Texte d’une intervention à la IVe Convention Européenne de l’IF-EPFCL à Venise le 14 juillet 2025
Nous parlons peu du corps de l’analyste. Un peu plus sans doute depuis la pandémie récente. Mais encore peu. Pourtant ce corps est bien là, présent dans la cure, et, bon gré mal gré, il faut bien faire avec. Qu’y voir ? pudeur ? honte ? désintérêt ? embarras ? horreur peut-être ? Lacan en parle peu, mais un peu quand même. Je vous propose d’en relever quelques traces dans le corpus écrit qu’il nous a légué, tout spécialement dans son articulation au symptôme.
Dès 1965, le psychanalyste « est lui-même, reçoit lui-même, supporte lui-même le statut du symptôme1 ». C’est par là « qu’il entre dans le jeu signifiant » de l’analysant. Lacan précise l’année suivante que cet être de savoir qu’est le psychanalyste doit se réduire à n’être que le complément de l’être de vérité qu’est le symptôme2. Autrement dit, il est sujet supposé savoir la vérité du symptôme. Autant dire que, « comme analystes, nous avons à prendre part dans le symptôme ». S’il faut bien un corps pour cela, il n’en est pas encore question.
Avec l’introduction des discours en 1969, le corps de l’analyste prend place et fonction, place de semblant pour les objets qu’il présente, place de vérité pour le savoir qui s’y inscrit. Corps semblant d’objet donc, support de l’objet a dans ses diverses déclinaisons, cause du désir de l’analysant, qui égrène dans sa parole les signifiants maîtres qui le représentent. Mais aussi corps du savoir inconscient comme vérité, objet de l’amour transférentiel. Ce qui s’offre ainsi à l’analysant au-dessus de la barre, c’est le semblant d’un rapport de a à S barré, c’est le rapport fantasmatique. Nous y reviendrons.
Le 21 juin 19723, Lacan évoque les entretiens préliminaires, où « ce qui est important, c’est la confrontation de corps. C’est justement parce que ça part de cette rencontre de corps qu’il n’en sera plus question à partir du moment où on entre dans le discours analytique ». Qu’est-ce que c’est, cette confrontation, cette rencontre de corps ? Lacan nous en donne les composantes dans cette même dernière séance d’ «…ou pire ». Les corps sont à la fois supports et prises du discours, qui est en position tournante par rapport à eux. « C’est la jouissance de corps à corps, dit-il. Le propre de la jouissance, c’est que, quand il y a deux corps, encore bien plus quand il y en a plus, on ne sait pas, on ne peut pas dire lequel jouit4. » La rencontre des corps, c’est donc la rencontre des jouissances, et c’est de là que ça part. Qu’est-ce qui change à l’entrée du discours analytique, où il n’est plus question de cette confrontation5 ? Là aussi, réponse dans la même leçon. Dans ce discours, tout ce qui est dit est semblant, tout ce qui est dit est vrai, tout ce qui est dit fait jouir. Dans ce discours, dans ce dire, l’analyste, installant en corps l’objet a à la place du semblant, « permet d’appréhender ce qu’il en est du semblant6 ». Car cet objet, « Ce n’est rien d’autre que le fait du dire comme oublié7. »
Ce dire silencieux qu’il y a un dire, et donc un désir, est ce qui détourne de la confrontation des corps jouissants inhérente aux autres discours. Cependant, l’analyste, faisant offre de dire, accueille la jouissance du dit. Détournant ainsi une part de la jouissance symptomatique, il prend fonction et place de symptôme.
En 1975, la question est renouvelée avec la relance par Lacan de la notion de partenaire-symptôme, congruente à la topologie borroméenne. Si les symptômes “classiques”, hystériques, obsessionnels, phobiques, délirants, pervers, peuvent être solitaires, d’autres symptômes nécessitent un partenaire, dont le nom les désigne dans la littérature analytique : symptôme-père, femme-symptôme, enfant-symptôme, analyste-symptôme (et peut-être Joyce le symptôme ?). Ce qui en fait des symptômes, c’est qu’on y croit, et pour cela on les croit, on croit qu’ils peuvent dire quelque chose de la jouissance. Ils supportent le symptôme, avec notamment leurs propres corps. Ce faisant, ils se font symptôme d’un autre corps, comme nous l’indique Lacan à propos de la femme : « Ainsi des individus qu’Aristote prend pour des corps, peuvent n’être rien que symptômes eux-mêmes relativement à d’autres corps. Une femme par exemple, elle est symptôme d’un autre corps8. »
J’en déduis que l’analyste, pas plus qu’une femme, n’est symptôme de son propre corps. Tous deux sont symptôme d’un autre corps. Mais à la différence d’une femme, l’analyste-symptôme exclut le corps-à-corps, comme évoqué précédemment. Alors, à quoi prête-t-il son corps ?
Serait-ce à la lettre du symptôme qu’il se prête comme support, s’en faisant le destinataire, soutenant ainsi la fonction du symptôme, à savoir l’écriture sauvage, répétée et incessante de l’unarité du signifiant en une lettre particulière ? S’y prêter, précisons-le, ne nécessite pas d’en jouir.
Mais alors, un symptôme, on l’a ou on l’est ? Les deux : on est ou on a été le symptôme d’un ou deux parents, on se fait à l’occasion le symptôme d’un partenaire, et on a fort heureusement notre propre symptôme qui vient objecter à cela, à cet être de symptôme.
Un corps, on l’a ou on croit l’avoir, on ne l’est pas. On voudrait bien en avoir d’autres, ce que souligne Lacan à propos du discours capitaliste, qui nous fait miroiter cela. Et certains partenaires se prêtent à ce semblant d’avoir, dont l’analyste. Mais ce corps-là est bien énigmatique, qui se refuse au corps-à-corps, qui paraît se livrer à la parole, qui semble entendre ce qui est dit, mais qui ne répond pas aux discours établis, et qui réagit à quelque chose qui se dit tout seul, comme s’il en savait quelque chose. Pour l’atteindre, ce corps, l’analysant en sera réduit à passer par la parole, prise dans un discours, dont la version hystérique ne manquera pas d’apparaître, avant de céder le pas. Il en passera par la parole, qui mobilise lalangue, avec laquelle on sait faire bien plus que ce qu’on pense9. Ce faisant, ce sera de façon surprenante son propre corps qu’il touche et affecte. Mais, est-ce le seul ? En tout cas, ce symptôme-là, cette façon-là de jouir de son inconscient, l’analysant mettra un temps certain à s’en passer.
Du côté de l’analyste, macache pour la jouissance, nous dit Lacan, ce qui en fait un saint, un saint-homme. C’est pourtant bien dans le réel qu’il situe l’accord qui fait résonance et consonance entre corps et langage. Alors l’analyste, en prêtant son corps à la réson, sa corde à la vibration produite par lalangue de l’analysant, n’est-il pas joui par cette lalangue ? Comment, autrement, pourrait-il l’entendre, et par le semblant en présenter l’efficace et la portée ? Comment pourrait-il ouïr sens là où l’analysant jouit ? Si l’analyste s’accorde à une jouissance, c’est à celle de lalangue, pas celle du symptôme, qu’il ne fait que supporter.
Le 13 avril 197610, Lacan qualifie l’analyste de sinthome, laissant entendre, en-deçà du rapport fantasmatique inhérent au discours analytique, un rapport sinthomatique. Michel Bousseyroux11, partant des travaux de Lacan, nous montre comment le rapport fantasmatique, de par l’équivalence des deux consistances en jeu12, implique le non rapport sexuel. Il nous montre encore comment le rapport inter-sinthomatique, de par la non-équivalence des sinthome-il et sinthome-elle, fait rapport para-sexuel, qui est « tout ce qui reste de ce qu’on appelle le rapport sexuel13 ».
Peut-on dire la même chose du rapport analysant-analyste ? L’analysant est-il le partenaire-symptôme de l’analyste ou encore le sinthome de l’analyste ? Un sinthome-analysant fait-il rapport para-sexuel avec un sinthome-analyste ? On pourrait le penser, tant les couples durent et tant les analystes tiennent à leur pratique. Après tout, il a l’air d’y croire, l’analyste, que l’analysant va dire quelque chose de singulier, la différence à l’état pur… On peut soutenir à l’opposé que dire de l’analysant et dire de l’analyste se rejoignent, qu’ils sont dire d’interprétation, et que leur équivalence fait non rapport, sexuel comme para-sexuel.
Si le sinthome est un dire, le dire de l’analyste, dire d’interprétation, n’est pas le même que celui d’une femme, d’un homme, d’un père, d’un enfant, ou encore d’un écrivain illustre. Ce dire particulier fait de lui un sinthome particulier, et l’analysant, à condition de se servir de ce dire, pourra peut-être se passer de cet autre corps qui le supporte. L’opération analytique suppose deux corps, la jouissance de l’un s’épuisant dans l’accord de l’autre, deux corps supportant ce discours, ce dire, ce désir en acte, qui assèche et dévalorise littéralement la jouissance symptomatique.
1 LACAN J., Le Séminaire Livre XII, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, 5 mai 1965, Staferla.free.fr.
2 LACAN J., Le Séminaire Livre XIII, L’objet de la psychanalyse, 20 avril 1966, Staferla.free.fr.
3 LACAN J., Le Séminaire Livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil, 2011, p.228.
4 Ibid., p.225.
5 Pour précision, « il n’en est pas question » sonne dans la langue française comme un refus, une interdiction, alors que « il n’est pas question de cela » est plus évocateur d’une réorientation, un ré-aiguillage.
6 Ibid., p.231.
7 Ibid., p.233.
8 LACAN J., Joyce le symptôme II, 20 juin 1975, Édition CNRS, 1979 (accessible sur pas-tout Lacan).
9 LACAN J., Le Séminaire Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p.127 : « ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage ».
10 LACAN J., Le Séminaire Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.135.
11 BOUSSEYROUX M., Un silence pour appui, Anacrouse de l’analyste, Paris, Editions Nouvelles du Champ Lacanien, 2024, p.71.
12 a et S barré sont interchangeables, ce qui permet la traversée du fantasme.
13 LACAN J., Conclusion du 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris sur « La transmission », Lettres de l’École, EFP, juin 1979, n° 25, vol. II, p.220.