Hors-pistes

Texte de Laurence Texier prononcé dans le cadre du séminaire collectif Excentricités du désir à Rennes le 20 janvier 2021.

 

Excentricité du désir. Voilà un titre qui en première instance m’a laissée perplexe. Désir impossible, oui, désir insatisfait, oui, ou encore désir intranquille pourquoi pas, mais excentricité du désir ?  Je débutai alors ma réflexion autour de cette citation de Platon dans l’Euthydème :

Quels sont ceux qui apprennent ? Ceux qui savent, ou ceux qui ne savent pas ? Ceux qui savent n’ont pas besoin d’apprendre, mais comment ceux qui ne savent pas sauraient-ils reconnaître ce qu’il leur faut apprendre[1] ?

En revenant à l’étymologie de ce qui est excentrique, nous pouvons juste poser que c’est ce qui est hors centre. Une première piste si j’ose dire, le hors, qu’il soit hors normes, hors sens, cela revient à quelque chose qui échappe, loin des sentiers battus et de l’idée générale du Tout avec son Savoir, sa Vérité. Donc,  là était peut-être l’enjeu, et c’est comme cela que je l’ai attrapé.  Ce soir, la question du désir allait nous mener Hors – Pistes.

L’époque est propice à évoquer la norme. La gestion politique, sous couvert d’un discours scientifique, montre combien l’idéal passe par le TOUT. Il faudrait que tout le monde pense et fasse la même chose pour que les choses aillent bien. Et si cela ne fonctionne pas, cela résulte de la responsabilité de ceux qui souhaitent s’extraire d’une vérité commune.

S’il y a bien une chose que la psychanalyse m’a enseignée c’est que la Vérité n’existe pas, dans le sens où elle n’est jamais toute. Toute vérité implique une relation à la croyance. Je cite Lacan :

Nous imaginons ce que nous pensons, nous imaginons que nous croyons ce que nous disons. Savoir et croyance sont des mots clés dans la bouche des penseurs, logiciens et… psychotiques en dernière analyse. La seule chose que je ne puisse comprendre est comment ils peuvent parler de savoir et de croyance, comme si le savoir pouvait être parfaitement authentifié, tandis que la croyance serait simple hachis d’opinions[2].

Par cette formule, Lacan explicite combien savoir et croyance sont intimement liés. Pas de savoir ex-nihilo, toute construction s’appuie sur une référence choisie, il faut un postulat de départ, comme il faut un zéro pour commencer à compter.

C’est parce qu’on pense qu’un postulat est vrai, et çà c’est une croyance, que l’on peut, à partir de lui, par démonstration, en déduire des vérités. Ainsi nombre de vérités scientifiques sont amenées à se contredire en fonction du postulat de départ et cela est particulièrement marquant dans les mathématiques, pourtant qualifiées de sciences exactes. Un concept qui illustre ce phénomène est celui du parallélisme. Avec un petit effort de mémoire nous nous rappelons tous qu’en géométrie deux droites parallèles n’auront jamais de point en commun.  Or je vous cite Benoît Rittaud, mathématicien : « Dans le plan, les parallèles ne se croisent jamais ; mais ce n’est plus le cas si l’on considère les parallèles en perspective centrale ou dans un autre espace géométrique. » En effet, c’est la géométrie euclidienne qui permet le théorème du parallélisme. Euclide, père des mathématiques, a pu être repris par d’autres pour faire avancer la science. Des vérités peuvent donc s’opposer en fonction du postulat de départ. Cette logique induit l’idée d’un choix premier, sorte de Bejahung inaugurale, qui permettra l’accès à une vérité de sujet, qui forcément ne sera pas toute.

La croyance fait exister le Sujet Supposé Savoir. Or l’identification de tout sujet se fait par rapport à ce Sujet Supposé Savoir. A contrario l’incroyance, ce que Freud a repéré sous le terme Unglauben, ne serait pas le « ne pas y croire » mais plutôt l’absence de sujet divisé. De fait, cette incroyance mènerait à la certitude.

Celui qui ne s’identifie pas peut être considéré comme fou. L’identification est à la base du lien social. L’identité permet de reconnaître un tout mais parfois le sujet renonce à ce qui le particularise pour laisser la place au signifiant Maître, celui qui identifie le groupe auquel le sujet veut appartenir.

Pour être humain, le rapport à la réalité se fait toujours par la médiation du langage. Le névrosé approche la réalité par les signifiants auxquels il accorde sa croyance. Ces signifiants venant de l’Autre il faut bien leur accorder du crédit pour que cela fonctionne. L’apprentissage des mots par les petits en est la parfaite illustration : sauf exception,  l’enfant ne vient pas interroger à chaque fois le mot qui désigne la chose. Le lien social est à ce prix, et comme dirait Lacan, les non-dupes errent.

La croyance est une réponse au « il n’y a pas de rapport sexuel » et institue le rapport à l’Autre par l’entremise du Signifiant. De ce fait, nous rentrons tous en religion par le choix, donc la croyance que nous avons du monde. Je cite Lacan :

Tout le monde est religieux même les athées. L’athéisme c’est la maladie de la croyance en Dieu, croyance que Dieu n’intervient pas dans le monde[3].

Pour tout sujet, Lacan parle du fait de devenir un athée viable[4], c’est-à-dire celui qui assume la responsabilité de sa Jouissance.

La construction du monde pour chaque sujet se fait par l’entremise du signifiant. Ce signifiant qui se spécifie d’être ce que les autres ne sont pas. D’un point vue imaginaire, on le retrouve dans le narcissisme des petites différences. Cette petite différence qui se situerait du côté de l’Idéal du moi et qui est à différencier de la différence absolue donnée par la logique du signifiant.

Dans le discours du Maître, le sujet divisé s’efface sous le signifiant maître S1, dans le processus d’identification qui produit la signification, le S2, il y a un reste : c’est l’objet a. Cet objet reste caché, il ne donne pas lieu à une reconnaissance, mais plutôt à de l’angoisse et de la honte. C’est ce qui fonde également le sentiment d’étrangeté et d’hostilité. Dans le discours du Maître, nous pensons être mis à l’abri de ce trou, mais en aucun cas nous ne pouvons faire sans. Même s’il n’est pas reconnu, nous sommes condamnés à vivre avec. Au lieu de le dénier, le discours analytique le met en position d’agent, l’objet est offert comme base du travail : l’objet petit a s’adresse au sujet divisé. Cela va impliquer une reconnaissance par lui-même de son mode de jouissance, ce qui ne sera pas sans effet sur le narcissisme de la petite différence.

Nous devons faire des choix subjectifs pour que le monde où nous vivons puisse avoir un sens. Alors comment en sommes-nous arrivés à ce que le monde veuille à ce point penser, réfléchir d’une seule voix ?

Cette période inédite, m’a amenée à retravailler les temps logiques de Lacan, qui je vous le rappelle sont : l’instant de voir, le temps de comprendre et le moment de conclure. Les trois temps correspondent à des modes de subjectivation. Vous pouvez retrouver la démonstration faite par Lacan dans les Écrits dans le chapitre Le temps logique .

La subjectivation est la transformation qui se vérifie à la suite des scansions par lesquelles les trois combinaisons sont possibles, ainsi que les trois formes de temps et également les trois formes de manque.

Ainsi l’instant de voir correspond à la forme impersonnelle du sujet, particularisée par l’emploi du « on » : « l’on sait que ». L’instant de voir c’est le constat que quelque chose vient faire rupture, voire effraction. C’est juste pouvoir situer une dimension de Réel, dans ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, à l’origine du hors sens.

Le temps pour comprendre est celui de la subjectivation. Elle introduit la forme du grand Autre en tant que tel, car chaque prisonnier, pour pouvoir tenter de résoudre l’énigme, doit faire appel à un Autre qui regarde la scène. Un manque à comprendre est au centre. Cette étape va nécessiter une scansion suspensive, qui n’est pas de l’ordre du raisonnement, mais qui demande un acte du côté du sujet, dégagé de la dimension de l’Autre.

Le moment pour conclure fait émerger le « je », ce que Lacan nomme le sujet de la hâte. La hâte est la liaison propre de l’être humain au temps. Il y a le manque à conclure, puisque c’est l’acte qui anticipe la déclaration de la conclusion.

L’empressement à dire, tout et son contraire d’ailleurs, ne se situe pas dans le temps de comprendre, car pour essayer de faire sens, il faut d’abord des questions. Le discours qui s’est présenté depuis un an et qui instaure une période inédite dans nos vies de citoyens a toujours été en forme de conclusion. Conclusions pas sans se contredire évidemment. Il n’était pas possible de vivre l’expérience, l’empressement est à la conclusion, celle qui doit rassurer en faisant Vérité. Tout discours dissident est mis au rebut, l’Idéal du tout n’hésitant pas à discréditer ceux qui penseraient différemment, reléguant au champ de l’amateurisme des expériences scientifiques de plus de vingt ans. La sacro-sainte Vérité est brandie, au nom du Bien de tous.

Alors je me questionne : comment nous, psychanalystes, n’avons-nous pas plus réagi à ce fonctionnement si connu ? Discours de la science et discours capitaliste prétendent à eux deux que tout peut s’expliquer, se savoir, se contrôler… Comme le dit Elisabeth Roudinesco :

La société démocratique moderne essaie de faire disparaître de son horizon la réalité du malaise, de la mort et de la violence et au même temps vise à intégrer dans un système unique les différences et les résistances[5].

Notre société s’oriente vers des satisfactions faciles, vers des « plus-de-jouir en liberté et de consommation plus courte[6] », comme le nomme Lacan dans Radiophonie. On veut tout plus vite mais l’urgence rencontre toujours l’écueil d’une satisfaction qui ne vient pas.

Actuellement, toutes les institutions qui abordent le soin psychique sont remaniées dans cette optique : trouver la bonne formule, évaluer pour traiter. Nous passons de l’instant de voir au moment de conclure, et la dimension en devient effrayante.

L’uniformisation des soins supprime la dimension du sujet, car le respect de la diversité des itinéraires particuliers n’est pas compatible avec ce que prétend la vie administrée.  L’effet sur le sujet sera l’écrasement de ses possibilités à produire ses propres solutions face à ce qui de son corps et de sa souffrance échappe au contrôle et à l’administration. La logique institutionnelle, en voulant faire taire ce qui provoque le malaise, fait taire ce qui constitue le sujet. Il en découle une démarche infantilisante qui sert celui qui ne veut rien savoir de son désir et de sa responsabilité.

D’emblée le patient arrive avec une demande réfractaire à la castration, la clinique n’est plus une demande de savoir qui permettrait l’entrée en analyse avec la possibilité d’une rectification subjective et d’une assomption de la responsabilité chez le sujet. Les sujets vont chercher tout ce qui empêche le questionnement du symptôme, court-circuitant les questions qui pourraient surgir sur l’énigme qui se joue au niveau de l’inconscient.

Comment en effet mettre à distance la question du Réel autrement que par l’assurance qu’il existe bien La Vérité, que l’essence des choses peut être dite, et que si elle n’advient pas, c’est par insuffisance de pratique. Pas de politique de l’indicible donc pour les institutions.

Dans les IME, le temps est à l’évaluation avec dans la foulée une proposition d’objectifs pour le sujet. Le marketing fait son entrée dans le soin psychique.

Mais évaluer quoi ? La détresse ? La souffrance ? Et proposer quoi ? De la consolation ? Le soin psychique devient un gigantesque DSM : à un symptôme, une pratique orientée. Les soins s’externalisent, des prestataires extérieurs vont être conventionnés, s’ils adoubent un nouveau protocole de soin : efficacité et rentabilité. Le temps de l’écoute est lui réduit à peau de chagrin. Qualifié de « temps perdu », « sans résultat ». Il faut remplir, or la psychanalyse enseigne que qui perd gagne…

Comment pouvons-nous prétendre à penser les solutions pour l’autre ? Comment avoir l’outrecuidance d’imaginer ce qui fera solution pour l’autre. Que se mettre à la plongée bouteille pour ce patient mélancolique, viendrait un jour faire suppléance, car je le cite : « Il se sent bien au fond », que la broderie permettrait à une jeune fille de retrouver un bord, après avoir décompensé une psychose suite à ses premiers rapports sexuels ?

La psychanalyse s’oriente du désir de chaque sujet. C’est ce parcours que je peux littéralement qualifier de « Hors- pistes », c’est à chacun d’y laisser sa trace.

Ce temps d’écoute nécessaire, ne peut être compressible, il est le temps d’élaboration. Le supprimer revient à imposer une vérité, complètement extérieure au sujet, qui ne lui sera d’aucun ressort à long terme. Parce que je sais bien que les arguments en faveur de telles méthodes vont vers « Mais ça fonctionne ! » Mais oui ! Sommes-nous, psychanalystes, autant ignorants pour savoir que la suggestion fonctionne pour tout sujet ? Que le bon conseil vient souvent adoucir, colmater mais ne répond en rien. C’est toujours étrange de voir que les psychanalystes pourraient être pris pour des illuminés qui n’auraient rien expérimenté, alors que l’analyste qui entend le peut parce qu’il a été et reste analysant. Alors, bien sûr, nous savons que la suggestion fonctionne, c’est juste que la question posée n’est pas la même. La psychanalyse œuvre pour la singularité et c’est peut-être ça qui lui est majoritairement reproché.

Déjà en 1927, Freud dans son texte l’Avenir d’une illusion, déclarait l’incomplétude et l’insuffisance de la psychanalyse par rapport à un possible savoir à atteindre, sa science est encore jeune. Peut-être pas encore persuadé que cette incomplétude, formalisée par l’objet a de Lacan, serait le moteur de l’acte psychanalytique, il perçoit cependant l’illusion que d’autres sciences puissent trouver une réponse au savoir qui lui manque. Je le cite :

Non, notre science n’est pas une illusion. En revanche, il serait illusoire de croire que nous puissions trouver ailleurs ce qu’elle peut nous donner[7].

Le temps d’entendre, c’est aussi le temps d’attendre, que le sujet commence à laisser sa trace. La psychanalyse n’offre pas, mais soustrait, faisant barrage à la demande de complétude du névrosé de nos jours, logique capitaliste qui profère l’existence d’un objet pour tout donc une assurance du tout-jouir. La psychanalyse ouvre une écoute au sujet au-delà du moi, permettant ainsi la responsabilité de son désir. Loin de se porter uniquement sur la dimension de l’imaginaire, la psychanalyse se porte sur le traitement du réel par le symbolique.

Désir excentrique et hors-pistes car comme le disait Lacan : « Or le discours analytique, lui, fait promesse : d’introduire du nouveau[8]». Ainsi soutenir un autre désir, c’est juste poser la question de l’exception, portée comme une soustraction au discours capitaliste.

[1]   PLATON, l’Euthydème ou le disputeur, Paris, Culture commune, 2013.
[2]   LACAN J., « Conférence à Yale », Scilicet, 6/7, Paris, Seuil, 1976, p.12.
[3]   Ibid., p.32.
[4]   Ibid.
[5] ROUDINESCO E., Pourquoi la psychanalyse ?, Paris, Fayard, 1999.
[6] LACAN J., « Radiophonie », Scilicet 2/3, Paris, Seuil, 1970, p.89.
[7]   FREUD S., L’Avenir d’une illusion, Paris, Points, 2015, p.80.
[8]   LACAN J., Télévision, Paris, Seuil, 1973, p.49.