Hamlet et la tragédie du désir

Ce texte a été prononcé avec celui de Rosa Guitart-Pont et celui de Orane Dubos dans le cadre du Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest, le 21 janvier 2023.

 

Résumé de la pièce

Le père d’Hamlet, roi du Danemark, est mort mystérieusement, la version officielle est qu’il a été empoisonné par un serpent. Mais le père mort apparaît devant Hamlet et lui révèle qu’il a été tué pendant son sommeil par son propre frère, Claudius, qui est devenu roi et a épousé sa femme après les funérailles. Le spectre demande alors à Hamlet de le venger, en tuant Claudius et en faisant cesser le scandale de la luxure de la reine.

Hamlet fait organiser un spectacle, où un crime est représenté, pour observer les émotions de Claudius et le faire se dévoiler et se trahir. La représentation rappelle tellement au roi son propre crime, qu’il ne peut pas le supporter et quitte la salle. Ensuite, Hamlet est convoqué auprès de sa mère. Il va alors tenter de la convaincre de ne pas coucher ce soir-là avec Claudius. Mais il finit par céder et abandonne sa mère à son désir.

Hamlet va être envoyé en Angleterre, ce qui est une façon de l’envoyer à la mort, mais il finira par déjouer le piège. Pendant son voyage, Ophélie, qu’il désirait au début de la pièce et qui est ensuite « dissoute en tant qu’objet d’amour[1] », est devenue folle et se suicide en se noyant, « flottant dans sa robe au fil de l’eau où elle s’est laissée, dans sa folie, glisser[2] ». Devant la mort de sœur Ophélie, Laërte décide de la venger, il « s’est révolté et il a combiné un petit coup. Le roi a empêché sa révolte, en disant que c’est Hamlet qui est coupable, qu’on ne peut le dire à personne parce qu’il est trop populaire, mais qu’on peut régler la chose en douce, en faisant un petit duel truqué où il périra[3] ».

Hamlet est de retour. Il arrive au cimetière au moment de l’enterrement d’Ophélie, où en voyant le chagrin de Laërte, il retrouve son désir pour Ophélie et se jette alors au fond de la tombe. Hamlet se trouve ensuite pris dans le tournoi truqué par le roi, et contre toute attente, il tue Laërte en le touchant avec une arme à la pointe empoisonnée qui lui était destinée, et il est lui-même touché mortellement. C’est alors qu’il tue le roi Claudius, avec l’épée dont il a lui-même été touché à mort.  Sa mère, la reine, meurt aussi, buvant un breuvage empoisonné qui était destiné à son fils. A la fin de cette pièce, tout le monde est mort.

Les scènes principales dépliées par Lacan :

Hamlet et le spectre de son père

Lacan met l’accent sur le fait qu’Hamlet trouve tout à fait légitime l’acte de venger son père, et pourtant il ne cesse de reculer devant cet acte. Freud, ainsi que certains de ses élèves ont commenté le recul d’Hamlet, en disant que si son acte est inhibé, c’est parce que le crime de son oncle lui rappelle son propre désir œdipien inconscient : tuer son père pour coucher avec sa mère. Lacan se décale un peu de cette interprétation, en disant que ce avec quoi Hamlet a affaire c’est le désir, non pas pour sa mère, mais de sa mère. C’est pourquoi Lacan rappelle que lorsque le père donne à Hamlet la consigne de faire cesser la luxure de sa mère, il l’enjoint aussi de contenir « ses pensées et ses mouvements, qu’il n’aille pas se laisser aller à je ne sais quels excès concernant des pensées à l’endroit de sa mère. (…) En somme le père avertit son fils d’avoir à se garder de lui-même dans ses rapports avec sa mère[4] ». Par cette mise en garde, le père semble donc vouloir réparer ce qui a failli de la métaphore paternelle.

Cette faillite semble s’illustrer dans une scène qui reste fort énigmatique. Le spectre du père   annonce à Hamlet, qu’au moment où il a péri, il a été surpris dans « la fleur de ses péchés[5] » et qu’il ne peut pas lui révéler « l’horreur et l’abomination du lieu où il vit et de ce qu’il y souffre[6] ». On ne sait pas trop à quoi « la fleur de ses péchés » fait référence, mais Lacan laisse entendre que si le père d’Hamlet le paye, en souffrant désormais un enfer, c’est parce qu’il a une dette qu’il n’a pas pu payer, son compte n’est pas réglé. Or, ce qui n’est pas réglé semble concerner la castration symbolique qu’il n’a pas su transmettre à son fils et c’est pourquoi Hamlet est resté dépendant du désir de sa mère. Cette dépendance est tout à fait manifeste dans la scène avec sa mère et dans la scène dite de la prière repentante.

La scène de la prière repentante

Après le spectacle qu’Hamlet a organisé pour confondre son oncle, il est convoqué auprès de sa mère, qui n’en peut plus de son fils. Alors qu’il marche vers l’appartement de sa mère, il voit Claudius, qui prie à genoux, il « n’est pas vu par lui, le tient à sa merci, il a la vengeance à sa portée ». Mais quelque chose l’arrête. En le tuant maintenant, ne va-t-il pas l’envoyer au ciel, alors que son père reste figé à jamais dans la fleur de ses péchés ? « C’est justement ce qu’il ne faut pas que je fasse, conclut-il. (…) C’est parce qu’il se préoccupe du « To be » éternel de Claudius, qu’à ce moment-là, (…) il ne tire pas son épée du fourreau. (…) Ce qu’il veut, c’est surprendre l’autre dans l’excès de ses plaisirs, (…) toujours dans le rapport à la reine. Le point-clé, nous redit Lacan, « c’est le désir de la mère [7] ».

La scène d’Hamlet avec sa mère

Vient alors la scène, « où est montré à la reine le miroir de ce qu’elle est, et où, entre ce fils qui incontestablement aime sa mère comme sa mère l’aime (…) – il se produit alors ce dialogue dans lequel il l’incite à rompre[8] » avec Claudius. « Reprenez-vous, lui dit-il, dominez-vous, (…) commencez par ne plus coucher avec mon oncle[9] ». Il tempête, il conjure, il injurie. Sa mère est littéralement pantelante. Mais là encore, Hamlet fléchit une nouvelle fois. Il laisse tomber son discours et il consent au désir de sa mère, en lui disant « après tout, (…) fais-en à ta tête, laisse-toi caresser (…) et tout cela va s’achever comme d’habitude dans le foutoir[10] ». C’est à propos de cette scène que Lacan dit « il n’est pas de moment, où la formule le désir de l’homme est le désir de l’Autre, soit plus sensible, manifeste, soit accomplie d’une façon plus complète, et de façon, justement, à annuler davantage le sujet[11] ». 

Hamlet et Ophélie

La révélation du père sur la véritable cause de sa mort a eu comme effet le dénigrement de l’objet femme, « quelque chose a vacillé dans son fantasme[12] », dit Lacan. Hamlet n’a plus de désir pour Ophélie. Il la repousse, en lui tenant des propos fort sarcastiques. Non seulement, elle n’est plus l’objet de son désir mais elle devient la mère de tous les péchés.  « Ophélie est à ce moment-là, dit Lacan, (…) le phallus que le sujet extériorise et rejette comme tel[13] ». Elle ne sera réintégrée comme objet de désir que dans la scène du cimetière, mais l’objet n’est reconquis qu’au prix du deuil et de la mort.

Le deuil de Laërte le frère d’Ophélie, et le désir pour Ophélie perdu puis retrouvé

Quand Hamlet revient de son voyage en Angleterre, il tombe sur l’enterrement d’Ophélie alors qu’il ne la savait pas morte. Il voit Laërte se déchirer la poitrine, et bondir dans le trou pour étreindre une dernière fois le cadavre de sa sœur, en clamant son désespoir. Hamlet s’identifie à la douleur de Laërte, à son deuil. Et c’est parce qu’il ressent la douleur de la perte, qu’Ophélie redevient l’objet de son désir. Il se jette alors sur Laërte, dans une sorte de rivalité, en clamant : « qui pousse des cris de désespoir ? C’est moi, Hamlet le danois… [14] ». « J’aimais Ophélie (…) la tendresse de trente-six mille frères n’égale pas mon amour[15] ». Hamlet retrouve donc son désir et quelque chose de sa subjectivité quand il dit « je suis Hamlet le danois».

Hamlet, redevenu désirant, tue alors Claudius et meurt

Toute la pièce ne parle que de castration. Hamlet ne peut tuer Claudius parce que Claudius qu’il représente le phallus réel qui satisfait sexuellement la mère. Or, ce qu’il s’agit de tuer ce n’est pas le phallus réel, mais le phallus imaginaire qu’il est lui-même.

Le névrosé est le phallus, dit Lacan et il commente le fameux dilemme de Hamlet « to be or not to be », en disant « être le phallus ou ne pas être ». Hamlet, ajoute Lacan, se sent « coupable d’être[16] », sous-entendu d’être le phallus. C’est pourquoi Lacan ajoute que la pièce d’Hamlet est « un lent accouchement, par des voies détournées, de la castration nécessaire[17] » qui a manquée dans la situation originelle.

Ainsi, Ophélie ne redevient l’objet de son désir que lorsqu’il assume la perte, la castration symbolique. Le sujet n’est alors plus le phallus imaginaire de la mère, il le transfère chez l’autre, Ophélie, qui représente à nouveau l’objet (a) phallicisé. L’heure de la perte est l’heure où Hamlet finit par mourir. La mort est ici assimilée à la mort du phallus imaginaire.

Revenons à la fameuse phrase que prononce Hamlet : « To be or not to be ». Lacan nous dit que les deux « to be » de la phrase n’ont pas le même sens. « Dans la 2e partie c’est le « ne pas être » de la structure primordiale du désir. Dans la 1e partie de la phrase, il s’agit pour Hamlet d’être ce qu’il peut être comme sujet, c’est-à-dire « être le phallus ». Mais être le phallus marqué pour l’Autre l’offre à la menace du « ne pas l’avoir [18] ». « Le sujet voit s’ouvrir ce choix à faire. Ou bien ne pas l’être, ne pas être le phallus, et disparaître, manquer à être. Ou bien, s’il l’est, c’est-à-dire s’il est le phallus pour l’Autre, ne pas l’avoir[19] ». Donc, avec une menace de perte pour le sujet, quand il s’approche de son désir. Si Hamlet illustre la tragédie du désir, c’est parce que le désir comporte toujours une perte, laquelle est toujours difficile à assumer.

[1] LACAN J., Le Séminaire livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de la Martinière et Le Champ Freudien, juin 2013, p. 380.
[2] Ibid., p. 292.
[3] Ibid., p. 317.
[4] Ibid., p. 308.
[5] Ibid., p. 314.
[6] Ibid., p. 308.
[7] Ibid., p. 314.
[8] Ibid., p. 315.
[9] Ibid., p. 333.
[10] Ibid., p. 334.
[11] Ibid., p. 338-339.
[12] Ibid., p. 379.
[13] Ibid., p. 380.
[14] Ibid., p. 318.
[15] Ibid., p. 396.
[16] Ibid., p. 293.
[17] Ibid., p. 296.
[18] Ibid., p. 509.
[19] Ibid., p. 509.