What’s happening ?

Intervention d’Emmanuel Caraës à la matinée du 21 novembre 2020 organisée à Rennes par le C.C.P.O dans le cadre du thème
« Cas d’urgence »

 

J’ai commencé à rencontrer une petite fille peu de temps avant le confinement. Au moment du confinement, j’ai continué à la rencontrer en Whatsapp ; le point que j’aimerais travailler avec vous, c’est qu’elle en a fait un usage particulier.

Âgée de 6 ans, cette petite fille est arrivée dans un foyer éducatif sur décision du Juge des enfants, pour des raisons de négligences graves et sévices dans sa prise en charge quotidienne par ses parents. Ses deux éducateurs référents m’ont sollicité car ils étaient très inquiets pour elle : elle refusait de s’alimenter – urgence de la vie donc – elle sera d’ailleurs hospitalisée pour réhydratation. Dans la vie quotidienne, elle ne supporte pas le contact physique, s’installe dans une poussette, le regard vide pendant des heures. Elle n’entre pas en contact avec les autres enfants, elle joue seule à faire tourner des objets ronds, déchire des papiers, ouvre et ferme les portes sans arrêt.

Avant le confinement j’ai eu une dizaine de séances avec elle à mon bureau. La première fois, je la reçois avec son éducatrice référente et nous parlons ensemble des informations relatives à son placement puis des inquiétudes de l’éducateur à son égard. Pour les rendez vous suivants, du fait de l’organisation interne au service, je vais la chercher dans le foyer éducatif pour venir à mon bureau. Elle me conduit à travers le parc, toujours par le même chemin, il faut passer par le secrétariat d’accueil, elle y prend un prospectus puis me reprend la main jusque mon bureau. Une fois arrivés, elle s’assoit dans le fauteuil en face de moi. Elle ne me regarde pas, elle ne m’adresse aucun mot, ni son. Elle regarde le prospectus. Le temps est long, je me dis qu’elle m’a inséré dans son circuit autistique, où il ne faut pas de vivant.

A la 4ème séance, elle fait tomber le prospectus. Je me lève et me déplace jusque son fauteuil et ramasse le prospectus. Je reviens à ma place avec le prospectus. Je me relève et vais lui donner le prospectus qu’elle prend. Je retourne à ma place. Elle le refait tomber. A chaque fois je me déplace, je retourne chercher le prospectus, le ramasse et le lui donne.

Un changement arrive : Elle ne laisse plus tomber le prospectus mais me regarde, ce qu’elle ne faisait pas jusqu’à présent. Je l’entends comme une demande et me lève pour aller chercher le prospectus qu’elle me tend. Elle est contente, excitée, ce qui se manifeste par le fait qu’elle mord son poing et émet des sons où j’entends des voyelles mélodieuses. Ce qui me viendra, c’est d’y entendre son prénom. Aussi lorsque je me déplace vers elle, j’épelle les syllabes de son prénom ainsi que celles de mon nom. Plus tard, à peine je suis debout pour aller vers elle et ai démarré l’incantation, elle est excitée, poing dans la bouche. Des modulations sonores arrivent : elle émet des sons gutturaux lorsque je me déplace vers elle. Lorsque je suis revenu à mon fauteuil,  ce sont les sons avec voyelles qui m’appellent. J’entends : « Tu viens », je dis : « oui je viens. »

La période de confinement arrive et je décide de continuer à travailler avec elle car un lien vient tout juste de se constituer. Je n’ai pas le droit de la recevoir dans mon bureau, ni d’aller sur le service. Aussi je mets en place avec son éducatrice référente un cadre : Une fois installées toutes les deux dans sa chambre, l’éducatrice m’appellera en Whatsapp.

Les 1ères séances se passent de la même manière : elle est sur les genoux de l’éducatrice puis veut descendre. Je conviens avec l’éducatrice de ne pas bouger le téléphone, c’est à dire de ne pas la suivre dans ses déplacements avec le téléphone pour qu’il y ait deux champs : celui de la caméra et une zone hors champ du regard. Ce que je vois à l’écran, c’est qu’une fois descendue des genoux, elle recule jusqu’au fond de la pièce et j’ai l’impression qu’elle regarde mes cheveux. Je vais mettre du temps à réaliser que de sa place à elle, ce qu’il y a au niveau de mes cheveux sur son écran, c’est le petit écran en haut dans lequel elle se voit comme dans un miroir. Elle recule pour s’y voir en entier. Je le lui dirai et me lèverai pour faire la même chose et qu’elle me voit en entier.

A la séance suivante, l’éducatrice me dit qu’en ce moment elle joue beaucoup avec les portes ou à faire des transvasements dans la baignoire. Quand elle est dans la baignoire, elle met par dessus bord les jouets et par des petits sons, elle interpelle l’éducatrice qui interprète de remettre les jouets dans la baignoire. Je vais être avec la question du battement, des bords. Et là ce qu’elle fait avec le Whatsapp, c’est qu’elle me cherche derrière le téléphone. Elle tourne et retourne le téléphone. Je lui dis que c’est mon image et ma voix. Elle met alors son visage sur l’écran, je vois ses yeux et sa bouche, elle approche cette fois tandis que tout à l’heure elle reculait pour se voir en entier. Comme elle, j’approche mon visage de l’écran. Elle me regarde, sourit et met son poing dans sa bouche en faisant des modulations de voix aiguës. Je recommence. Elle y réagit de la même manière. Il me semble qu’elle constitue son corps à partir du double que je suis, en constituant des bords en passant par l’image unifiée et par les orifices du corps, bords pulsionnels du regard et de la voix.

J’arrive au point que je trouve délicat et qui me semble être un virage dans le travail : elle appuie son doigt sur le petit écran où elle se voit avec l’éducatrice et elle le fait bouger sur les bords du grand écran, ce que je ne vois pas moi sur mon écran mais que l’éducatrice me dit. Autrement dit, elle prend appui sur les bords de mon image pour mettre en mouvement son image. Puis elle coupe la caméra. Ce qui veut dire que moi je ne la vois plus mais qu’elle de son côté, continue à me voir. Je lui dis : où es-tu ? Je ne te vois plus. Comme il y a toujours le son, je l’entends rire. Elle ré-appuie sur le bouton. Elle se fait apparaître à mon regard en quelque sorte.

A l’étape suivante, elle descend des genoux de l’éducatrice et part du champ de vision du téléphone Je lui dis : « Je ne te vois plus, où es tu ? Tu me manques. » Elle vient alors se faire apparaître avec un grand sourire. Je trouve qu’il y a un cran supplémentaire parce qu’au début c’était l’image mais là maintenant c’est le corps en chair et en os en mouvement. Je trouve qu’elle travaille l’écart entre l’image et ce qu’elle est. Quand elle se fait réapparaître, elle me regarde bien puis met ses doigts dans les yeux et la bouche de l’éducatrice. Je trouve qu’il y a là quelque chose par rapport à moi qui suis une image et qu’elle cherche via le corps de l’éducatrice, la matérialité, la substance vivante du corps.

L’éducatrice associe sur le fait que cette petite fille aime bien aller se mettre dans un placard de la cuisine, qu’elle est alors bien contenue au niveau de son corps. L’éducatrice en a fait un jeu avec elle : Quand elle va se mettre dans le placard, je lui fais toc toc à la porte, me dit l’éducatrice, elle m’ouvre la porte et aime que je la touche en lui disant : « tu es là ». Je me rappelle que dans l’anamnèse était noté qu’elle avait été enfermée dans un placard. Je le lui dis et lui demande si elle est d’accord de m’inviter dans son placard. Elle prend le téléphone des mains de l’éducatrice et va jusqu’au placard. Là dans le noir, je la vois me faire un grand sourire. Je lui dis que je suis content qu’elle m’ait accueilli. Je trouve que c’est une étape aussi parce qu’elle tente de compenser, d’élaborer sa présence car même si on ne la voit plus, elle est là.

J’insère une remarque : le maniement du Whatsapp n’est pas facile entre ce qu’elle voit elle et ce que je vois moi et je vais mettre du temps à travailler à partir de ces deux points de vision. En effet quand elle se fait disparaître, je ne la vois plus mais elle, elle continue à me voir mais ne se voit plus. Donc elle se fait disparaître à elle-même mais sous mon regard puisqu’elle continue à me voir. C’est donc par rapport au regard de l’Autre. Il me semble qu’il s’agit de l’enfant face au miroir[1], qui se retourne vers l’adulte qui est là pour demander l’assentiment car elle me voit toujours la regarder, la chercher. Finalement on peut dire qu’elle construit comment je peux la regarder, comment le regard va lui venir de l’Autre. C’est plus cela qui l’intéresse que se voir elle en fait.

Quand elle se fait disparaître, c’est une façon de construire que l’Autre va toujours la voir, qu’elle  se fait apparaître quand elle est enfermée dans son placard, et que l’Autre lui dit : Fais-moi entrer dans ton placard. Donc c’est construire que l’Autre va aller la voir. C’est là que pour elle, il y a quelque chose qui peut tenir, c’est à dire sa présence parce qu’autrement elle disparaît. Elle s’est vécue comme « pas là au monde », dans sa bulle mais au monde pas là. Elle est entrain de se poser comme étant là dans ce monde où il y a un autre humain qui la regarde et lui parle. Ce n’est pas me semble-t-il qu’elle est en train de symboliser mais elle se fait une matérialité de l’Autre qui la regarde, comment l’Autre va être présent à la regarder, comment sa présence va être considérée par l’Autre.

Et elle va bien savoir me le dire au moment du déconfinement. En effet je n’ai pas le droit tout de suite de recevoir dans mon bureau. La proposition qui m’est faite est de poursuivre les séances avec les enfants dans leur chambre au foyer pour pouvoir être isolés et d’apporter pour chaque enfant un sac de jouets attribué par rapport à la vigilance sanitaire. J’arrive donc avec un sac de jouets pour rencontrer cette petite fille. Elle me reçoit comme il faut : elle n’est pas contente du tout, me prenant le sac des mains et jetant tous les jouets en poussant des cris. Elle sait bien m’indiquer que j’ai perdu le fil de la singularité de notre travail. Je ressors mon téléphone et demande à l’éducatrice d’en faire autant, de se mettre à l’autre bout de la pièce avec elle. Je la vois alors faire des allers retours entre mon image sur le téléphone à me regarder en chair et en os et à faire le tour de mon corps. Elle vient sur mes genoux – premier contact corporel – et elle passe de l’image de l’éducatrice sur le téléphone au corps de l’éducatrice également.

Les fois suivantes, je viens seul avec une tablette de jeux. Je suis assis par terre, elle m’écarte les jambes et s’installe comme dans un fauteuil. Le jeu qu’elle choisit sur la tablette est un jeu de coiffure : Des têtes très chevelues apparaissent – on ne voit ni les yeux, ni la bouche. Nous sommes des coiffeurs et moyennant des icônes de ciseaux, de brosses qui sont à l’écran, nous coiffons les têtes. Ce qui me fait penser à l’importance pour elle depuis le début des yeux et de la bouche. Aussi je lui pointe au fur et à mesure de la coupe des cheveux, qu’on voit bien désormais le visage du personnage, ses yeux et sa bouche. Je vais me rendre compte que ce n’est pas tant le jeu qui l’intéresse que mon corps sur lequel désormais elle s’appuie de plus en plus, mes cuisses qui la bordent, mon torse comme dossier et mes bras qui l’entourent, mon souffle et ma voix à proximité de son cou quand je lui parle puisque nous tenons ensemble la tablette.

Désormais elle ne veut plus de la tablette. Elle écarte mes jambes. Dos à moi, elle se fait glisser le long de mon corps entre mes jambes. Elle se relève. Face à moi, elle me regarde, elle regarde ma bouche qui parle, se fait glisser en face à face tout le long de mon corps. Elle prend l’Autre en tant que corps vivant qui la borde, comme support pour construire le regard et la voix.

Pendant la période de confinement, j’ai donc travaillé avec plusieurs enfants en Whatsapp. Avec certains, le travail a pu se poursuivre. L’éducateur m’appelait une fois que l’enfant était installé à sa table de travail. Une fois les salutations faites, l’éducateur nous laissait. Une fois la séance finie, il était convenu que l’enfant aille chercher l’éducateur pour prendre un autre rendez vous. Pendant les séances, j’ai été surpris par le fait qu’ils ne jouaient pas avec le téléphone et ne restaient pas fixés, captés par l’écran. Ils me racontaient l’histoire qu’ils étaient entrain de construire à partir de dessins, découpages et Lego. Ils ont continué à déplier leur logique subjective.

Pour d’autres enfants avec lesquels je devais faire très attention à mon regard et ma voix avant le confinement, le travail n’a pas pu se poursuivre par Whatsapp. Il me semble que le regard et la voix y étaient exacerbés et persécuteurs du coup ; l’un jetant le téléphone après avoir regardé l’écran les yeux écarquillés, un autre enfant reculant de plus en plus du téléphone et partant.

Concernant cette petite fille dont je vous ai parlé, il me semble qu’elle en a fait un usage particulier, un objet support de ce qu’elle avait commencé à construire dans les séances précédant le confinement. En effet, nous avons démarré avec le prospectus, objet protecteur, prélevé comme repère sur sa « ligne d’erre »[2] comme l’a conceptualisé Fernand Deligny. Cet objet était là comme ouverture possible à un lien puisque rapidement un circuit de mobilisation libidinale s’est mis en place à partir des déplacements, mettant en jeu le regard et la voix. Il devient objet d’échange possible. C’est là que j’entends qu’il y avait une demande chez elle parce qu’elle aurait pu garder contre elle son prospectus, ne pas supporter qu’il tombe et le ramasser rapidement, puis plus tard ne pas le lâcher, ne pas me le donner.

Nous sommes passés du prospectus dans mon bureau au Whatsapp en présence de son éducatrice. D’emblée elle s’en est saisi. Il me semble que cet objet a été un facilitateur du lien à l’autre. Je relève deux points :

Premièrement ce dispositif m’évoque ce que Eric Laurent peut dire du bord autistique[3], qui via un objet, protège des attentes de l’Autre, est un intermédiaire rassurant parce que la communication est indirecte. Cette petite fille pouvait via cet objet numérique réguler le lien à l’autre en utilisant différentes tactiques : mettre sur pause la caméra, sortir du champ de la caméra, s’appuyer sur le corps de l’éducatrice, se déplacer avec pour m’emmener dans son placard.

Deuxièmement, eu égard au thème de l’année « Cas d’urgence », prendre appui sur cet objet a eu un effet de précipitation dans la construction de son lien à l’autre. En effet cet objet est devenu une zone d’investissement libidinal au-delà de son corps, un point de départ d’une suite de déplacements pour construire un circuit qui fasse fonction de bord et de trajet pulsionnel, ouvrir à une nouvelle présence au monde.

Le travail en Whatsapp avec les enfants a eu aussi des effets sur le travail avec les éducateurs qui y participaient. Pour certains, de me dire qu’ils découvraient comment un psychologue pouvait travailler avec un enfant ; pour plusieurs, la surprise du temps qu’il faut, la place qu’il faut laisser pour qu’émerge quelque chose : « des petits détails qui bougent tranquillement », dira la référente de cette petite fille. Ce qui m’a rappelé une phrase de Dominique Fingerman dans un propos préparatoire au 5ème RDV de l’IF-EPFCL sur « les temps du sujet de l’inconscient » : « comment le discours analytique, à l’encontre des temps qui courent, prend son temps [4]».

 

 

 

 

 

 

 

[1] LACAN J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », dans Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.93.
[2] DELIGNY F., Les vagabonds efficaces et autres textes, Paris, Dunod, 1947, p.206.
[3]    LAURENT, E., La bataille de l’autisme : de la clinique à la politique, Paris, Navarin, 2012.
[4]    FINGERMAN, D., « Introduction », Revue de psychanalyse du champ lacanien, Paris, EPFCL-France, n°7, 2007.