Danger… à condition

Lors de la journée d’ouverture des Collèges Cliniques de l’Ouest, de cette année de travail sur « traumatismes » au pluriel, la question de l’implication subjective a été soulevée et a été le point de départ de ce travail. Dans son texte intitulé L’époque des traumatismes, Colette Soler parle de « participation subjective » pour dire ce moment que Freud avait quant à lui nommé « intériorisation du danger ». Je cite : « Freud le note : aucune rencontre, si terrible soit-elle, aucune violence, si brutale soit-elle, ne saurait être traumatique sans une participation subjective – Freud dit « une intériorisation du danger ». Autrement dit, ce qui vous tombe dessus, ce qu’il y a de réel dans le traumatisme, ne produit la réaction traumatique qu’à certaines conditions[1]. »

Alors, quelles sont ces conditions ? Toujours dans ce texte, Colette Soler expose deux composantes dans tout traumatisme : « le coup du réel », précisé là sans implication du sujet ; « les séquelles du coup du réel », toujours fonction du sujet. Ce « coup du réel », c’est « ce qui tombe sur le sujet ». Et ce qui tombe dessus n’est pas a priori traumatique – là se situe un écueil du psychotraumatisme : postuler d’emblée une dimension traumatique à un événement. C’est bien l’articulation des deux composantes qui forme le traumatique.

Colette Soler définit « le moment traumatique » à partir de sa lecture du texte de Freud L’angoisse et la vie instinctuelle : « le moment traumatique est une expérience – rencontre – de détresse, une rencontre avec un danger, qu’il [Freud] qualifie de réel et qu’il connecte à une montée d’excitation qui s’empare de l’individu, et face à laquelle le sujet se trouve démuni[2] ». Une rencontre avec un danger… Qu’est-ce qui constitue ce danger ? Dans son texte, Freud parle de « blessure », c’est-à-dire trauma. Il situe d’abord cette blessure à l’endroit d’un danger extérieur[3], puis, plus loin, il signale que ce n’est pas la blessure qui constitue le danger, blessure qu’on peut là entendre comme « coup du réel », mais que le danger se situe dans « la modification que cette blessure est capable de provoquer dans la vie psychique[4] ». Là se situe l’effet d’après-coup, « les séquelles », qui sont toujours « fonction de la lecture que le sujet fait de l’événement réel[5] ».

Je vais essayer de déplier un peu ce chemin freudien, à partir de mes questions. Que se passe-t-il entre l’événement et l’effet d’après-coup ? Comment le sujet se retrouve-t-il à « participer » à ça ? L’événement, le « coup du réel », on pourrait le situer à l’extérieur, là où « les séquelles », la réaction traumatique, se situeraient à l’intérieur. Comment s’effectue ce trajet ?

Freud, dans sa quatrième conférence, note : « Avouons-le, nous ne nous attendions pas à voir le danger instinctuel intérieur conditionner et préparer le danger extérieur réel[6]. » Au début de sa conférence, Freud revient sur cette question du danger extérieur. Il distingue trois types d’angoisse : l’angoisse réelle (qu’il situe dans le monde extérieur), l’angoisse névrotique (située dans le ça) et l’angoisse de conscience (située dans le surmoi)[7]. A propos de l’angoisse réelle, il dit qu’elle est « une réaction à un danger extérieur », et à propos de l’angoisse névrotique, il souligne qu’il y a « là encore un rapport avec quelque danger extérieur, mais la crainte du danger en question nous semble extrêmement exagérée ». Il pose alors la question : « quel rapport y a-t-il entre l’angoisse et la peur réelle des dangers extérieurs ? »

Après plusieurs élaborations sur le refoulement, il renverse cette notion de danger extérieur en introduisant celle de danger intérieur : « la peur névrotique diffère donc de la peur réelle parce que le danger est intérieur[8] ». Dans ce texte, Freud déplie les différents types d’angoisse, puis il y revient, et il abandonne finalement ces catégories : « la peur névrotique s’est entre nos mains transformée en peur réelle[9] » (Freud poursuit également sa distinction entre peur et angoisse. Au départ de ses recherches, ces notions sont indifférenciées ; il alterne entre les deux. A la fin de Inhibition, symptôme et angoisse, il précise que « l’angoisse est sans objet », et dans ce même texte, il distingue la peur de l’angoisse à partir du refoulement : « Disons d’abord que le grand responsable de l’angoisse et des autres névroses, c’est, d’après nous, le processus du refoulement. » Lacan reviendra sur cette distinction entre peur et angoisse et précisera cela dans la première leçon de mars de son séminaire L’angoisse[10] ).

Le passage qui m’a intéressée ici, c’est cet abandon de la distinction entre l’angoisse réelle et l’angoisse névrotique – il y vient à partir de la phobie : « dans les phobies, on observe nettement que le danger intérieur s’est transformé en danger extérieur et que, par conséquent, la peur névrotique s’est muée en une peur en apparence réelle[11]. » Il précise ainsi que « l’angoisse réelle », qu’il situait « dans le monde extérieur », est déjà une construction qui est passée par « l’intérieur ». Il n’y a alors pas d’effet sans participation subjective.

Freud abandonne l’idée d’un « danger extérieur réel » pur à partir de son observation du cas de Hans et du « danger réel » qu’est la castration[12] pour cet enfant. Il en fait une construction qui est passée par l’angoisse (qu’il situe première) et le refoulement, c’est-à-dire que c’est pris dans la fenêtre du fantasme : il s’agit là d’une scène (de fiction, au sens imaginaire, comme Lacan le déplie dans son séminaire L’angoisse[13]). Ce danger extérieur réel, que Freud nomme « blessure »[14], est déjà un effet de la castration. En effet, Freud souligne à propos du cas de Hans que « la menace [de castration] vient du dehors et l’enfant y croit[15] ». Y croire : c’est déjà symbolisé. Il noue à ce moment-là « le coup du réel » (le danger extérieur) avec « la lecture qu’en fait le sujet » (le danger intérieur). Je reprends cette phrase : « Avouons-le, nous ne nous attendions pas à voir le danger instinctuel intérieur conditionner et préparer le danger extérieur réel[16]. » Il y a là tout un circuit proposé : l’intérieur qui conditionne et prépare l’extérieur. Pour être à l’intérieur, il faut bien venir de quelque part, de l’extérieur. Pas d’intérieur sans extérieur.

Ça fait : extérieur vers intérieur vers extérieur. Lacan, dans son séminaire L’angoisse[17], revient sur le texte de Freud et nous éclaire un peu sur les coordonnées de ce circuit. A l’arrivée du sujet dans le monde, l’intérieur et l’extérieur ne sont pas différenciés, il parle « d’un extérieur d’avant une certaine intériorisation ». Ce qui me semble intéressant, c’est que Lacan situe la notion de cause dans cet extérieur, qu’il nomme « lieu de l’objet, d’avant toute intériorisation ». Il place en effet l’extérieur au lieu du a dans son schéma optique. C’est à partir d’un autre que le moi se constitue, à partir de ce moment de la spécularisation, appelé le stade du miroir. C’est là que la distinction du moi et du non-moi s’introduit, qu’un intérieur se constitue, à partir d’un extérieur.

Alors, ce « conditionne et prépare », on peut l’entendre comme un point de vue qui se constitue sur l’extérieur, c’est un angle de vue pris à partir du stade du miroir, à partir de la distinction intérieur-extérieur, distinction avec son effet de castration, castration provoquant un reste, une chute, que Lacan nomme le a. Le a, parce qu’il « ne l’a pas ». C’est là que se situe une construction de « l’intériorisation », et de la possibilité alors d’une « participation subjective », qu’on pourrait écrire $ <> a. La lecture que fait le sujet n’est pas sans lien avec le fantasme ; elle est même conditionnée par le fantasme ?

Revenons à cette notion de danger. Freud parle de « danger intérieur », de « danger extérieur ». Toujours dans le séminaire L’angoisse, Lacan reprend ce terme de « danger », et l’emploi du « dangereux », il le réserve à l’objet[18] : « car en fin de compte, si c’est là l’objet sans lequel il n’est pas d’angoisse, c’est que c’est bien un objet dangereux. Soyons donc prudents puisqu’il mord ». Il propose de « supprimer cette notion d’interne », et insiste : « il n’y a pas de danger interne[19]. » Il soutient cela avec son élaboration sur la bande de Moebius, il n’y a pas d’intérieur, « puisqu’elle n’a qu’une seule surface », et il situe alors, je crois, ce danger freudien dans l’Autre « en tant que lieu du signifiant », précisant que le signal de l’angoisse se trouve « à ce niveau du désir de l’Autre ». Pas de danger intérieur alors, puisque « le signal s’il se produit dans un endroit, le moi, concerne bien quelqu’un d’autre ». Cette angoisse signal, c’est l’avertissement d’un désir, « c’est-à-dire d’une demande », et Lacan précise le statut de cette demande : une demande, je cite : « qui ne concerne rien d’autre que mon être même, c’est-à-dire qui le met en question, disons : qui l’annule, qui s’adresse à moi comme perdu, et qui, pour que l’autre s’y retrouve, sollicite ma perte ».

En effet, dans son séminaire, il amène la dimension de « concernement » dans l’angoisse pour la distinguer de la peur ; dans l’angoisse, il y a le versant d’être « étreint, concerné, intéressé à ce plus intime de soi-même ». Il terminera son séminaire en notant : « le danger est ce qui est lié à ce caractère de cession, constitutif de l’objet a[20] ».

Avec ces questions de danger intérieur et de danger extérieur, Freud m’a un peu perdue, comme si l’intérieur venait désigner la réalité psychique et l’extérieur quelque chose de tout à fait indépendant de cette réalité psychique. C’est la lecture qu’en fait Lacan qui m’a éclairée : il refuse, avec la topologie, ces catégories d’intérieur et d’extérieur, à partir du fait qu’il n’y a pas de bord. Il s’éloigne alors des considérations freudiennes du danger intérieur, du danger extérieur, pour situer le danger au point où se constitue le a, au point de la castration. Pas de danger extérieur alors, mais bien un monde extérieur.

Le monde extérieur, Lacan l’apparente à l’Autre du discours[21]. Et dans son texte L’époque des traumatismes, Colette Soler amène la question des discours troués comme facteurs de fragilisation face au traumatisme, comme producteurs des conditions de la multiplication des traumas. En effet, elle propose, je cite, que « traumatisme [puisse] s’écrire S(Ⱥ), les signifiants qui manquent à l’Autre sont précisément ceux qui permettraient de subsumer et l’existence du vivant et le sexe[22] ». S(Ⱥ), c’est l’écriture du manque d’un lieu « où s’assure la vérité constituée par la parole[23] ». C’est le « point manque-de-signifiant[24] », dont Lacan parle dans L’angoisse : l’Autre comme lieu du possible de la symbolisation rejoint ce qu’il appelle un « vice de structure […] ce point d’où surgit qu’il y a du signifiant est celui, qui en un sens, ne saurait être signifié ». C’est à partir de ce point-manque que le a advient[25].

Je conclus. La condition traumatique, c’est la condition du parlêtre, manquant, impliqué en tant qu’étant. Lacan le note : « Ce n’est pas du monde extérieur qu’on manque, comme on l’exprime improprement, c’est de soi-même[26]. » C’est à partir de ce qui manque au sujet qu’il se retrouve impliqué – ce n’est pas intuitif à priori !

Je finirai sur un extrait du podcast « Folie douce » : Lauren Bastide interviewe Edouard Louis[27] ; elle lui demande : « Vous avez réussi à en finir avec vos traumatismes de l’enfance ? » Et il répond : « Oui, totalement ; bizarrement le mal-être que je peux parfois ressentir n’est pas lié à mon passé ; c’est plutôt lié à mon présent, à ma difficulté à écrire ; ça, ça peut me rendre fou, encore plus qu’une enfance difficile ; le fait de pas réussir à mettre des mots sur des choses que je voudrais dire, ça, ça peut me plonger dans des abîmes de folie. » Et en parlant de son écriture, il dit : « Je vais pas mieux en écrivant ; souvent je vais moins bien en écrivant ; souvent en écrivant je verse des larmes ; écrire c’est creuser la douleur. » Douleur, blessure… Je crois qu’il amène ici quelque chose de très précis concernant la question que nous mettons au travail cette année, avec cette distinction qu’il souligne entre l’événement et le mot… qui manque. Autre façon de dire que la condition de tout trauma est le non-recouvrement du réel par le symbolique.

 

[1] SOLER C., L’époque des traumatismes, Paris, Editions Nouvelles du Champ Lacanien, 2024, p.86.
[2] Ibid., p.80.
[3] FREUD S., « L’angoisse et la vie instinctuelle », 1932, in Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1981, p.52 : « l’angoisse réelle est une perception d’un danger extérieur, c’est-à-dire de quelque éventuelle blessure ».
[4] Ibid., p.58.
[5] SOLER C., L’époque des traumatismes, op. cit., p.86.
[6] FREUD S., « L’angoisse et la vie instinctuelle », op. cit., p.54.
[7] Ibid.
[8] Ibid., p.52-53.
[9] Ibid., p.58.
[10] LACAN J., Le Séminaire Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, [1962-1963] 2004, p.186-188.
[11] FREUD S., « L’angoisse et la vie instinctuelle », op. cit., p.53.
[12] Ibid., p.54.
[13] LACAN J., Le Séminaire Livre X, L’angoisse, Staferla.free.fr, p.27 : « l’illusoire de ce monde de la reconnaissance, de celui que j’appelle “la scène” » ; « à cette scène de l’Autre où l’homme comme sujet a à se constituer, a à prendre place comme celui qui porte la parole, mais qui ne saurait la porter que dans une structure – si véridique qu’elle se pose – qui est structure de fiction ».
[14] FREUD S., « L’angoisse et la vie instinctuelle », op. cit., p.52.
[15] Ibid.
[16] Ibid., p.54.
[17] LACAN J., Le Séminaire Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, [1962-1963] 2004, p.121.
[18] Ibid.
[19] Ibid., p.179.
[20] Ibid., p.375.
[21] https://www.youtube.com/watch?v=9R1q3nYycZ8, conférence de SOLER C., septembre 2023, pour le thème de l’année : « Délire, fantasme, réalité ».
[22] SOLER C., L’époque des traumatismes, op. cit., p.84.
[23] LACAN J., Le Séminaire Livre XV, L’acte psychanalytique, Staferla.free.fr, leçon du 28 février 1968 : « le sigle S(Ⱥ) revient à constater qu’il n’y a nul lieu où s’assure la vérité constituée par la parole : nulle place n’y justifie la mise en question par les mots de ce qui n’est que mot ».
[24] LACAN J., Le Séminaire Livre X, L’angoisse, op. cit., p.159.
[25] LACAN J., Le Séminaire Livre X, L’angoisse, op. cit., schéma de la division, p.37.
[26] LACAN J., Le Séminaire Livre X, L’angoisse, op. cit., p.140.
[27] https://www.radio.fr/podcast/folie-douce.