigne dans son Séminaire l’Envers : « d’affect, il n’y en a qu’un, à savoir le produit de l’être parlant dans un discours, en tant que ce discours le détermine comme objet[3] ». Cette phrase, je la cite pour centrer mon propos. Je note sa portée d’énigme si on la met en regard des nombreux affects dont le sujet est « assiégé ». D’ailleurs on pourrait penser que le sujet se résume aux affects qui le traversent, mais ce n’est pas tenable car ces affects sont instables, labiles, inconstants et leur liste n’apprend rien précisément sur leur source, sur leur cause.

Ce qui est acquis, c’est que le sujet les éprouve, il faut bien dire souvent dans le désagrément, et pour l’agrément c’est à partir de la place et des transformations possibles de l’affect fondamental que dans l’analyse on peut mettre en évidence ces deux affects, l’enthousiasme et la satisfaction, qui sont à distinguer.

Premier H : L’hystérique et la révolution du savoir

Pour ce qui est de l’hystérie, je ne vous apprendrai rien en vous disant qu’elle est la « reine de l’affect », elle est même l’arène où les affects se livrent bataille, et à mort. Je rappelle que Lacan dans sa Subversion du sujet a montré que son fantasme est réglé sur l’insatisfaction (cf le rêve de la belle bouchère), ce qui veut dire que l’insatisfaction est la condition de son désir. L’insatisfaction liée au fantasme est connue depuis Freud et depuis « la lettre 52 à Fliess » : elle est liée à une séduction passive, une expérience de jouissance vécue passivement, et qui à contrario, dans la vie du sujet donne ce côté si fréquent de l’agitation, disons de la plasticité. Et pourquoi donc ?

Je m’explique la chose de la manière suivante : l’expérience de jouissance vient de l’Autre si je puis dire, et sans doute faut-il voir là ce qui conditionne la position du sujet face à l’Autre : à la fois attirance, dépendance, mais aussi opposition, répulsion, rejet (cf. le dégoût). Le drame de l’hystérie résulte dans ce nœud attraction-répulsion : faire désirer l’Autre et se dérober, faire produire le savoir par le maître pour régner sur lui, amour du savoir qui peut couvrir une haine solide du savoir inconscient.

Je pourrais continuer à décliner ainsi les figures empruntées par l’hystérique et que résume le terme de Joan Rivière, la mascarade, qui couvre la question de la féminité. On le sait, d’autant que cette question a fait le départ de Lacan sur la question femme, Freud a buté sur le désir-femme que chaque hystérique met en scène à son insu. Il faut dire que sa mise en scène tient à ce qui la cause, et cette cause est sexuelle.On peut s’arrêter sur un point qui lui ne varie pas, où le refus et la grève dominent : le sexe, qui si je puis dire va avec l’objet du fantasme, tantôt se marque de désintérêt, tantôt d’anesthésie plus ou moins importante et constante (états de la frigidité), tantôt de refus, de position masculine affirmée qui évoque celles qui se présentent comme grandes consommatrices d’hommes : le départ est de séduction intrigante, et à l’arrivée on peut mettre en évidence ce « faire désirer l’Autre » que j’ai indiqué. Ce qui reste dans les dessous, c’est ce « que veut une femme ? » : WWW, waswill das Weib ? Ce qu’une Weib veut c’est jouir, et c’est bien ce dont l’hystérique se protège.

Je l’ai annoncé dans le nœud du titre, l’hystérique, grande amoureuse, n’est pas dispensée de la haine, et spécialement de la haine dans le champ de l’inter-sexe : la colère, l’agressivité et la fureur ont leur place et culminent dans le registre de la haine, haine de l’Autre qu’on peut d’ailleurs associer à la note interprétative, sensitive pourrait-on dire, qui guide ses conduites et ses relations.

L’hystérique souffre de la prise, de l’emprise de l’Autre dont elle ne peut pourtant se passer, bien au contraire puisque la séduction qui est d’ailleurs plutôt l’intrigue, et sur le mode dansé du quadrille, met l’Autre dans le jeu, dans le lien. Qu’est-ce qui fait lien ? C’est là le drame de l’hystérique, elle ne peut se passer du lien mais elle ne le supporte pas. Ce que montre l’écriture des 4 discours que Lacan a établi en tant que chacun d’eux matérialise un type de lien, c’est que le Discours hystérique présente la particularité de mettre en place de vérité rien moins que ce que j’ai désigné de l’affect fondamental : c’est la cause du désir qu’elle incarne et qu’elle cache sous sa division ($/a). Ce « a » occupe la place dite de la vérité, l’objet précieux qu’elle incarne peut donc de la recherche de cette vérité, en faire étendard : le doute est obsessionnel mais l’hystérique est la vérité en personne. Et c’est bien parce qu’elle est la cause incarnée et cachée qu’elle s’échine à faire désirer l’Autre pour le castrer (unilatéralisation de la castration dans l’hystérie dit Lacan), ce dont elle jouit….pour regretter et souvent à grand bruit la perte de cet Autre.

L’hystérique préfère le « H » à la hache, mais on peut cependant lui faire le crédit d’avoir par son discours subverti le discours du Maître, et par là d’avoir permis un déplacement dans la question du savoir, plus précisément du désir de savoir. Elle a mis le Maître antique au travail de produire du savoir pour régner sur lui : destin fatal pour le Maître qui dès lors bascule du côté d’un toujours plus de savoir à produire. Le Maître antique en est devenu moderne et s’est vu rejoindre par la science qui a réalisé la mutation d’un savoir faire à un savoir théorique, puis s’est installé le capitalisme. Et c’est le discours capitaliste que Lacan a écrit une seule fois qui nous conduit vers la question de la honte. Le Maître néolibéral est un éhonté, il ne connaît pas la honte, et il se signale plus par une impudence et un cynisme sans bornes que par un souci de la qualité du lien social. Les conséquences pour le sujet ne sont pas des moindres puisqu’elles touchent à la dignité, à la misère et pourquoi ne pas le dire à l’humanité.

Deuxième H : l’invincible honte

Je vous ai donc fait un flash sur l’hystérie, en réalité parce que je voulais en venir à la honte et à sa place dans l’analyse. Et je veux en parler dans la mesure où Lacan l’a spécialement interrogée dans son Séminaire XVII, mise à sa place, délinéée, et surtout corrélée au déplacement éthique que peut produire une analyse.Affect du réel, la honte est affect de l’être et l’être a partie liée avec la jouissance, jouissance qui elle est à situer dans le corps : le corps se jouit.Ce n’est pas tant chez les psychanalystes mais plutôt chez les écrivains que le traitement de la honte trouve ses exemples : j’évoquerai H. Cixous et G.A. Goldschmidt, j’aurais aussi bien pu parler de Rousseau, de Genet, de Kafka, de Derrida ou de Saint Augustin.

Le trait constant chez ces auteurs c’est la faute commise dans l’enfance et vécue alors comme un crime inexpugnable, pas un meurtre mais plutôt une faute d’apparence banale (un petit mensonge, un larcin) qui empoisonne complètement la vie de son auteur (cf « Les confessions de Rousseau ou de Saint Augustin), une faute qui produirait ce que Rousseau appelle « la honte invincible » et que le mensonge sert à éviter (chez Rousseau ce mensonge sera suivi d’une rectitude morale sans faille, précisément pour ne pas avoir à faire face à la honte, honte qu’il aurait eu si le mensonge avait été découvert). Se protéger de la honte, voilà à quoi s’emploient ces sujets qui en passent par l’écriture pour en faire l’aveu.

Ce qui est intéressant avec Hélène Cixous lorsqu’elle aborde la honte dans son livre intitulé Dedans, c’est la dimension de construction de la honte, qu’elle résume d’une phrase formidable qui nous éclaire sur cet affect : « Honte à Honte on m’a  construite ». Avant d’en venir à l’abord lacanien, je déplie le texte de Cixous[4] : « Quant à la honte, c’est ma force, je dirais même que c’est ma mère ; je nais d’elle, j’ai envie d’elle, j’ai peur d’elle ; je pourrai dire aussi qu’elle est ma bien aimée ; telle qu’elle est, telle que je suis avec elle, je peux même dire que nous sommes aussi inséparables que la pupille de l’œil et qu’Iseult, la belle de Tristan. Elle est mon ouverture sur dehors, elle est ma lumière et mon apporte-mort ; je passe par elle pour arriver à moi. Je lui dois même la découverte de mon anatomie, mon illumination en plusieurs épisodes, et conjointement la découverte des lois sociales, des tables mosaïques et de mon sens de la propriété. Honte à honte on m’a construite. »

En peu de lignes, elle écrit le parcours du sujet de la naissance à la découverte de la loi, et les étapes qui y mènent. En peu de mots elle écrit une leçon pour nous : le lien de la honte au sexe, le lien de la honte à la mort, le lien de la honte à la castration. Mais sans doute l’aurez vous remarqué, le plus important est la dimension de naissance par la honte ; « je nais d’elle ». Je dois dire que l’analyse peut avoir cette vertu de reconduire le sujet analysant en ce point.

Avec G.A. Goldschmidt et son beau livre Le poing dans la bouche[5], le chemin de la honte diffère quelque peu. Cet homme a eu de gros démêlés avec la langue mais ce n’est pas ce point que je développerai là, je me limite à son rapport à la honte, en grande partie liée à des conduites de flagellation et d’onanisme qu’il articule très justement à ce qu’il appelle le vide au centre de l’être, et par là ramène à la honte qui sur un bord est sexuelle et sur l’autre liée à la langue maternelle perdue puis retrouvée.

J’ai choisi d’en parler parce qu’il me semble paradigmatique de ce qu’est l’affect de honte, dans l’exacte mesure où, différemment de Cixous, il la fait valoir comme nœud, comme relevant de deux sources, celle de lalangue et celle du sexe.Il se trouve qu’Allemand et juif sans le savoir puisque sa famille a versé dans le protestantisme, il impute à la langue nazie d’avoir commis le crime majeur, celui d’avoir tordu, dénaturé, détruit, tué sa langue allemande maternelle, crime qui vient entériner la nécessité de disparaître dans laquelle il s’est trouvé : honte d’exister, honte d’une existence illégitime : « J’étais coupable de mon innocence, de cet état de faute sans culpabilité. Sciemment les adultes acculaient à la honte indicible…mais dont on ne savait pas encore qu’elle pouvait vous mener à une inexpugnable souveraineté… : je suis, en dépit de vous[6]. »

Cette honte d’exister redouble ce qu’il a posé d’emblée – il n’est pas sans se référer à la psychanalyse – la séparation du sujet et de l’être, inatteignable par la parole, découverte dans un moment d’ivresse, d’exaltation. « Une fulguration dont naît l’assise qui sera invariable tout au long de la vie. Ce fut une ivresse brève : un élancement, un surgissement, un enthousiasme indicible, une exaltation qui m’arracha des larmes, à sentir que ce point central sans appui et hors des mots était bien ce autour de quoi le langage allait se disposer sans y accéder, point vide qui donnait lieu aux mots[7]. » Point confirmé quelques pages plus loin : « Ce point vide, ce basculement vers ce qu’on est et qui ne contient rien, cet être soi[8]… »

Sur l’autre versant, sexuel, Georges Arthur Goldschmidt présente cette particularité d’articuler la honte à partir :

  • D’une scène traumatique qui est une scène de jouissance : « Personne ne mesurera jamais ce que peut être la souffrance d’un enfant, et ce que les adultes prennent pour une simple et juste correction est une immense tragédie[9] » , et la scène : un grand garçon reçoit une fessée cul nu à coups de baguette, donnée par le prof nazi : expérience de jouissance qui noue pour toujours ensemble l’humiliation, la douleur et la jouissance (comme il le dira de lui même, ça peut fabriquer « un pervers fondamental »). Il s’agit du châtiment corporel qui va centrer la vie de G.A. Goldschmidt. « Une horreur sans limites  me serrait la poitrine, et un étrange éblouissement, à la vue de cette partie du corps à laquelle il était même interdit de penser, c’était à la fois terrifiant et délicieux[10]. »
  • Il va répéter lui-même cette expérience de jouissance tout au long de son expérience, il la décrit magnifiquement et il ne l’abandonnera jamais, quitte à s’auto-nommer « Arthur Kellerlicht », Arthur rat de cave : ce qu’on appelle en français « une baladeuse », justement le terme dont il s’affuble pour indiquer la division subjective : «Je ne cesse depuis le premier temps de ma vie de me balader avec dessous moi cet imbécile (le rat de cave) que je vois faire. Ce n’est pas du tout du dédoublement de la personnalité, c’est même le contraire, il m’accompagne partout. Et je trouve ça à la fois intéressant et grotesque. Ce personnage, je le vois tout le temps dérailler[11]. » « Ces répétitions, c’est l’expression de l’obsession. Imaginez un adolescent intelligent que vous envoyez dans les bois, pour choisir et préparer lui même…les verges avec lesquelles on va le punir. Être l’instrument de sa propre exécution, c’est un événement capital ! Aujourd’hui encore (il a 83 ans), je vois exactement ces séances, j’entends le bruit spécifique de chaque branche qui casse. C’est tellement puissant que ça devient un événement fondateur[12]. »

Le point dans l’affaire, c’est comment le châtiment devient une jouissance malgré l’humiliation et la douleur : il le dit en prenant appui sur Rousseau qui a formulé « la volupté de la punition » : « D’où venait-il donc que le châtiment le plus honteux de tous donnait lieu, après coup à tant d’exaltation, à tant de volupté…Le feu de la punition, la brûlure du fouet, la honte dévorante devenue jouissance, c’était à n’y rien comprendre »…mais « l’inavouable et le mensonge sans lesquels l’enfant ne saurait survivre à la honte avaient déjà fait voir qu’on pouvait échapper à ce que la langue disait de quelqu’un[13] » Et en effet, il le dit : « J’étais incorrigible, on me le fit sentir à maintes reprises, en pleine peau, et je ne m’en rassasiai ni ne me rendis car je m’opiniâtrai, m’opiniâtrai à être : vous m’en punissez, c’est donc que je suis cela qui vous échappe[14]. » « A près de dix huit ans, lié, dénudé sur un escabeau, honteusement puni pour cette faute souvent commise, pour ce vice réprouvé entre tous qui venait donc s’ajouter à ma vicieuse naissance, je me faisais gloire de ne pas céder. La honte ainsi jouait un rôle presque fondateur[15]. »

La honte au centre, au cœur de son expérience, il n’en construit pas moins ce qu’on peut appeler une vie de rechange qui nomme ce nœud de l’illégitime et de l’étonnement d’être en vie (il faut dire qu’il a échappé par miracle au camp d’extermination où ont été envoyés ses parents). Comme le signale et le résume très bien Thierry Guichard, c’est « comme si toute la vie de GAG s’était jouée là, dans une enfance entre deux langues, une enfance meurtrie par la badine et fascinée par la honte[16] ».

Ce qui frappe (sic !) malgré tout, et qu’on retrouve dans les écrits d’Imre Kertesz, c’est l’absence de haine, d’idée de vengeance, ce qui n’empêche pas pour l’un comme pour l’autre, et même pour Semprun l’interrogation constante sur la portée pour l’humanité de la solution finale, sur cette extermination dont ils se refusent à témoigner. Témoigner, une impossibilité, rappelons-nous le verdict de Celan : «  La mort est un Maître venu d’Allemagne. »

Après Auschwitz, rien n’est plus et ne sera comme avant. C’est une honte indicible, indélébile, invincible que ces écrits nous rappellent et peuvent nous protéger de l’oubli. Il est vrai que pour un Primo Lévi ou un Bettelheim, la honte fait le lit de la haine de soi et les a menés au suicide. La haine de soi est une figure de la haine, autre affect du réel que je vais aborder plus loin.[17](…)

Du point de vue de l’analyse, ce qu’on peut accentuer de la honte, c’est son lien à l’économie pulsionnelle et son rapport à la mort. La cause de la honte est signifiante mais se divise sur deux axes : l’axe de la condition de parlêtre, ce terme qui conjoint la parole et le corps, axe réglé par le non-rapport sexuel, et l’axe de la jouissance qui est celui des affects du réel, des avènements de Réel faits d’angoisse, à laquelle j’ajoute honte et haine, des affects énigmatiques pointés par Lacan dans le Séminaire XX, et des affects liés à lalangue. Hors sens et par là réels, ces affects sont au cœur de la question de l’analyse et c’est pourquoi le sujet les méconnaît, les évite. Il faut un long parcours pour que la honte soit mise à sa place, pour que la haine, cet affect lucide soit remis à sa place, pour que les effets de lalangue viennent à précipiter dans la lettre qui fait la jouissance irréductible du symptôme. Mais c’est ce qui a pu faire dire à Lacan que ce dont il s’agit pour l’analyste consiste à parler à son analysant dans sa langue, dans la langue de l’analysant, sa langue propre.

La honte et la pulsion, la honte et la mort. Lacan a abordé la honte dans son Séminaire XVII et il faut bien dire pour faire résonner autrement le problème que jusqu’alors. D’emblée il la raccorde au mourir, à l’impossible du mourir. C’est dans le chapitre intitulé le pouvoir des impossibles (le sexe, la mort, lalangue) qui vient aussitôt après celui intitulé « L’impuissance de la vérité ». L’impuissance de la vérité tient à ce qu’elle ne peut pas toute se dire et aussi parce que « sucer le lait de la vérité endort » : le réveil que propose l’analyse est de minorer cette vérité qui peu ou prou est le moteur du sens pour en venir à ce qui est hors sens et se manifeste justement par des affects, dont la honte.

À quoi Lacan attribue-t-il l’impossibilité du mourir de honte ? A la collaboration avec le discours du Maître perverti, ce discours qui promeut les plus-de-jouir en toc (les gadgets dont nous nous soutenons tous aujourd’hui) : chacun qui cède aux sirènes du consumérisme devrait être frappé d’une honte mortelle et raison supplémentaire, cette version capitaliste défait le lien social. Mais c’est un fait qu’on n’en meurt pas et c’en est un autre que la honte, en général n’étouffe pas les sujets. Et pourtant dit Lacan, c’est le seul affect qui, la mort, la mérite. L’impossibilité du mourir, elle, donne parfois une « honte de vivre gratinée » au névrosé, source de nombreux échecs et souffrances.

Donc la honte, on l’évite. Mais c’est précisément sur ce point qu’à mon avis Lacan apporte une lumière qui a les plus grandes conséquences, sur le plan de la clinique et au niveau de l’éthique. La honte de vivre est mise en question, Lacan introduisant une dimension de faire honte qui interpelle la direction de la cure :Il introduit la dimension de tact dans l’affaire et dit : « vu ce qu’il en est de ce que j’avance pour la plupart d’entre vous (qui n’entendent pas), c’est que, pas trop mais justement assez, il m’arrive de vous faire honte ».Vous entendez je suppose que c’est la réponse à la honte de vivre. Il s’agit de faire honte avec tact, autrement dit il ne s’agit pas dans l’analyse de vouloir éradiquer la honte, il s’agit de donner une juste place à la honte fondamentale, à la honte qui touche à l’être : si on considère la honte comme affect réel, faire honte ne signifie pas autre chose que tenir compte du réel, la honte est réelle. C’est ce qui a pu faire dire à Lacan que le signifiant Maître « jaillit du trou » où s’inscrit la honte.

Que dire de plus ? Que prendre la honte tel quel rectifie l’éthique défaillante de la névrose, et que c’est là un point très important : la rectification implique que l’hontologie (enfin orthographiée correctement) désormais règle la question de l’ontologie (dont Lacan se moque). La honte fondamentale tient pour le sujet à cette faute que constitue le renoncement à la jouissance qu’implique la marque, le trait unaire. C’est le point de cession de la jouissance vécu comme faute, lâcheté par le sujet. Il y a là un carrefour, une fourche : cette perte de jouissance, ou bien le sujet se la reproche et en ressent la honte, ou bien il impute cette perte à l’Autre qui via la langue la provoque, et c’est alors cet autre affect que j’ai avancé dans le titre qui vient occuper le devant de la scène : la haine.

Troisième H : la haine lucide

Lacan a clairement posé le problème de la haine dans la psychanalyse : de ne pas être mise à sa place, non seulement elle fait problème pour la fin de l’analyse mais elle est la source de beaucoup de conflits dans le mouvement analytique où comme vous le savez ce n’est pas l’amour qui domine.Elle est l’affect de base, que Freud a qualifié de « haine lucide ». Qu’il soit habituel de parler de haine quand on parle de l’amour, certes la clinique quotidienne en fait état, mais Freud a posé clairement la haine comme première, élémentaire. Lacan l’a confirmé en parlant d’hainamoration. Si je puis dire, la haine vient en premier et disparaît en dernier.

Il me paraît important de déconnecter la haine de l’amour et de situer la haine dans le champ pulsionnel, dans le champ de la pulsion de destruction et de la jouissance. D’ailleurs avec la jalouissance dont Lacan a forgé le terme dans le Séminaire XX à propos de l’invidia augustinienne, ce lien de la haine jalouse à la jouissance devient évident.

Lacan a pu souhaiter que la haine soit mise à sa place. La mettre à sa place veut dire qu’elle est, comme la honte, à placer au niveau de l’angoisse comme affects du réel. Ceci veut dire qu’ils sont à référer au moment de l’entrée dans le langage, en rapport avec les effets de la langue, et donc en rapport avec la séparation d’avec la jouissance que cette entrée provoque, au prix de laisser comme reste l’objet a.

En définitive, ces affects du Réel, affects de séparation, ramènent le sujet au double trauma que la vie impose, ceux de lalangue et du sexe, d’où la difficulté pour le sujet de les assumer. Haine et honte font revivre au sujet l’expérience de la « Hachose », voilà le « H » essentiel, et ce qui du coup devient déterminant : si ces affects sont remis à leur place par l’analyse, il faut alors envisager les conséquences de cette réorientation. C’est ce que nous allons envisager dans une troisième partie qui concerne les destins de l’affect.

Solutions effectives de l’affect

Dans cette dernière partie je voudrais essayer de ressaisir le fil que j’ai développé pour vous.

Je repars de ce que l’affect en réalité s’envisage sur deux bords : celui qui est lié à l’Autre, au signifiant et celui qui est lié à l’être. L’analyse trouve là sa justification car si pour une part elle traite ce que j’appellerai les affects subjectifs (par exemple l’amour, la pitié, la crainte, l’ennui, la morosité, le rire), autrement dit tout ce qui se situe du côté du manque à être, l’analyse produit par ailleurs un effet d’être (lié à l’objet « a ») : de ce côté, affects du Réel, on peut situer la lâcheté, la honte, la haine, l’angoisse. L’affect vous le savez, n’est pas inconscient mais déplacé et ce déplacement fait difficulté au sujet, principalement parce que le langage est inefficace à dire la cause de l’affect, notamment pour ceux qu’on peut dire « de l’être », affects du réel.

Je prends la question de leur destin dans la psychanalyse. Lacan en a donné différents modèles qui ont tous trait à la fin de l’analyse et plus précisément à la passe « comme premier pas d’un nouveau mode de recrutement des analystes » disait-il à la Grande Motte. Je n’insiste pas sur ces modèles de passe, je rappelle juste la passe par la destitution subjective, la passe par le deuil de l’objet et la passe à l’enthousiasme qui va jusqu’à la satisfaction. Ce qui me paraît crucial à relever concernant le destin de l’affect réside dans ce que Lacan a pointé :

  • Pour l’angoisse : elle n’est pas sans objet et il s’agit que l’analyste ait pu suffisamment faire rentrer son désir dans ce « a » pour offrir une garantie à l’angoisse de l’analysant: cette garantie est de « surmontement ».
  • Pour la honte : on a pu s’étonner de ce que Lacan dit, avec précaution à la fin de son séminaire XVII : pas sans tact en effet, « vu ce qu’il en est de ce que j’avance pour la plupart d’entre vous (il n’est pas entendu), c’est que pas trop, mais justement assez, il m’arrive de vous faire honte ». Je résume : que le sujet éprouve un peu de honte, voilà ce à quoi il faut arriver. Et ce n’est pas énigmatique.
  • Pour la haine : Lacan l’a toujours située parmi les trois passions de l’être, et il n’a pas manqué de montrer qu’il n’y avait pas seulement une réciprocité de l’amour et de la haine. D’ailleurs lorsqu’il a parlé d’hainamoration, en plaçant la haine en premier il rappelait qu’elle est première (ce que Freud avait déjà promu d’ailleurs), l’amour dès lors se produisant pour de toutes autres raisons que celle du basculement de la haine en amour.

Mais plus important encore je crois, Lacan a imputé à un mauvais positionnement de la haine les problèmes du mouvement psychanalytique : la haine, de ne pas être mise à sa place, autrement dit c’est ce que Lacan appelait de ses vœux, produit des effets délétères, au niveau du sujet et au niveau de la communauté analytique. Tout déni porté sur la haine se paie « cash » comme on dit (on sait par exemple les dégoulinades de la religion chrétienne qui a promu l’amour comme solution à l’impasse sexuelle). Je ne vous ferai pas l’injure de vous rappeler les conflits raciaux, ethniques, économiques, etc…

La solution lacanienne ne réside donc ni dans une valorisation de la haine, ni dans sa disparition par l’analyse : la mettre à sa place veut dire qu’elle doit être prise comme affect du réel et à ce titre imputée au problème plus général du Mal en l’homme et non pas dû aux mauvais arrangements de la société. Ne pas la méconnaître, plutôt porter la haine au niveau de l’interrogation éthique que ces affects du Réel commande, revient à situer la haine en rapport avec la première intrusion de l’Autre et du langage, intrusion réelle, comme source de la haine en tant qu’elle introduit l’hétéros, la différence, la séparation dans le champ de la jouissance fermée de l’enfant.

La honte la haine touchent à l’être et à la responsabilité du sujet quant à sa jouissance, et c’est en quoi l’analyse menée à son terme non seulement n’éradique pas ces affects mais leur donne une plus juste place : c’est la place de la jouissance, nettoyée de ses attaches signifiantes, autrement dit réduite jusqu’à plus soif : cette irréductibilité est le gage de la prise en compte des affects de l’être et elle ne s’atteint pas sans la prise en considération de la mort. Je dirai même plus, sans « la traversée de la mort ».L’expression est de Jorge Semprun dans L’écriture ou la vie,  j’en profite pour saluer cet immense bonhomme qui vient de disparaître, et dont j’ai appris la mort avec émotion. Traversée de la mort, voilà la réponse côté être à la traversée du fantasme côté sujet. Je reprends un court passage de son livre :«  Je n’avais pas vraiment survécu à la mort, je ne l’avais pas évitée. Je n’y avais pas échappé. Je l’avais parcourue plutôt, d’un bout à l’autre. J’en avais parcouru les chemins, m’y étais perdu et retrouvé, contrée immense où ruisselle l’absence. » Et c’est de ce qu’il a pu lire dans le regard des officiers libérateurs qu’il a pu écrire « ce regard qui a traversé la mort ».

Pour ma part, j’ajoute que la fin de l’analyse va avec une telle expérience, même si ça paraît quelque peu exorbitant. Puis je faire remarquer que Semprun, et quelques autres d’ailleurs, peuvent écrire ça et ne pas en mourir pour autant. Si je peux en donner une approximation je dirai que Lacan a pointé cette dimension dans le Séminaire VII sur l’Ethique en parlant de détresse absolue au-delà de l’angoisse, l’angoisse étant déjà une défense contre cette détresse pure, qui n’appelle aucun Autre à la rescousse, et en indiquant que c’est à ce point que conduit l’analyse.

Avec le texte « Position de l’inconscient » dans Ecrits, Lacan a imposé dans l’analyse la problématique de la vie et de la mort, du lien indissoluble de la vie et de la mort manifesté exactement par les affects qui ont pu faire parler d’angoisse de mort, de culpabilité inconsciente, de honte au point d’en faire une hontologie avec un « H », et comme Freud lui-même l’a avancé, de haine radicale, élémentaire.Il s’agit donc de traverser la mort pour pouvoir retrouver son désir, à vivre. Le lien du désir à la mort, le lien du sexe à la mort sont les plus importants que l’analyse interroge.

Je reviens à mon titre : le « H » de l’affect porte un nom, écrit un nom : humanité. Le « H » de l’Hachose, de la crachose, comme a pu dire encore Lacan, touche à cette question de l’humanité. L’humanité n’est pas ce que l’on croît, ce n’est pas tant ce que nous appelons un peu rapidement civilisation qui la constitue que ce que je préfère nommer : « traits d’humanité ». Et je dois dire que cet examen des affects du Réel me confirme plutôt dans cette position. Le trait d’humanité se spécifie de l’assomption des affects du Réel, du coup de hache de lalangue dont surgissent les affects, honte, haine ou encore tristesse causée par la lâcheté. Honte de la condition de parlêtre que traduit parfois la honte de vivre ou d’exister, lâcheté d’avoir cédé devant la poussée de lalangue, d’avoir accepté ce qui ne va pas sans renoncement. L’entrée dans la vie est marquée d’une mortification, d’un vidage de jouissance qui spécifie le parle-être, d’une perte de jouissance et c’est devant ce choix que Lacan a estampillé « d’insondable décision de l’être », à savoir décision de dire oui (Bejahung) ou non (Verneinung), la décision de s’inscrire via la mort DANS la vie (et pas le contraire). Mais le parlêtre qui fait le choix de la vie ne le fait qu’au prix d’assumer la honte, la haine, la lâcheté foncière, autant de traits, autant d’affects qui lui confèrent cependant son humanité. Aller au bout de l’analyse suppose que puissent être cernées, voire énoncées les voies empruntées par le sujet pour que le « reste de terre » de l’affect comme disait Freud ne construise pas un « taire » mais un dire qui est à lire. C’est à ce dire-lire que sont confrontés les témoins – car il en faut – de cette expérience, nous appelons cela les cartels de la passe. Il va de soi que les membres des dits cartels doivent au moins avoir aperçu les enjeux de l’analyse au niveau des affects pour pouvoir nommer un AE.

Vous aurez saisi que je veux dire là que si l’enthousiasme et la satisfaction peuvent faire preuve au niveau des témoins d’un changement de valence de la jouissance d’un analysant, pour ma part, ce que l’analyse a pu déplacer de la honte, de la haine, de la lâcheté, de l’angoisse et les conséquences, les mutations et transformations que cela a entraîné dans le lien social d’une part, dans la vivance du sujet d’autre part, c’est à dire la façon dont la jouissance a été touchée et transformée. Que le rapport à la psychanalyse, du coup, en soit changé signe aussi bien la réussite de l’entreprise.

 

[1] Je souligne l’ouvrage de David Bernard consacré à la honte et à l’hontologie que Lacan a ré-orthographiée, travail qui, au-delà de la honte, pose des questions cruciales concernant l’affect et son destin. Destin qui n’a d’équivalent que celui du parlêtre aux prises avec les dits affects.
[2] LACAN J., « La psychanalyse et son enseignement », Ecrits, Seuil, Paris, 1966, p.458.
[3] LACAN J., Le Séminaire Livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, p.17.
[4] CIXOUS H., op.cit., p.22.
[5] Je signale que le dernier numéro du Matricule des Anges lui a consacré un très remarquable dossier.
[6] GOLDSCHMIDT G. A., Le poing dans la bouche, Ed.Verdier, 2004, p.27.
[7] Ibid. p.11.
[8] Ibid., p.49.
[9] Le Matricule des Anges, N°124 (2011), p.18.
[10] Ibidem.
[11] Ibid., p.22, Interview de G. A. Goldschmidt par Thierry Guichard.
[12] Ibid., p.23.
[13] Ibid., p.33.
[14] Ibid., p.35.
[15] Ibid., p.36.
[16] Ibid., p.21.
[17] D’autres auteurs nous enseignent : Rousseau et bien sûr Kafka, je vous renvoie à la thèse de David Bernard, et encore Celan dans son Atemwende ou la Rose de personne, ou Contrainte de Lumière.