Approche du délire de Pinel à Lacan

Dans ce travail, j’ai souhaité explorer les discours sur lesquels se sont appuyés les aliénistes puis la psychiatrie naissante pour appréhender et tenter de saisir comment s’est conceptualisé le délire. Il s’agit ensuite de montrer en quoi Freud et Lacan se sont décalés de ces conceptions, permettant ainsi une nouvelle approche à partir de la structure du langage.

Ce voyage dans le temps, au fil des lectures et des ouvrages anciens, m’a parfois semblé labyrinthique. Je citerai des noms presque tombés dans l’oubli, que l’on ne rencontre plus guère que sur les plaques de certaines unités psychiatriques.

Nos collègues du Sud-Ouest ont repris la définition du délire donnée en 1814 par Jean-Etienne Esquirol : « Un homme est en délire lorsque ses sensations ne sont point en rapport avec les objets extérieurs[1]. » Dès lors, le délire se trouve d’emblée lié aux sensations et aux perceptions. Il en observe les « formes variées et fugitives » et tente d’en comprendre les singularités à l’œuvre dans les pensées et les jugements. Puis, les premiers aliénistes vont s’attacher à saisir ces délires, les sérier et les classer.

Cette période, la fin du XVIIIe siècle, reste influencée par les théories philosophiques sur les passions. La littérature romantique y trouve un écho, déchiffrant la folie comme un excès des passions et exploitant le thème moral, dont la folie serait une extension.  Esquirol lui-même, dans sa thèse de 1805 intitulée Des passions considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de l’aliénation mentale, s’inscrit dans cette perspective[2]. Avant lui, Philippe Pinel (1745-1826), avait déjà jeté les bases de la psychiatrie française, apportant les premières observations et conceptions sur le délire et la folie.

Après la Révolution française et la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la question se pose de ceux qui demeurent en marge de ces droits. L’hôpital général, fondé en 1656 sous Louis XIV pour accueillir les indigents (prostitués, vagabonds, insensés, auteurs de méfaits…), est alors réorganisé. Philippe Pinel entreprend un tri des malades communément nommés « les insensés ». Il établit une première nosographie, médico-philosophique, dans laquelle, à partir d’observations minutieuses, il classe les troubles en quatre grandes catégories : mélancolie, manie, démence et idiotie. Il conçoit le soin à partir de l’observation, en s’appuyant sur la relation et l’appel à la raison. Il développe une prise en charge appelée « le traitement moral », mettant fin aux pratiques coercitives et accordant une place centrale à la relation, aux conditions de vie du patient, à sa parole et à sa pensée. Pinel considère que l’homme est un être raisonnable dont la raison est prisonnière de la maladie. Il cherche à identifier ceux qui pourraient bénéficier de ce traitement moral en déterminant la passion dominante en chacun. Ainsi, des activités sont proposées pour ancrer le sujet dans la réalité et lui permettre de retrouver la raison. La raison doit contrôler les passions. Pinel définit la folie comme une « lésion d’une ou plusieurs fonctions de l’entendement avec des émotions gaies ou tristes, extravagantes ou furieuses[3] ». Pour lui, il ne s’agit pas de troubles organiques, bien qu’il en situe le siège dans l’hypocondre, lieu d’où émergerait une nouvelle énergie vitale. Il s’intéresse particulièrement au délire dans la manie, le considérant comme central dans cette pathologie, et parle de « folie raisonnante », ce qui sera repris plus tard par Sérieux et Capgras (1909).

Les aliénistes, qui se heurtent sans cesse à l’indicible de la folie, se présentent comme des écrivains qui colligent les cas qu’ils rencontrent. Cependant, ils cherchent à ancrer les maladies mentales dans le corps, par analogie avec la paralysie. Ainsi, vers 1820, les causes placées dans les organes abdominaux, sièges des passions, se déplacent vers le cerveau. Ce sera l’essor des autopsies visant les altérations du cerveau comme fondement de la pathologie mentale.[4]

En 1838, apparaît la loi dite « loi des aliénés », qui inscrit l’obligation de créer un établissement spécialisé dans chaque département, autorise l’internement sous contrainte, et instaure l’irresponsabilité lorsque l’individu est en état de démence. La prise en charge de la folie en établissement spécialisé se généralise.

En 1839, Falret écrivait : « Où trouver une source plus féconde d’intérêt que dans le spectacle des phénomènes du délire[5] ? » Tout en admettant : « il en est peut-être du délire comme de la lumière : il est souvent plus aisé de le reconnaître que de le définir[6] ». En 1864, dans son ouvrage Des maladies mentales et les asiles d’aliénés, dans le chapitre IV intitulé « Le délire », il redonne au terme de délire son sens étymologique, du latin delirare qui signifie s’écarter du sillon, situant le délire « hors des voies de la raison humaine[7] ». Selon lui, le délire se développe « d’après des lois qui lui sont propres » et il « peut s’exercer sur tout le domaine des sens, du sentiment et de la raison[8] ». Il introduit différentes étapes : période d’incubation, systématisation, puis une période de chronicisation. Cette description sera le socle des différentes approches ultérieures.

Les psychiatres qui vont suivre vont s’attacher à décrire les différentes formes de délire. Parmi eux, Charles Lasègue, en 1852, dresse le tableau des délires de persécution, tandis que Valentin Magnan, médecin aliéniste du début du XXᵉ siècle, surnommé « le maître de Saint-Anne », élabore une nosographie du délire chronique. C’est à lui que l’on doit, en 1882, la définition du concept de « bouffée délirante aiguë polymorphe ».

Ces aliénistes ont surtout le souci de répertorier toutes les formes d’idées délirantes. Cependant, à force de compartimenter chaque délire selon son thème, cela a entraîné une grande confusion et n’a permis d’en comprendre ni la structure ni les causalités, qui étaient souvent rabattues sur la dégénérescence, mélange d’hérédité et d’environnement, comme en témoigne le Traité des dégénérescences de Bénédict Augustin Morel (1858-1860).

Toutefois, au-delà de l’accumulation de tableaux cliniques d’une richesse saisissante, ces psychiatres tentent de percer le mystère de l’esprit en délire. Ils cherchent à comprendre ce qui anime celui qui s’égare, ce patient qui selon Falret a « quitté le chemin ». Une distinction se dessine alors entre la personne qui se laisse guider par son moi raisonnable et celle qui se serait laissée emporter par son moi instinctif. Le délire relèverait donc de la « submersion complète de résidus empiriques par les valeurs affectives[9] », et mettrait en cause « des perceptions et des souvenirs tronqués et truqués[10] ». Ou encore, comme l’écrivent Sérieux et Capgras, « le délire d’interprétation est un système d’erreurs[11] ». Celui qui délire n’a pas pu exercer un contrôle par la logique intellectuelle et a laissé subsister la logique affective. Les délirants « arrivent à se forger un roman délirant grâce à la multiplicité de leurs erreurs de jugement[12] ».

Néanmoins, certains aliénistes remettent en question ce postulat, comme le fait François Leuret (1834), qui interroge la difficulté à « distinguer par sa nature seule une idée folle d’une idée raisonnable ». Et pour cela, dit-il : « J’ai cherché, soit à Charenton, soit à Bicêtre, soit à la Salpétrière, l’idée qui paraîtrait la plus folle, puis quand je la comparais à un bon nombre de celles qui ont cours dans le monde, j’étais tout surpris et presque honteux de n’y pas voir de différence.[13] » Cependant, il relève que le délire comporte une fixité, une certitude subjective et une ininfluençabilité par l’expérience. Il détermine deux classes de délires : les délires d’interprétation et les délires de revendication. Analysant les cas, il cherche à identifier le moment précis où la raison bascule, et à déterminer ce qui fausse le raisonnement du délirant, au-delà de la vraisemblance des accusations émises. Il en déduit que l’aliénation altère le jugement et la mémoire, ce qui rend l’argumentation de l’aliéné caduque.

L’intérêt des aliénistes pour le langage ne saurait être minimisé. Ils scrutent, écoutent, consignent avec précision les propos de leurs patients, lisent leurs missives, les observent avec une attention minutieuse. La question du langage les interroge. Ainsi, François Leuret note que, dans certains délires, on rencontre une incohérence dans le langage, dans la construction des mots ou des phrases, qui cohabite avec une cohérence bien organisée. Ils s’interrogent : peut-on en déduire que le délire est partiel ? Est-ce que cette construction peut permettre un levier pour que le malade en vienne à critiquer son délire ?

Un vif débat se cristallise autour de la place accordée à l’hallucination dans la construction du délire. La question qui introduit cette interrogation, c’est : doit-on faire la différence entre les délires basés sur une hallucination et les délires basés sur des interprétations ? Jules Séglas, en 1892, interroge ce qui est communément admis, que l’hallucination est une perception sans objet, comprise comme du domaine de la sensation. Il formule l’hypothèse que c’est un phénomène qui tiendrait à la motricité en jeu dans le langage, et le relie à la représentation mentale des mouvements d’articulation. À propos de l’hallucination auditive, il note : « Ce qui caractérise en effet l’hallucination de l’ouïe, c’est qu’elle affecte le plus ordinairement la forme verbale, se manifestant comme des voix qui articulent des paroles[14]. » Il tente ainsi d’appréhender les choses sous un angle différent, essayant d’identifier le rôle de « l’image des mots » dans certains phénomènes hallucinatoires liés à la parole. Une thèse relativement marginale, quand chez la plupart des aliénistes prédomine l’idée que l’hallucination est une « perception sans objet », et que l’origine se situe au niveau cérébral.

Emil Kraepelin, psychiatre allemand ayant publié huit éditions d’un traité de psychiatrie monumental de 2500 pages, a profondément marqué la conception du délire. Lacan y fait référence dès le début de sa thèse, reconnaissant en lui celui qui, le premier, a inscrit le délire dans une classification rigoureuse, sous l’intitulé de « délire systématisé primitif[15] ». Il insiste sur le côté système délirant. En 1899, il désigne ce délire systématisé par le terme de paranoïa. Désormais, les délires cohérents élaborés de manière rigide, non accompagnés d’hallucinations ou de façon secondaire, et qui n’évoluent pas de façon déficitaire, recevront le nom de délire paranoïaque. Par opposition, Kraepelin nomme démence précoce ce qui deviendra ultérieurement la schizophrénie sous l’impulsion de Bleuler et sera différencié des psychoses maniaco-dépressives. Dans ce contexte, il est intéressant de noter que Freud présente le Président Schreber comme un cas de paranoïa ou demencia paranoïde[16], ce qui fait référence à la clinique psychiatrique française de Henri Claude et aux débats entres les conceptions cliniques.

La psychiatrie française de l’époque est en effet dans un débat classificatoire concernant le délire. Paul Sérieux et Joseph Capgras seront cités dans l’approche que fait Lacan de la psychose paranoïaque, pour avoir isolé la paranoïa des états paranoïdes, de ce que l’on appelait à l’époque démence précoce et des psychoses hallucinatoires chroniques. Paul Sérieux dégage le délire d’interprétation. Il s’associe avec Capgras pour cet ouvrage, Les folies raisonnantes, que Lacan qualifie dans sa thèse de « livre magistral ». Il y consacre quelques pages de commentaire, mettant en lumière une distinction entre le délire d’interprétation et le délire de revendication. « L’interprétation est un raisonnement faux ayant pour point de départ une sensation réelle, un fait exact[17]… » Toutefois, comme le souligne Lacan, Sérieux et Capgras insistent sur le fait que ce mécanisme n’est pas fondamentalement distinct de celui à l’œuvre chez les individus normaux. Ils en concluent que la construction délirante tient au fait qu’elle repose sur une structure de personnalité paranoïaque, marquée par une tendance égocentrique, une défaillance de l’autocritique et une attention obsessionnelle aux détails insignifiants. Lacan reprendra plus tard cette dichotomie entre délire de revendication et délire d’interprétation dans son séminaire Les psychoses.

Venons-en à l’approche de Freud concernant le délire.

Dès 1894, Freud conçoit ce qu’il nomme confusion hallucinatoire comme une défense. Dans les psychonévroses de défense, il peut dire : « le moi rejette, verwirft, la représentation insupportable en même temps que son affect et se comporte comme si la représentation n’était jamais parvenue jusqu’au moi[18] ».

Après la parution de l’interprétation des rêves en 1900, Freud approfondit cette réflexion en 1907 dans un ouvrage qui s’intitule Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen. Il analyse cette nouvelle, mettant en scène un jeune homme archéologue, Hanold, qui tombe amoureux d’une jeune fille sculptée sur un bas-relief dans un musée. Après un rêve où il voit cette jeune femme avant l’ensevelissement par le Vésuve, il part sans attendre pour Pompéï, espérant retrouver celle qu’il nomme Gradiva. Sur place, il croit la voir marchant dans la rue ; il est fasciné par sa démarche. Freud considère l’écrivain comme précurseur de la description des états psychiques des humains. Il critique la position des psychiatres de l’époque, car, dit-il, ils ignorent une chose essentielle : le refoulement. La science « a absolument besoin de l’inconscient, elle ne cherche pas la raison du délire dans un conflit psychique et ne saisit pas les symptômes de ce délire comme une formation de compromis[19] ». Le concept de l’inconscient est un tournant freudien qui donne un angle nouveau à la lecture sur le délire, même si chez Freud, le modèle reste celui des mécanismes névrotiques et de ceux à l’œuvre dans le rêve.

Freud met l’accent sur le refoulement des pulsions sexuelles : « l’idée délirante dissimule un contenu refoulé qu’il convient de dégager[20] ». Comme Jensen le fait lui-même, Freud soutient que l’on peut qualifier de délire ce que vit ce jeune homme, dans la mesure où le délire se caractérise par le fait que les fantaisies ont pris le dessus, « qu’elles ont trouvé créance et influent sur les actes[21] ». Néanmoins, Freud note que la construction délirante de Hanold est rattachée à un rêve, ce qui est fréquent. Il en donne la raison dans le fait que le « rêve et le délire procèdent de la même source, du refoulé[22] », l’un et l’autre étant des phénomènes de langage.

Freud abandonne cette analogie entre le rêve et le délire en analysant l’écrit du président Schreber : Les mémoires d’un névropathe. Pour le président Schreber, comme pour Hanold, la construction délirante se développe à partir d’un rêve. Pour Schreber, elle se formule dans le fantasme suivant : « Qu’il serait beau d’être une femme subissant l’accouplement. » Freud interprète ce fantasme comme la signature de l’entrée dans la psychose. Ce fantasme est lié à un conflit inconscient profond, enraciné dans l’amour de Schreber pour son père. Le mécanisme de la formation du délire se résume en cette phrase : « Moi (un homme), je l’aime, lui (un homme). » Il y a un sujet, un verbe, un complément d’objet direct. Le délire se recompose selon la structure grammaticale. Selon que la contradiction ou la négation se porte sur le sujet, le verbe, ou le complément, il donnera lieu à différentes formes (érotomanie, persécution, jalousie, mégalomanie), où apparaît alors le mécanisme de projection. Le sujet ne pouvant accepter pour lui-même la pulsion qui l’envahit, il la projette sur l’autre : « Je ne l’aime pas, je le hais, parce qu’il me persécute. » Puis, Freud rectifie : « il n’était pas juste de dire que le sentiment réprimé au-dedans fut projeté au-dehors ; on devrait plutôt dire […] que ce qui a été aboli au-dedans revient du dehors[23] ». Dans cette remarque, Freud anticipe ce qu’il différenciera entre refoulement, Verdrängung, et rejet, Verwerfung, que Lacan traduira par forclusion. Par sa construction délirante, Schreber aboutit au fait de devenir la femme de Dieu et d’engendrer ainsi une nouvelle humanité régénérée. Pour Freud, la construction délirante de Schreber constitue une tentative de guérison, une reconstruction, face au vide qu’a produit l’impossible à supporter, cette faille initiale dans la relation du sujet au monde[24].

Dans sa thèse de 1931 : « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité », portant sur le cas Aimée, alors que la question de l’interprétation délirante est traversée par les débats de l’époque, Lacan adopte d’emblée une position singulière en qualifiant Aimée de cas de paranoïa d’autopunition. Ceci parce que le délire s’est auto-résolu quelques jours après le passage à l’acte sous l’effet de la sanction de la loi. Il va analyser le délire d’Aimée en démontrant que le désir inconscient de la patiente était de châtier sa sœur, qui lui a pris son fils. Il met en lumière la construction délirante, qui s’appuie sur la personnalité et l’histoire de la malade.

C’est plus de dix ans plus tard, qu’invité en 1946 au congrès de Bonneval par Henri Ey, Lacan marque sa rupture vis-à-vis des positions des psychiatres de l’époque. Il y dénonce la conception organo-dynamique avancée par son collègue et ami Henri Ey, psychiatre, humaniste et lecteur de Freud, mais qui persistait à rechercher l’origine de la folie dans des théories neurologiques, la concevant comme une altération des fonctions psychiques. Henry Ey tentait de concilier références humanistes, psychanalytiques et organiques, mais Lacan pointe l’impasse d’une telle position, affirmant que le délire et les phénomènes qui l’accompagnent relèvent d’une pathologie de la croyance et du sens. « La folie est vécue toute dans le registre du sens[25] », affirme-t-il dans son texte « Propos sur la causalité psychique », publié en 1966 dans les Écrits. Il suggère de ne pas se focaliser sur la sensorialité éprouvée par le sujet : les phénomènes psychotiques « quels qu’ils soient, hallucinations, interprétations, intuitions, et avec quelque extranéité et étrangeté par lui vécus, ces phénomènes le visent personnellement (le sujet)[26] ». C’est un point central. Il insistera sur ce point en reprenant les notions de percipiens et de perceptum dans la « Question préliminaire à tout traitement des psychoses ». De plus, il ajoute : « Le phénomène de la folie n’est pas séparable du problème de la signification pour l’être en général, c’est-à-dire du langage pour l’homme[27]. » Il rétablit pour le délire un rapport au sens pour ceux que l’on a longtemps qualifié d’insensés, réhabilitant une dimension signifiante. Toutefois, il met en garde : donner un sens ne signifie pas comprendre, comme il le rappelle dans son « Petit discours aux psychiatres ».

Avec le séminaire Les psychoses en 1955, Lacan récuse toute psychogenèse de la psychose. Entre-temps, il a conceptualisé les trois catégories Réel, Imaginaire et Symbolique, et, fort de la théorie du signifiant, s’éloigne des controverses opposant psychogenèse et organogenèse. Au plus près du texte du président Schreber, il a « voulu montrer que le délire s’éclairait dans tous ces phénomènes […] dans sa dynamique en référence aux fonctions et à la structure de la parole[28] ». En s’appuyant sur la linguistique, il s’attarde sur certains termes de Schreber, insistant sur la valeur de « mots clés », ces mots pleins qui, comme les néologismes, « ne s’épuisent pas dans le renvoi à une autre signification ». « C’est une signification qui ne renvoie foncièrement à rien qu’elle-même, qui reste irréductible[29]. » C’est ce qui distingue le délire dans sa discordance avec le langage commun. On connaît les exemples célèbres tels que les « Nervenanhang » (adjonction de nerfs de Schreber), ou « truie », ou encore « galopiner ». Ces mots au sens plein incarnent un point de certitude du sujet propre au délire. Il y a certitude dans l’hallucination des voix qui disent ce qu’elles disent et cela concerne celui qui les entend, comme il y a certitude sur le vécu de complot par exemple.

Aliénés !

S’appuyant sur Freud, Lacan inscrit le délire dans une articulation structurale entre le sujet, l’autre et l’Autre, ce qui le conduit à formuler le Schéma L pour représenter la névrose et la psychose. « La condition du Sujet dépend de ce qui se déroule en l’Autre A. Ce qui s’y déroule est articulé comme un discours (l’inconscient c’est le discours de l’Autre), dont Freud a cherché d’abord à définir la syntaxe[30]… » Le sujet s’étire entre ces quatre points du schéma. Dès le « Propos sur une causalité psychique », Lacan a abordé la relation au petit autre au travers de l’identification et du rapport au miroir comme une causalité psychique ; c’est « un effet d’aliénation du sujet. C’est dans l’autre que le sujet s’identifie et même s’éprouve tout d’abord[31] ». Le sujet se constitue dans cette aliénation à l’autre, mais aussi à l’Autre du langage, selon l’assertion bien connue : « Le désir de l’homme est le désir de l’Autre. »

Pour Henri Ey, l’aliéné est entravé dans sa liberté. Lacan renverse les choses en lançant : « Le fou, c’est l’homme libre[32]. » Le fou est libéré de l’aliénation signifiante car il n’a pas placé en l’Autre la cause de son désir. Il demeure hors de la fonction paternelle, au prix souvent d’être poursuivi par les assiduités de cet Autre. Autrement dit, la jouissance est identifiée au lieu de l’Autre. Une position qui n’a rien d’idéale. Qui travaille en psychiatrie en est témoin !

Délire pour tous ?

En 1976 à Vincennes, Lacan énonce que, comme Freud le considère, « rien n’est que rêve et que […] tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant[33] ». C’est au prix d’un long parcours et de la construction des nœuds qu’il en arrive à cette assertion. Cependant, alors que Freud met l’accent sur la perte de réalité dans le délire et la mise en place d’un nouveau monde à la place de la réalité extérieure, pour Lacan, il n’y a de réalité que créée par le langage et donc soumise pour tous au langage. On se raconte tous des histoires, mais la différence est peut-être que certains les vivent.

Insensés !

J’ai été arrêtée par le signifiant avec lequel on nommait ceux qui avaient perdu le sens commun. Une phrase de Luis Izcovich me semble y faire écho : « plutôt que de décentrer la classique abolition du sens que peut comporter le délire, Lacan situe son axe dans ce qui fait que le non-sens est généralisé et articulé en sens[34] ». Ainsi, l’expérience énigmatique du sujet psychotique démontre que l’énigme est le comble du sens. En quoi, me direz-vous ? Lorsque le sujet rencontre ce moment de rupture, il y a énigme et certitude. Le phénomène qu’il rencontre : « ça signifie (signification de signification) ! » et cela « ne désigne rien d’autre qu’une signification présente mais interminée[35] ». Cela fait poids, voire haute densité, nous dit Lacan. L’exemple le plus connu est « Tout non-sens s’annule. », chez Schreber. La chaîne signifiante est brisée ; le signifiant n’est plus dans le symbolique mais dans le réel. On peut donc dire que ce non-sens, qui surgit dans le continuum de la pensée par son vécu énigmatique, est le comble du sens.

Et pour paraphraser Lacan, méfions-nous de comprendre trop vite, car la compréhension est de l’ordre du sens commun, qui est bien souvent un sens trompeur. Ainsi, notre charge, à nous qui ne reculons pas devant celui qui délire, sera de nous efforcer à desserrer le nœud autour de ce réel, en amenant le sujet à en dire plus, pour rendre sa vie plus supportable.

[1] ESQUIROL J.-E., Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, Paris, J.-B. Baillière, 1838.
[2] ESQUIROL J.-E., Des passions considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de l’aliénation mentale, Paris, Librairie des deux Mondes, 1980.
[3] PINEL P., Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, Paris, Réédition Slatkine, 1980, p.160.
[4] FALRET J.-P., Des maladies mentales et des asiles d’aliénés, 1834, Paris, Ed. Sciences en situation, 1998, p.6. (ouvrage que l’on trouve également scanné sur internet)
[5] Ibid., p.352.
[6] Ibid., p.353.
[7] Ibid., p.353.
[8] Ibid., p.361.
[9] GENIL-PERRIN P.-H., Les paranoïaques, Les délires d’interprétation, étiologie et pathogénie, Paris, Maloine, 1926, p.168.
[10] Ibid., p.169.
[11] SÉRIEUX P., CAPGRAS J., Les folies raisonnantes, 1909, Marseille, réédition Laffitte, 1982, p.225.
[12] SERIEUX P., CAPGRAS J., « Le délire d’interprétation et la folie systématisée », L’année psychologique, 1910.17, p.25-29.
[13] LEURET F., Fragments psychologiques sur la folie, Paris, Crochat, 1834, p.41.
[14] SÉGLAS J., « Préface », in Ey H., Hallucinations et délire, Paris, L’harmattan, 1999, p.I-X & Ey H., Traité des hallucinations, Paris, Masson, 1973, p.IV-V.
[15] BERGERIE P., Les fondements de la clinique, Histoire et structure du savoir psychiatrique, Paris, Navarin, 1985, p.139.
[16] FREUD S., « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa », Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 1982, p.263.
[17] SERIEUX P., CAPGRAS J., Les folies raisonnantes, le délire d’interprétation, Paris, Félix Alcan, 1909, p.3. (version numérisée BNF Gallica)
[18] FREUD S.,« Les Psychonévroses de défense », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1981, p.12.
[19] FREUD S., Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, Paris, Folio essais, 1999, p.196.
[20] Ibid., p.176.
[21] Ibid., p.186.
[22] Ibid., p.208.
[23] FREUD S., « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa », dans Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1982, p.315.
[24] Ibid.
[25] LACAN J., « Propos sur la causalité psychique », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.166.
[26] Ibid., p.165.
[27] Ibid., p.166.
[28] LACAN J., Le Séminaire Livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, [1955-1956] 1981, p.349.
[29] Ibid., p.43.
[30] LACAN J., « Du traitement possible des psychoses », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.549.
[31] LACAN J., « Propos sur la causalité psychique », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.181.
[32] LACAN J., « Petit discours aux psychiatres », Conférence du 10 novembre 1967 à Sainte Anne, Paris.
[33] LACAN J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ? N°17/18, Printemps 1979, p.278.
[34] IZCOVICH L., « Le sens de l’insensé », L’En-je Lacanien, 2011/2, N° 17, p.34.
[35] SOLER C., L’inconscient à ciel ouvert de la psychose, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2008, p.101.