Fernando Pessoa : la maladie de la mentalité

Ce texte a été prononcé avec celui de Rosa Guitart-Pont et celui de Delphine Corpet-Vergne dans le cadre du Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest, le 21 janvier 2023.

 

A mon tour je vais vous parler de ce poète, célèbre, qu’était Fernando Pessoa, que j’aurai découvert de plus près avec la proposition de travail de Rosa Guitart. D’origine portugaise, Fernando Pessoa est connu aujourd’hui pour ses œuvres si particulières qu’il a produit sous divers noms d’auteurs et dans lesquelles il fait advenir une multitude de personnages. Ses « créations » sont bien différenciées, elles ont leur propre biographie et œuvre littéraire. Ce sont les fameux hétéronymes de l’écrivain. Bien plus que de simple pseudonymes, ils sont de véritables compagnons pour Pessoa, compagnons avec qui il converse et qui conversent entre eux et avec les autres, quotidiennement.

Si l’hétéronyme est à distinguer du pseudonyme, c’est parce que lorsqu’un écrivain publie sous un pseudonyme, il masque son identité mais se reconnaît néanmoins dans l’œuvre réalisée. Ce n’est pas le cas de Fernando Pessoa puisque, dans la pluralité des œuvres signées par ses hétéronymes, il ne s’y reconnaît pas. Chacun d’entre eux ayant sa propre consistance et un style unique d’écriture. De son vivant, on peut retenir un semi-hétéronyme et trois hétéronymes majeurs :

Bernardo Soares signe « Le livre de l’intranquillité ». Ce rebut du lien social se fait le témoin des phénomènes fugaces du monde. Il « scrute son absence au monde, sa nullité, son désenchantement, son angoisse[1] ». Véritable secrétaire insomniaque, il s’applique à extraire les éléments les plus éphémères et torturés dont il est le témoin, à Lisbonne au Portugal. Fernando Pessoa dit de lui qu’il est un « semi-hétéronyme », je le cite: « c’est moi moins le raisonnement et l’affectivité[2] ». Le poète y retrouve une part de sa personnalité, il n’est pas complètement une création.

Alberto Caeiro serait le païen. Se méfiant de l’artificiel du monde, ses œuvres littéraires reposent sur l’utopie d’un rapport direct avec la nature, faisant fi des mythes et des récits du monde. Colette Soler dira qu’il est « l’image inversée de l’intranquillité métaphysique de Pessoa[3] ».

Ricardo Reis au travers de ses poèmes, fait la tentative de se libérer de la douleur d’exister par l’acceptation du néant de toute chose. Il consent ainsi à la dimension tragique de l’existence.

Enfin, Alvaro de Campos manifeste, dans l’écriture de ses poèmes, une existence épicurienne. Ou plus encore, il cultive l’expérience de tout faire, tout vivre. A travers lui, Fernando Pessoa « faute d’être un est imaginairement tout[4] ».

Fernando Pessoa rassemble ses partenaires dans ce qu’il nomme une « Ecole » où chacun y à sa place, le « Maître » étant Alberto Cairo. Si Pessoa utilise cette nomination « Ecole », on peut supposer que cela vient faire enseignement pour lui, à propos des solutions possibles pour supporter la douleur d’exister.

Pour Pessoa, ces hétéronymes existent, et il les décrit. On peut dire qu’ils ont un mode d’être singulier, un mode de jouissance propre. Ce qui est saisissant c’est que c’est ce dont l’écrivain lui-même semble manquer, c’est-à-dire d’une consistance unaire. Fernando Pessoa dira avoir des Moi multiples synthétisés en un Moi postiche. A lire ses textes, on y trouve une signification et son contraire, autant de sens qui se juxtaposent et s’annulent mettant à mal la logique sémantique. Dans cette ivresse du sens, ses œuvres y perdent justement…leur sens.

Dans ce grand morcellement que présente ses textes, l’écrivain nous permet d’entrevoir le phénomène imposé qui surgit pour lui, comme une sorte de révélation inspirante lui faisant écrire avec frénésie des pages et des pages de poèmes. On se rends compte de l’infinitude de la jouissance qu’aucun point de capiton n’arrête. Peut-on parler d’automatisme mental, dans lequel la chaîne signifiante se met à fonctionner seule sans l’arrimage au symbolique ?

Je vous cite un passage qui illustre cette illumination : « Un jour, je m’approchai d’une haute commode et, prenant une feuille de papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je le peux. Et j’ai écrit trente et quelques poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie, je ne pourrai en connaître d’autres comme celui-là. Je débutai par un titre : O guardador de Rebanhos (en français le gardien de troupeaux) et ce qui suivit fut l’apparition en moi de quelqu’un à qui j’ai tout de suite donné le nom d’Alberto Caeiro. Excusez l’absurdité de la phrase : mon maître avait surgi en moi. J’en eus immédiatement la sensation. A tel point que, une fois écris ces trente et quelques poèmes, je pris une autre feuille et j’écrivis, d’affilée également, les six poèmes que constituent la Chuva Oliqua (en français, la pluie oblique) de Fernando Pessoa[5] ».

L’auteur indique la temporalité immédiate de ses productions. Si on parle d’automatisme mental, c’est déjà dire qu’il y a un traitement d’un réel par l’écriture, en tout cas une tentative de traiter la forclusion du Nom-du-Père.

Je dis tentative parce que le polymorphisme de ses divers hétéronymes témoigne de la fragilité de la vie de Fernando Pessoa, retiré du lien social, étranger aux manifestations du monde et pour qui le féminin fait énigme. La femme est en effet « la grande absente dans la vie de Fernando Pessoa[6] ». C’est dire qu’au fond, Fernando Pessoa est un « non-dupe », il n’est pas pris dans le manège des semblants qu’implique la relation à l’autre. Ce signifiant du Nom-du-Père, quand il est forclos, ne permet pas la fonction socialisante pour un sujet, ne permet pas à Fernando Pessoa de s’inscrire dans un discours. Il est hors-discours.

C’est Bernardo Soares qui prends la parole pour exprimer son incapacité à intégrer même un espace social : « Je suis tout à fait capable, en tête à tête avec moi-même, d’imaginer d’innombrable trait d’esprit de promptes réparties à des phrases que personne n’a prononcées, fulguration d’une sociabilité intelligente sans personne à la ronde; mais tout cela s’évanouit dès que je me trouve en présence d’une personne physique; je perds toute intelligence, je ne peux plus dire un mot et en moins d’une petite heure je tombe de sommeil[7] ». Peut-on dire que l’auteur nous confie, dans ce fragment, l’effet d’une disparition de ses pensées mais également de son corps ?

D’ailleurs, il soumettra aussi son propre nom en 1916 à cette forme d’évanouissement de lui-même, passant de Pessôa avec un accent circonflexe sur le o à Pessoa sans accent signifiant en langue portugaise « personne ». Témoignage du pont d’un être tout jusqu’à un être personne. Cette oscillation, entre le pluriel de ses Moi et le vide, témoigne de sa « tragédie subjective » qui est « le thème central, unique de son œuvre[8] ».

Cet « être tout » à « être rien » révèle la profusion déchaînée de l’imagination chez Pessoa au travers du pluriel des Moi et son envers : « rien qu’une mentalité désarrimée des pulsions, un imaginaire sans moi, que les puissances de la vie ont déserté et qui foisonne en métamorphose des formes innombrables[9] »

Lacan en parle lors d’une présentation de malade, le cas de Brigitte B., en 1976 et dira à son propos qu’elle « n’a aucune idée du corps à mettre dans cette robe. Il n’y a personne pour habiter le vêtement. Elle est un torchon[10] ». La patiente ne semble pas investir son corps, elle n’est qu’enveloppe sans le secours du Moi qui unifie le corps du sujet.

A propos de Fernando Pessoa, cette « mentalité[11] » dont parle Lacan, serait ce foisonnement cérébral pur où l’arrimage à aucun fantasme ne permet un mode de jouissance fixe. C’est un imaginaire sans Moi dans lequel l’imagination prolifère. D’autre part, elle fait résonner la question du corps, d’un corps dont il doute de son existence et dont il est certain de ne pas le posséder. Je vous cite quelques passages « Je ne sais qui je suis, ni quelle âme j’ai. Je suis diversement autre qu’un seul moi : dont je ne suis d’ailleurs pas sûr de l’existence » et plus loin « Je ne possède pas mon propre corps {…} Je ne possède pas mon âme {…} Je ne comprends pas mon propre esprit {…} nos sensations passent : nous ne pouvons donc pas les posséder {…} Nous ne possédons ni un corps, ni une vérité – pas même une illusion. Nous sommes des fantômes de mensonges, des ombres d’illusions, ma vie est aussi veine au dehors qu’au dedans[12] ». Là encore, Fernando Pessoa n’est pas dupe, il ne croit pas avoir son corps, il ne l’a pas et c’est ce qui lui fait défaut. Il ne semble pas pouvoir s’y identifier.

La topologie des nœuds borroméens avec laquelle nous invite à réfléchir Lacan dans son dernier enseignement nous permet de repenser, sans l’annuler, l’écriture de la métaphore paternelle et du graphe du désir. Il ne parle plus en termes de névrose et de psychose mais en termes de nouage et de dénouage. Le nœud permet de saisir la constitution subjective d’un sujet par l’articulation du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire.

L’ensemble de l’œuvre de Fernando Pessoa, indique que la dimension pulsionnelle de la jouissance, le Réel, est à la dérive. Cependant, c’est par la multiplicité de ses Moi que l’auteur fait la tentative de faire tenir le nœud. Les hétéronymes qu’il produit témoignent de cet essai d’un nouage par l’Imaginaire.

Je vais terminer mon texte en évoquant la fin de vie de l’auteur dans laquelle lui apparaît la certitude d’une « lignée messianique » dont il est le descendant. Fernando Pessoa serait la réincarnation du roi du Portugal, mort en 1578, Dom Sébastian. Sous forme de prédiction, l’écrivain nous livre la date de réapparition du roi : « En cette dernière année (1988), s’est produit au Portugal l’évènement le plus important de la vie nationale depuis les découvertes; cependant, de par sa nature même, l’évènement passa, et devait passer, entièrement inaperçu. {…} Je ne crois pas qu’avant dix ans d’ici le peuple portugais en vienne à comprendre ce dont il s’agit et l’importance de cette affaire[13] »

Cette construction délirante surgit après plusieurs jours de marasme dans lequel il se meut, je le cite « Je ne suis plus moi. Je suis un fragment de moi conservé dans un musée abandonné {…} je suis plongé dans une désolation infinie {…} un état de non-être[14] »et finalement une conviction le saisit : « Je suis entré en pleine possession de mon génie et j’ai la divine conscience de ma mission {…} un éclair m’a aujourd’hui ébloui de lucidité. Je suis né[15]. »

Progressivement, il annonce et décrit un « Cinquième empire » dans lequel il trouve le fil rouge de son existence. Ce cinquième empire et plus précisément cette réincarnation du roi mort vient faire limite à la dérive pluralisante de l’hétéronymie, là où l’écriture ne semblait pas parvenir à résoudre l’énigmatique condition de l’être pour Pessoa. A propos de cette certitude délirante, Colette Soler nous propose de la dire « thérapeutique du non-sens et de la dispersion auxquels apporte le Un d’une identité retrouvée et héroïque[16] ». Fernando Pessoa mourra en 1935 laissant en suspend la possibilité de dire l’effet de traitement de cette nomination.

Un dernier mot à propos d’une logique sous-jacente que l’on retrouve dans l’œuvre de Fernando Pessoa. Cette dernière semble témoigner d’une oscillation répétitive entre l’énigme ravageante du non-sens et la certitude délirante qu’il manifeste. Ainsi, l’auteur passe par « le vidage des significations et par le foisonnement des créatures pour aboutir au messianisme qui retourne le non-sens en plénitude de sens[17] ».

Ces trois phénomènes, solidaires, ne se manifestent pas dans un ordre chronologique. Ils se présentent dans une « synchronie a-chronologique[18] ».

[1] SOLER.C L’aventure littéraire ou la psychose inspirée, Paris, Edition du Champ Lacanien 2001, p.125.
[2] Ibid., p.125.
[3] Ibid., p.126.
[4] Ibid., p.127.
[5] Ibid., p.116.
[6] Ibid., p.130.
[7] REGUER.F « Fernando Pessoa: les hétéronymes comme traitement du corps » dans Posture La disparition de soi: corps, individu et société n°26, 2017.
[8] SOLER.C L’aventure littéraire ou la psychose inspirée, Paris, Edition du Champ Lacanien 2001, p.123.
[9] Ibid., p.131.
[10] LACAN.J Présentation clinique du 09 avril 1976, Site internet Patrick Valas.
[11] LACAN.J Le Séminaire Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.66.
[12] SOLER.C L’aventure littéraire ou la psychose inspirée, Paris, Edition du Champ Lacanien 2001, p.118.
[13] Ibid., p.140.
[14] Ibid., p.136.
[15] Ibid., p.136.
[16] Ibid., p.140.
[17] Ibidem.
[18] Ibidem.