Interview de Jean-Jacques Gorog  

Interview réalisée dans le cadre du Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest par François BASLE, Gwénaëlle DARTIGE, Yves-Marie LE GUERNIC, Cyril VYBIRAL (inscrits) et Véronique MAUFAUGERAT (enseignante).

 

L’interview qui suit a été réalisée en juin 2018, à la suite d’une présentation clinique faite par Jean-Jacques Gorog, psychiatre, psychanalyste, membre de l’EPFCL et enseignant au C.C.P. de Paris. Elle est née de l’envie de quelques-uns, ayant assisté à cette présentation, de poursuivre la discussion en approfondissant un certain nombre d’éclairages apportés lors de l’entretien clinique et des échanges qui ont suivi entre le psychanalyste et la salle.

Si la présentation de malade a fourni un appui réel, nous avons souhaité effacer la référence au cas, d’abord par souci d’anonymat mais également de clarté. Ce texte vise donc à transmettre, plus généralement, ce qui aura été un enseignement pour chacun, tant dans la technique analytique que dans le tissage structural entre la clinique et la théorie.

Nous remercions Jean-Jacques Gorog pour son accueil chaleureux et pour cette poursuite qu’il a rendu possible.

 

TPS : Ce qui est frappant dans la façon dont vous avez mené la présentation c’est votre attention au discours et sa logique. Toujours vous interrogez le ‘donc’, les liens que fait le sujet.

JJG : l’interprétation fonctionne toujours en deux temps. L’interprétation, si vous regardez bien, c’est plutôt une dés-interprétation, c’est-à-dire qu’on établit des causes, qui sont fantaisistes. On a le cancer parce que ci, parce que ça… c’est pour ça comme pour autre chose, ce qu’on ne supporte pas c’est qu’il n’y ait pas de cause. Ça vaut pour tout le monde, on fonctionne tous comme ça, il faut qu’il y ait une cause.

Donc le premier point pour l’analyste c’est de dire, qu’est-ce qui vous autorise à dire que c’est la cause. Mais ensuite, il y a la question subsidiaire, supplémentaire. A savoir, pourquoi vous avez mis ça en œuvre ? Pourquoi ça fait problème ? Ceci vaut pour tout le monde, ce n’est pas la question névrose, psychose. Mais celle de l’articulation du langage. Là, c’est amusant ce dialogue avec le patient. Vous ne savez pas pourquoi on en vient à la question de comment on peut se suicider et on voit bien, « hallucination » ici on ne dirait pas ça, mais une interprétation délirante sur le mot. Il entend le mot suicide, puisque c’est arrivé à cette personne qu’il ne connaît pas, et il en déduit que ça pourrait arriver à tout le monde. La question c’est : ça pourrait lui arriver à lui. C’est ça la logique du sujet. Il y a le risque que ça pourrait lui arriver à lui et ça vient comme une certitude. On n’est pas dans le « je suis ému par ce suicide », ou « je suis déprimé », ce lien n’existe pas, en tout cas il ne l’a pas donné.

C’est l’accent que met Lacan depuis le début sur « qu’est-ce qu’il a dit ? ». Le dire, c’est en quelque sorte ce qui sous-tend ce qu’on dit, qu’on le sache ou pas. Par exemple on écoute quelqu’un, on l’écoute en fonction d’une théorie, qu’on le sache ou pas il y a forcément une théorie qui nous oriente. Le dire de Freud c’est il n’y a pas de rapport sexuel, même si Freud n’a jamais dit ça. Donc c’est ce qui sous-tend ce que Freud énonce. C’est ça que Lacan appelle un dire. Ce n’est pas énonciation/énoncé, car dans l’énonciation il y a une énonciation, on le dit tandis que le dire, c’est l’appareil.

TPS: C’est la matérialité de la parole ?

JJG : Non. Le dire, c’est ce qui supporte ce qu’on va dire, au nom de quoi on dit ce qu’on dit.

TPS: Au-delà de ce qui est dit, un dire qui cause ce dit ?

JJG : Quelque chose comme ça. Si vous voulez, Macron va voir Trump[1], le dire c’est, je suis président de la République Française, à quel titre etc. Moyennant quoi, je fais ça ça ça. Ensuite il dit, t’es un bon copain,  etc. Ce qu’il peut pour un peu dire quelque chose, mais c’est la grande erreur sur le semblant, car le semblant on croit que c’est de l’imaginaire. Je crois que le semblant c’est le signifiant, c’est de l’ordre du symbolique. Pour bien le saisir, les règles de politesse c’est du semblant. Par exemple, quand on dit « ça va ? » la question n’est pas de savoir si ça va ou pas. Jakobson appelle phatique le fait qu’on ne dit rien mais ça sert. Le semblant c’est absolument fondamental, sauf qu’il se situe dans le registre symbolique. Le semblant on dit, il fait la comédie. Oui, sauf que c’est supporté par une fonction. Il y a la différence que fait Lacan avec Napoléon : quand il est à Sainte Hélène et qu’il écrit ses mémoires, Lacan dit qu’il s’est pris pour Napoléon et là, il est fou. On a beau être Napoléon, si on se prend pour Napoléon on est fou. Se prendre pour, s’y croire comme Président de la république ou bien prendre la fonction. Avec Trump c’est assez clair : on voit bien qu’il occupe la fonction, et qu’il ne se prend pas pour. C’est pour ça qu’on dit que c’est une comédie. C’est un petit peu par là qu’on a l’idée qu’il ne se prend pas pour le personnage qu’il joue.

TPS : S’y croire prête au jeu du semblant ? Pour revenir au cas et à la question du mot suicide, vous avez insisté…

JJG : là, ce n’est pas un proche qui s’est suicidé. Il ne se pose pas la question « quelle responsabilité j’ai dans ce suicide ». Non plus le caractère épidémique, imitation. Vous savez bien que dans les institutions quand il y a un suicide, il faut faire attention car il y a d’autres suicides possibles ce qui serait de l’ordre de l’imitation. Là ce n’est pas exactement ça. Ce n’est pas ‘il se suicide je me suicide’, c’est une sorte de point d’arrêt sur le mot. Vous voyez quand Lacan dit le symbolique est réel dans la schizophrénie, le mot est la chose chez Freud, ils disent la même chose. On peut dire les choses de manière plus sophistiquée avec l’affaire du signifiant. C’est-à-dire qu’il n’entre pas dans une chaîne signifiante, il est isolé, du coup ça fait signe.

TPS: Le mot suicide n’a pas le statut de signifiant ?

JJG : Pas vraiment, car pour qu’il ait le statut de signifiant, il faut qu’il ait un rapport avec un autre. D’ailleurs si on fait bien attention, on comprend pourquoi Lacan élabore cette affaire du semblant, toujours dans l’opération de simplification qu’il fait. Quand il dit semblant, par rapport à : un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. Qu’il y ait deux signifiants et le sujet entre les deux, et là l’histoire du semblant implique le signifiant qui fait référence, et celui dont c’est le semblant, c’est pour ça qu’il utilise le terme de semblant. C’est une façon de traiter « un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant ». Semblant, c’est plus simple d’une certaine façon.

TPS : Pour ce patient, est-ce qu’on pourrait espérer que ce signifiant détaché des autres puisse se rattacher à autre chose, qu’il puisse constituer une petite théorie sur l’origine du suicide ? On voit des patients qui parfois ont des explications sans raisons et au fil du temps il y a une histoire qui se constitue et vient les alléger un peu ?

JJG : Vous avez le rire immotivé qui veut dire qu’on ne sait pas pourquoi il rigole. Si on arrive à savoir pourquoi il rigole, d’abord on peut rire avec lui et ensuite, évidemment ça change la face des choses. On peut voir quel est l’appareillage dans lequel cela vient s’inscrire. Là, on peut avoir un suicide immotivé ou simplement parce que l’autre s’est suicidé il se suiciderait. C’est pour cela qu’il y a plusieurs théories : l’une se disant, « ouh la la si on va l’interroger là-dessus, on va prendre le risque qu’il se suicide », c’est-à-dire c’est dangereux et on n’y touche pas. Ou bien, on considère que c’est intéressant de savoir si l’Islam va le conduire à devenir djihadiste. Il faut savoir ce que l’on veut. Notre travail consiste à le savoir, on a à le savoir. Ce qu’on peut vous reprocher c’est de ne pas savoir.

C’est ce qu’on disait : on peut escamoter la chose en la mettant sous le tapis, mais alors on ne tient pas compte de la fonction que ça a pour lui. C’est cela qu’on cherche à repérer : la fonction que ça a pour lui. On ne doit pas inventer des causes qui n’en sont pas, mais chercher avec le patient pourquoi cette phrase a eu, à ce moment-là, cet effet.

TPS : Quelque chose nous interrogeait dans votre façon de faire avec ce patient. Eliminer le fatras pour être attentif à la logique discursive, aux mots ? Vous insistez sur le donc et cette déduction qu’il fait.

JJG : Lacan parle de la coupure interprétative. Qu’est-ce que c’est ? Il faut comprendre que l’interprétation, c’est le patient, l’analysant qui la fait. La coupure interprétative c’est « ce que vous déduisez de ça, eh bien je le mets en question. Expliquez-moi comment vous justifiez ça. Par exemple : « j’ai eu un abus sexuel quand j’étais petit, donc c’est normal que j’abuse les petits quand je suis grand ». Bon là, dire « bah non, au contraire, il y a des personnes qui d’avoir été abusées sont extrêmement vigilantes avec leurs enfants, quitte à ne pas du tout les toucher pour éviter de faire la même chose. » C’est-à-dire vous avez le renversement de la logique. Vous remettez en question le « donc ». On fait ça tout le temps. Le sujet névrosé, à la coupure va dire « oui oui, en réalité, … » et le discours se poursuit avec un minimum d’interventions de l’analyste. Dans la psychose, c’est plus carré : manque le ‘donc’. Lacan développe sa théorie de l’interprétation pourtant très simple « tu l’as dit », « je ne te le fais pas dire » on ne fait pas plus simple à partir de ce qu’il a appris avec les psychotiques. Ce poids du mot détaché du reste et qui prend une valeur qu’il dit réelle. Que ce soit halluciné ou non ne change pas grand-chose.

Névrose Obsessionnelle et Psychose

JJG: La différence entre le doute et la certitude c’est une invention de Freud que Lacan reprend sans y toucher. Il ne s’agit pas pour l’obsessionnel d’hésiter entre deux options, en réalité le choix a été effectué et il n’est pas assumé. C’est assez facile à vérifier dans l’expérience. Pour prendre les choses les plus communes : « j’ai décidé de rester avec ma femme mais je ne vais pas le dire à ma maîtresse. Donc je lui dis que j’hésite ».

TPS: Comment différencier les pensées obsédantes des hallucinations?

JJG: La différence entre les pensées obsédantes et les hallucinations à l’intérieur de la tête n’est pas toujours aussi commode. Ce qui nous permet de faire la différence, c’est qu’il y a une sorte d’aller-retour entre plusieurs choses : si je fais ça alors il arrivera malheur à la Dame, pour reprendre l’Homme aux rats, ou à mon père. On démontre que c’est absurde puisque le père est mort mais pas la Dame. Il y a donc une dialectique à l’œuvre, même si elle est fausse puisqu’en réalité il y a le vœu de mort à l’endroit de la Dame… la pensée obsédante met en valeur plusieurs signifiants. Dans le cas précis, il n’y a pas de dialectique, le mot tombe, il est isolé, seul. Je me souviens d’une présentation où le type était garagiste et hospitalisé parce qu’il pensait être le Christ. Je lui demande s’il veut sortir de l’hôpital et reprendre son travail. Il me regarde et répond « si on peut réparer les voitures en faisant un signe de croix », il rigole et moi aussi. Dans l’assistance, on se demandait s’il doutait, mais on ne doute pas d’être le Christ. Le signifiant Christ ne vient pas en équilibre, ni en comparaison avec quoique ce soit d’autre. Donc on est bien en face d’une certitude. Il y a l’Un tout seul. Le fonctionnement du Nom-du-Père implique d’entrer dans une chaîne.

TPS : Est-ce que cela implique pour le sujet psychotique que la réponse est là d’emblée, avant même qu’il y ait une question ?

JJG: On peut dire ça comme ça. C’est quelque chose qui tombe dessus… Alors que pour la névrose obsessionnelle on n’est pas dans le registre de quelque chose qui produit un « ah mais c’est embêtant le suicide alors je vais me protéger en allant fermer le robinet quatre fois », etc. Ça n’a rien à voir. Et d’ailleurs, dans les tocs vous pouvez vérifier, le plus souvent les tocs qui sont des délires, ne sont pas situés dans une opération dialectique.

TPS: Donc phénoménologiquement les tocs des névrosés obsessionnels et des psychotiques c’est la même chose, mais ils n’ont pas la même fonction ?

JJG : Voilà. Disons que dans la névrose obsessionnelle c’est une mesure de protection contre ce qui pourrait arriver. Chez ce patient, avec la pensée comme virus, on a quand même le truc qui vient du dehors, c’est un phénomène extérieur. Et ça devient assez clair que ça ne correspond pas à la pensée obsédante.

TPS: Quelle fonction prennent les écrits pour ce patient ? Et pourquoi ne pas l’autoriser à les lire, à s’appuyer dessus ?

JJG : Ah oui, bien sûr. C’est compliqué parce que, si vous voulez, la façon dont on s’y prend n’est forcément exactement la même selon la façon dont ça se présente. C’est pour ça que je ne sais pas exactement. Mais quand même, en principe, on va s’intéresser à ce que dit le patient. Donc, tous les éléments qu’il amène comme ça, notamment comme preuve, d’abord on n’en a pas besoin parce que l’on croit ce qu’il dit. Ça, c’est très important, si vous voulez. On part de l’idée : on croit ce qu’il dit, même si c’est quelque chose d’extravagant et de proprement incroyable. « Je suis un extra-terrestre ». « Très bien. Depuis quand ? Comment ? » Etc. « Je suis un extra-terrestre et je vais vous le prouver, j’ai une marque (de naissance, un peu comme Superman), j’ai une marque qui le prouve ». Je n’ai pas besoin de cette preuve, d’accord ? Et les écrits, c’est pareil quand ils sont une justification de quelque chose. Il nous faut reprendre la question autrement. C’est vraiment la façon dont lui le dit qui nous intéresse.

C’est-à-dire qu’on a une histoire. Qu’est-ce que Lacan veut dire, par exemple, dans « hystoriser » écrit avec un « y » ? Ce n’est pas exactement la chronologie des événements. C’est la chronologie subjective mais qui vaut pour tout le monde. C’est la façon dont le sujet attrape les événements de sa vie et ils ne sont pas du tout réglés en fonction de ce que l’on pourrait noter, c’est-à-dire « il est né tel jour, il s’est marié ». Ce n’est pas qu’on ne s’intéresse pas à la chronologie. Simplement, ce qui est important c’est comment le sujet lui-même se saisit de ces événements. C’est pour ça qu’effectivement c’est très important. Du coup, pour les écrits, cela dépend de quel écrit il s’agit. S’il a écrit un poème c’est un peu différent.

Présentation clinique et suggestion

TPS : « Les gens sont peu suggestibles » disiez-vous lors de la discussion

JJG : Oui, c’est vraiment très facile à vérifier, tous sont peu suggestibles. Il y a des gens qui sont en effet suggestibles, c’est-à-dire qu’ils suivent le fil de ce qu’on va leur demander. On peut voir ça chez l’enfant par exemple. Mais ce n’est pas du tout la règle. Et, ce n’est en général pas comme cela que ça se présente. Donc, moi je pose les questions. Mais, en réalité quand je lui ai proposé des choses avec lesquelles il n’était pas d’accord, il n’est pas d’accord. On a l’idée qu’on peut influencer les gens. Oui, à condition qu’ils jouent la comédie. Par exemple, « de toute façon tout ça c’est de l’histoire ancienne. Maintenant, je vais sortir de l’hôpital ». Donc, si vous voulez, dans ce sens-là, en effet ils sont capables d’avaler n’importe quelle couleuvre. Oui, d’accord. Mais ils ne sont pas suggestibles pour autant. On croit qu’ils sont suggestibles, qu’on va les convaincre de ceci ou de cela, qu’on va les convaincre « bah non, tu n’es pas un extra-terrestre ». « Bah oui, non, ça va, je ne suis pas un extra-terrestre ». Mais, on pense qu’ils sont suggestibles et qu’ils adhèrent à ça. La suite immédiate montre que c’est faux. Il n’est pas suggestible. Ils font comme Macron avec Trump, n’est-ce pas ? Voilà, c’est tout. Ça ne veut pas dire qu’ils sont convaincus, ou que Macron est convaincu par Trump. Pas du tout. Ça ne veut pas du tout dire ça. Et personne ne l’est. Mais ils ont une idée de la politique. S’ils veulent sortir, s’ils veulent ci, s’ils veulent ça. Donc, en effet ils peuvent répondre de façon apparemment suggestible. Mais, ça c’est parce qu’on ne joue pas le jeu de la parole. Là, quand je pose une question sur qu’est-ce qu’il pense de, en réalité, on s’aperçoit qu’il répond parfaitement. Alors, il peut avoir des énoncés du discours courant sur « je suis venu à l’hôpital, je ne sais pas comment. C’est parfaitement injuste ». Ensuite, on peut rentrer dans le détail.

TPS : En effet, vous ne (le) lâchez pas.

JJG : Je lui explique : « On ne va pas trouver dans ces papiers pourquoi ce mot suicide ». Et sa réponse est précise mais je ne l’aurais pas obtenue si je n’avais pas fait tous les trucs d’avant. Là, sur la question de la suggestion, c’était un ordre qui lui était donné. C’est-à-dire, en somme, il n’est pas dupe. Il sait très bien que si c’est un ordre qui vient, je vais le considérer comme fou. Qu’est-ce qu’il dit ? « Pas un vrai ordre quand même, mais presque ». Autrement dit, il est d’accord. Ensuite, pour l’analyste, si c’est un ordre comme ça qui est formulé, après l’autre question c’est « mais au fait pourquoi y obéir ? ». Vous voyez, vous avez la cause : il y a un ordre. Premier point. Deuxième point, la question subsidiaire dont je vous parlais tout à l’heure : « au fait pourquoi y obéir ? ». Question subsidiaire que nous avons à poser là où d’autres craignent que ça ne pousse le sujet à se suicider. Et vous voyez que le sujet, à répondre à la question, dit ne pas obéir et même lutter contre cet ordre. Alors, la crainte que le patient ne déclenche parce qu’on va lui poser des questions, ça, c’est faux.

Le mur du langage

JJG : C’est une expression de Lacan, dans son Séminaire « Le savoir du psychanalyste », à Ste Anne. Il parle du mur de l’asile et il rappelle cette formule qui est une formule ancienne. « Se mettre du même côté du mur du langage que l’Autre », c’est-à-dire, pas de l’autre côté. Et là, le dialogue avec ce patient effectivement montre ça. Quand il dit se demander si ça ne vient pas de l’extérieur, « je me pose la question aussi », indiquent qu’en somme, on est là à se poser la même question tous les deux, vous voyez ? On n’est pas l’un d’un côté et l’autre de l’autre côté, on est du même côté. C’est vraiment important.

TPS : Est-ce que ce n’est pas ça justement la présentation de malades pour Lacan : Être du même côté du mur du langage ?

JJG : Absolument. On parle de la même chose lui et moi. Et on voit bien que ce n’est pas de l’ordre de la suggestion. Quand je lui dis « Il y a le mot suicide qui tout d’un coup a fait tilt » et que lui répond, « comme une sorte de… virus », ce n’est pas de l’ordre de la suggestion.

TPS : Il y a quand même autre chose que vous pointez, c’est le côté purement médical.

JJG : Oui, ça c’est important parce que le fait qu’il ait des problèmes psychiatriques n’empêche pas qu’il ait des problèmes de santé, disons classiques. C’est une difficulté qu’on rencontre souvent. Il faut être très attentif à ça : les gens qui sont comme ça très fous sont souvent mal soignés.

TPS : La position que vous prenez à l’égard des thérapeutiques alternatives aux traitements médicamenteux est assez tranchée: vous lui dites que ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut qu’il aille chercher.

JJG : C’est-à-dire qu’il s’agit de savoir dans quelle cour vous jouez. Et puis, quelle fonction ça a pour l’autre aussi, car là aussi les réponses ne sont pas forcément toujours les mêmes. En réalité on peut répondre de plusieurs façons mais manifestement, il a une certaine réticence à prendre les médicaments qu’il faut. Et donc, admettre ces thérapeutiques, c’est admettre qu’il ne prenne pas de médicaments ! C’est-à-dire qu’il y a une logique là, qui ne relève pas complètement du hasard. Après tout, on peut prendre ce qu’on veut en plus ! Sauf que c’est souvent pris… à la place…

TPS : Nous voulions voir un peu avec vous, ce que vous appeliez ‘rechercher des éléments de forclusion’ et la question du déclenchement.

JJG : Alors, d’abord la question de la forclusion. Il faut quand même bien avoir l’idée que ça n’est pas quelque chose qui s’observe. La forclusion du Nom-du-Père ne se voit pas. Ce qu’on va voir, ce sont des éléments autour du déclenchement. A 13 ans, bêtement on peut dire, c’est l’âge de la puberté. Donc, il y a la question du traumatisme sexuel. Ce qui fait défaut, c’est le rapport, de pur semblant pour le coup, entre la jouissance et ce qui organise la vie de quelqu’un. C’est-à-dire, qu’est-ce que cette jouissance vient faire-là ? Alors, qu’elle soit prise sous l’angle du traumatisme sexuel, du traumatisme, ou pas, ça fait traumatisme de toute façon. Dans le cas précis, effectivement, il nous manque des éléments…

Et puis, sur les parents, il n’y a rien. Ça c’est toujours suspect ! On ne connaît pas de gens qui pourraient dire : ‘Avec mon père et ma mère tout va bien, tout a été toujours bien, avec les frères et sœurs, y’a pas de problèmes’. Ça, c’est en soi… Ce n’est pas la forclusion du Nom-du-Père si vous voulez, mais ça l’indique. Parce que forcément, il y a les problèmes liés au désir notamment, qui nécessairement surgissent. Le fait que ça ne soit pas surgi donne une indication sur le fait que le Nom-du-Père ne soit pas véritablement inscrit. Parce que s’il l’était, l’Œdipe aurait des manifestations. Or, là, il n’y a rien, c’est plat.

TPS : Pour revenir sur la présentation de malades telle que Lacan l’a conçue, peut-on dire qu’elle vise un savoir qui concerne le Réel ?

JJG : Lacan était un aliéniste, dans la série de De Clérambault, et un aliéniste qui veut donner la parole à celui avec lequel il parle. C’est l’affaire de donner la parole et de la responsabilité que l’on a avec cette parole.

TPS : Lacan participait aux présentations de malade de De Clérambault…

JJG : Ah bien sûr et lui-même a fait sa présentation. Je me suis même demandé s’il n’en a pas fait une avant la guerre. Lacan l’a faite tout le temps, jusqu’à la fin. En même temps, c’est aussi un effort pour nous, parce que souvent dans un entretien on ne pousse pas les choses suffisamment. Bien sûr, je ne dis pas que c’est ce type d’entretien qu’il y a lieu d’avoir chaque fois avec le même patient. Mais ce qu’on constate, c’est qu’il y a un côté un peu, disons « plan plan » de la discussion et quand on entre dans la chose, tout d’un coup c’est vrai qu’à un certain moment on a l’impression de parler à quelqu’un, enfin c’est quelqu’un qui parle et on parle.

TPS : L’assistance s’étonnait de votre « manque d’inquiétude » …

JJG : On est toujours dans l’espèce de truc paradoxal, où on imagine qu’en somme, pour que ça aille bien, il faut se fermer les yeux, ne rien voir, « ne faites pas de vague » selon le principe. Bon, ben non ! Ça ne marche pas ! Il vaut mieux mettre les pieds dans le plat… Il y a à faire, à s’occuper de lui effectivement mais pas le laisser dans une espèce d’attente. Ça c’est toxique. Et même par rapport au suicide c’est tout à fait toxique parce que l’espérance va avec le suicide. C’est ce que Lacan a expliqué dans Télévision : mettre le sujet en attente d’un avenir radieux qu’il n’a pas et bien là, la chute c’est que cela pousse au suicide. Lacan est très clair là-dessus. C’est même un des éléments fondamentaux qui distingue la psychothérapie de la psychanalyse, le « ça va s’arranger », « oh ça va aller mieux ». « ça va aller mieux » quand ça ne va pas, je vous assure que ça pousse au suicide. Il y a un effet de dire paradoxal.

TPS : Oui le « ça va allez mieux » ne met pas au travail…et laisse entendre que la solution va venir de l’autre…

JJG : Cela veut surtout dire que ça ne prend pas en compte ce qui ne va pas. C’est renforcer quelque chose qui est problématique, donc le risque est grand…

TPS : C’est peut-être là où la psychanalyse ne brosse pas le fantasme dans le sens du poil…

JJG : Oui l’idée c’est plutôt l’inverse, hein !

 

[1]Référence à une rencontre datant de 2017.