Le temps qu’il faut

Conférence de Colette Sepel, psychanalyste à Paris, organisée à Rennes par le C.C.P.O dans le cadre du thème « Cas d’urgence »

 

Il arrive qu’un sujet hésite un certain temps avant de franchir le seuil du cabinet d’un analyste ou qu’il s’y précipite. Il arrive qu’une fois le seuil passé, il se refuse à y rester ou qu’il s’y trouve si confortablement installé qu’il n’éprouve aucun désir de s’en extraire. Il arrive aussi, parfois, qu’il décide de le quitter pour en occuper un autre, le sien, où il fera à son tour fonction d’analyste. C’est qu’il sera alors arrivé à ce que Ferenczi appelle le « terme naturel » du processus analytique (terme naturel qui n’implique que possiblement le passage à l’analyste). Mais pour qu’une analyse arrive à son terme, il faut disposer, précise Ferenczi dans son intervention au X° Congrès International de Psychanalyse à Innsbruck le 3 septembre 1927, d’un temps non défini à l’avance et donc quasi-infini : « … un traitement a d’autant plus de chances d’aboutir rapidement que le temps dont nous disposons est illimité. Il s’agit moins ici du temps physique dont le patient dispose, que de sa détermination intérieure de tenir vraiment aussi longtemps qu’il sera nécessaire, sans égard pour la durée absolue du temps[1]. » Détermination de tenir aussi longtemps que nécessaire qui s’applique tout aussi bien à l’analyste qui aura accepté la charge de diriger la cure.

Pourquoi une analyse dure-t-elle longtemps ? Elle dure le temps qu’il faut au sujet analysant pour reconnaître puis s’extraire, du moins en partie, de ce dans quoi il était englué (ses idéaux, ses symptômes, son fantasme, sa jouissance), pour en faire le deuil ; le temps qu’il faut pour qu’il s’aperçoive que sa course après l’objet désirable de possible satisfaction est vaine puisque cet objet est toujours déjà perdu (Freud), que cet objet est en fait celui qui cause son désir (Lacan). Ce chemin, qui va de l’objet du désir à l’objet cause du désir, est un chemin en boucle qui ne peut s’effectuer qu’après les multiples tours et détours, sous transfert, auxquels obligent les battements de l’inconscient, la pulsion et ses deux versants contradictoires de poussée et de stagnation, la répétition (transfert, inconscient, répétition, pulsion, nous avons là les quatre concepts fondamentaux, selon Lacan, de la psychanalyse et c’est de la préface à la traduction anglaise de ce séminaire que nous avons extrait ce « cas d’urgence », qui est notre thème de travail commun cette année[2]). Il y a les tours autour de l’objet perdu, du traumatisme originel que Lacan appelle trou-matisme, les tours des dits, puis ce tour en plus, final, celui du dire. Vous avez là un aperçu de ce que propose Lacan en 1972 dans « L’étourdit[3] » avant qu’il n’introduise la configuration borroméenne du nœud à trois ou quatre anneaux.

Voilà pourquoi la parution récente du dernier ouvrage de Daniel Mendelsohn intitulé Trois anneaux, un conte d’exils m’a particulièrement intéressée. Et j’ai eu envie de partager avec vous les réflexions, liées au sujet de notre année, que sa lecture a suscitées.

Je suis sensible et j’apprécie le travail de ce grand auteur américain, helléniste et latiniste distingué, francophile de surcroît, qui ne fait pas mystère de l’expérience intime qu’il a de la psychanalyse. Il m’est apparu que son dernier ouvrage, le quatrième, mince volume en comparaison des trois précédents, ne pouvait être considéré comme un de plus dans la série des publications qui se suivent depuis vingt et un ans, mais qu’il venait au contraire enserrer, donner sens, boucler les trois autres. Non pas un récit, un dit de plus si nous nous permettons de faire un parallèle entre l’œuvre de l’auteur, qui tourne autour de la question « qui suis-je ? », et l’interrogation subjective de tout analysant, mais un en plus, dans lequel peut s’entendre un dire. A charge maintenant pour moi de le démontrer, en dépliant la lecture que je fais de ses publications dans l’ordre chronologique de leurs parutions, en la soumettant à un examen qui aimerait être aussi rigoureux, bien que moins exhaustif, que celui qu’il applique aux textes qu’il étudie.

L’œuvre de Mendelsohn rend compte explicitement des tours et détours de son auteur autour du centre originel qui le détermine, qui le cause dirions-nous, et l’écriture lui permet, tel Ulysse, une sorte d’odyssée personnelle.

Le premier livre du professeur de lettres classiques qu’il se contentait d’être jusqu’alors, L’Etreinte fugitive[4], paraît aux Etats-Unis en 1999, mais il ne sera traduit en Français que dix ans plus tard, après le succès retentissant du suivant, Les Disparus[5]. Partant de la découverte de sa passion à vingt ans à la fois pour les langues anciennes et pour les beaux garçons, Mendelsohn interroge dans ce premier ouvrage, à l’approche de la quarantaine et alors que se pose la question de la paternité, son rapport au sexe et à l’amour. Il court après cet insaisissable qui l’égare, cette dualité qu’il retrouve dans la structure même de son patronyme, dans lequel il isole les deux premières syllabes. Men, en Grec ancien, signifie d’une part et implique donc de, d’autre part. A ce qui lui était auparavant apparu et avait été douloureusement vécu comme un conflit entre son désir d’amour, de stabilité de famille d’une part, et d’autre part ce qu’il appelle « l’impulsion vers le plaisir, la beauté vertigineuse de la chute dans des plaisirs qui n’ont pas d’autre sens que leur accomplissement sophistiqué », le conflit donc entre idéal et jouissance, il découvre une solution qu’il qualifie de « compromis », dualité sans duplicité, qui fait écho pour nous au fameux compromis de Cadès, qui révèle, dans la lecture textuelle que Freud fait de la Bible, qu’il n’y aurait pas eu un mais deux Moïse[6]. Ce compromis permet aux deux parts de Mendelsohn de coexister et constitue ce qu’il appelle « la grammaire de (son) identité ». Ce premier livre tourne donc entre sa division reconnue et acceptée entre idéal et jouissance, de ce qui le fait être gay dans un lieu et père de deux enfants d’une femme dans un autre, bref de ce qui le fait homme. Dans la préface au lecteur français rédigée dix ans plus tard, en novembre 2008, il précise que ce livre est le premier volet d’un triptyque, celui dont le focus est resserré autour de l’intimité.

Dans le deuxième, celui qui l’a fait connaître en France en 2007, Mendelsohn élargit son angle de vue. Sa quête identitaire et sa passion de savoir portent à présent sur l’histoire familiale, ce qui ne va pas sans l’Histoire, celle des Juifs de la Mitteleuropa décimés ou conduits à l’exil. Présenté à tort par les critiques littéraires comme un livre sur la Shoah (il a été publié en France un an après Les Bienveillantes de Jonathan Littell, prix Goncourt 2006), ce livre s’attaque, pourrait-on dire, à la troisième syllabe de son patronyme : Men-del-sohn. Mendelsohn nous entraîne à travers le monde sur les traces de ceux dont il ne savait rien sinon qu’ils étaient de la famille, les morts et les vivants, tant il est vrai que : « Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignées leurs richesses et leurs mauvais sorts… » Cette citation de Proust, tirée de La Prisonnière, introduit la première partie de l’ouvrage qui paraît alors que Mendelsohn se rapproche de la cinquantaine. Au fil d’un parcours transcontinental qu’il entremêle dans sa narration avec une lecture philologique de l’Ancien Testament, auquel il ne s’est intéressé que bien après les classiques grecs et latins, il fait sans aucun doute la connaissance de lointains cousins, mais surtout il découvre, avec surprise, que celui qui semblait de toute évidence un proche, ce frère photographe qui l’accompagne, n’était jusqu’alors pour lui qu’un parfait inconnu. S’éclaire alors, au terme d’un travail de recherche de cinq ans, toute une série d’énigmes de l’enfance et en particulier celle du trouble et de la confusion dans lesquels le mettait l’histoire d’Abel et de Caïn, au point qu’il ne pouvait jamais se rappeler lequel était le Bon et lequel le Méchant. Ouvrant la focale de son objectif, Mendelsohn se reconnaît au terme de cette narration non seulement comme Juif laïc mais aussi comme frère dans une fratrie. Le deuxième volet du triptyque a permis de passer de l’intime au groupe.

Le troisième livre, Une odyssée – un père, un fils, une épopée[7], paraît dix ans plus tard. Ce n’est manifestement pas le troisième volet du triptyque annoncé dans la préface de novembre 2008 au lecteur français, qui évoquait un livre en cours d’écriture, un long séjour en France et une réflexion sur la beauté. C’est au contraire dans l’université américaine où il enseigne, à Bard College, que Daniel Mendelsohn nous convie. Son père, mathématicien à la retraite âgé de quatre-vingt-un ans, lui a demandé en 2011 d’assister à son séminaire pour étudiants de première année sur l’Odyssée et il a accepté, pensant alors que le père était désireux de venir à la rencontre d’une part inconnue du fils. L’exploration du lien père-fils mais tout aussi bien fils-père s’entremêle à l’étude du poème épique qui commence, rappelons-le, par le voyage d’un fils, Télémaque, parti à la recherche d’un père qu’il ne connaît pas, puisqu’Ulysse a quitté Ithaque depuis vingt longues années et n’a plus donné de nouvelles depuis. Mendelsohn-père suit donc le séminaire pendant seize semaines, en compagnie de jeunes gens de dix-huit ans, mais loin d’être silencieux comme il l’avait promis, il participe aux discussions, intervient, commente et tandis que le fils déplie pour les étudiants et pour nous lecteurs la complexité du poème et les subtilités de la langue grecque et de l’ancien Français, le père s’autorise remarques et commentaires, relève les contradictions et dénonce les faiblesses de l’épopée : Ulysse n’a selon lui aucun des attributs du véritable héros, c’est un menteur, un mari infidèle, un chef de guerre irresponsable qui a perdu tous ses hommes en route, un pleurnichard, un tricheur pas très malin, puisqu’il ne réussit rien sans l’aide des dieux. Et à quoi bon cette digression inutile des premiers chants sur le voyage de Télémaque, puisqu’il n’apprend rien lors de ses haltes à Pylos et à Sparte sur le but de sa recherche, son père ? Surpris d’abord, agacé souvent et parfois même carrément gêné, le Professeur Mendelsohn en vient à retrouver avec tendresse dans le vieux contradicteur qui relance son cours et l’anime le père de son enfance et de son adolescence et davantage, car il découvre aussi un père qui en toute discrétion et à l’insu de son fils sait écouter et soutenir les jeunes gens qui s’adressent à lui, ce père qui lui aussi a été enseignant. Quelques mois plus tard, pour clore et couronner l’aventure commune, ils embarquent tous deux pour une croisière  intitulée « Sur les traces d’Ulysse », ultime voyage puisque le père mourra peu après. Le fils n’est pas au bout de ses surprises, puisqu’il va y découvrir un père qu’il ne connaissait pas, sociable et enjoué, capable un Martini à la main et tout en chantonnant, d’expliquer à de parfaits inconnus que ce qu’il aime dans les paroles d’un standard du jazz, My funny Valentine, est exactement ce qu’il aime dans les mathématiques : dire avec simplicité et élégance le maximum de choses avec un minimum de moyens. Une épure donc, bien éloignée des dits filandreux de l’Odyssée, pleins selon lui de digressions et de répétitions. Un père capable encore d’épater son fils en déclarant au petit groupe de croisiéristes conquis qu’ils retrouvent tous les soirs au bar, que bien sûr il est intéressant de faire le lien entre les lieux réels et ceux dont parle Homère, mais qu’ils lui paraissent vides, beaucoup moins réels que dans le poème. Un incident de parcours viendra le vérifier, quand l’escale prévue à Ithaque, devenue impossible, sera remplacée par la lecture de poèmes, ce qui rendra Ithaque tout à fait présente, réelle. Le père mathématicien, lacanien sans le savoir, reconnaît là deux façons, deux types d’écriture du réel, la mathématique et la poétique. Son père serait-il donc, tout comme Ulysse, polytropos, aux mille tours et aux mille détours, se demande le fils ? Dans ce son troisième ouvrage,  on pourrait dire que Mendelsohn s’attache à la troisième syllabe de son patronyme et il en vient à proposer, après l’intime et le groupe, une vision kaléidoscopique de ce qui nous définit. Mais il avance aussi, discrètement, une question sur le réel.

Et nous voici arrivés au quatrième ouvrage. En novembre 2008, il nous avait promis un livre qui nécessiterait d’abord un exil volontaire et un long séjour en France. Ce livre, lui-même tripartite, supposait que, tel l’un des trois modèles qu’il allait étudier, l’auteur s’éloigne des souffrances d’un passé qui n’était pas le sien pour réfléchir à ce qui préside aux choix esthétiques d’un sujet, choix souvent différents de ceux de sa famille ou de sa culture, réfléchir à ce qui fait qu’une rencontre de hasard peut déterminer une vie entière. Le long séjour en France projeté et la citation de Proust en exergue des Disparus nous laissait anticiper sur l’importance pour lui de la langue, la culture et la littérature françaises. Et nous pouvions supposer qu’après avoir visé l’intime puis le familial, Mendelsohn le lettré allait aborder, dans sa vaste recherche identitaire, le culturel. Trois anneaux, un conte d’exils[8] répond à ce cahier des charges, mais il va bien au-delà. Tout comme Mendelsohn avec son patronyme, je vais séparer ce titre en trois chapitres : trois anneaux, un conte, des exils.

Trois anneaux : Mendelsohn étudie trois modèles, trois intellectuels exilés auteurs de chefs d’œuvre. Eric Auerbach d’abord, universitaire allemand spécialiste de littérature qui, pour fuir la persécution nazie, dut s’exiler à Istanbul où il rédigea le livre qui allait faire de lui le père de la littérature comparée, Mimesis[9]. François Fénelon ensuite, homme d’Eglise et théologien français, précepteur du petit-fils de Louis XIV, auteur à la fin du XVII° siècle des Aventures de Télémaque[10]. Ce livre, le plus lu de France et d’Europe tout au long du XVIII° (et qui fut même traduit en Turc au XIX°), valut à son auteur le bannissement, l’exil loin de Versailles. L’écrivain W.G. Sebald enfin, né en 1944, au prénom trop douloureusement nazi, qui dans les années 60 du siècle dernier s’exila volontairement en Angleterre où se situent la plupart de ses récits et où il mourut en 2001 (Sebald est le modèle évoqué dans la préface au lecteur français). Ce n’est pas Austerlitz[11], le plus connu de ses livres, qui retient Mendelsohn mais Les Anneaux de Saturne[12], le plus représentatif du style particulier de l’auteur qui use magistralement, comme Homère, de la composition circulaire mais au contraire d’Homère, son récit annulaire ne mène pas vers l’éclaircissement mais empêtre plutôt dans un enchevêtrement de méandres inexplicables.

Après l’épopée homérique, un conte : l’art du récit de Mendelsohn va faire de ces trois parcours singuliers un conte, universel, celui de l’étranger fatigué qui, au terme d’un long voyage sinueux et semé d’embûches, arrive dans une ville inconnue qui sera pour un temps sa demeure (au contraire d’Ulysse qui rentre à la maison). Il a laissé derrière lui femme et enfant et n’a pour seul bagage qu’un sac empli de livres. Un conte dont le déploiement annulaire est sous-tendu par un fil directeur, celui du rayonnement de la culture et de la littérature françaises. Un conte où la culture, la lecture et l’écriture triomphent des exils. Mais quels liens existerait-il entre l’exil et la création littéraire et de quels exils s’agit-il ?

Des exils : c’est ce point précisément qui fait que ce conte dépasse l’objectif présenté dans la préface, qu’il a éveillé mon intérêt et permis ce travail. Il y a bien sûr, objectivement, des exils imposés et des exils choisis, mais qui sont tous deux ce que j’appellerai des exils extimes, historiques et géographiques. Mais il y en a un autre autour duquel ce livre tourne, l’exil subjectif, intime, qui a fait de Mendelsohn un auteur mais qu’il n’avait fait qu’effleurer et contourner jusqu’alors. Cet exil intime va s’imposer à nouveau à lui, en deux temps. D’abord après la rédaction des Disparus, ce qui l’empêche de poursuivre la recherche déjà amorcée et l’oblige à un détour, puis dans le décours de ce détour même. Il a en effet, nous rapporte-t-il, traversé une crise existentielle qu’il analyse. Une crise nécessaire, une crise qui vient résoudre l’impasse dans laquelle se trouvait l’entreprise d’élucidation subjective qu’il se proposait depuis qu’il était entré en écriture et à laquelle il pensait répondre en  déplaçant et en élargissant toujours plus son angle d’observation et d’investigation. Cette crise va lui permettre d’y répondre autrement et peut-être enfin de façon satisfaisante, c’est du moins mon hypothèse.

L’évolution chronologique de la crise nous est décrite, de même qu’est explicitement développé ce qui serait à l’origine de ses deux temps. Mendelsohn a d’abord mis l’inertie qui l’a saisi après la rédaction des Disparus sur le compte de la fatigue mais il la comprend à présent comme une sorte de crise dépressive, un exil intérieur qu’il qualifie de « désespoir émotionnel ». Sur les conseils d’une amie qui l’engage, pour s’en sortir, à revenir à ses racines intellectuelles, il envisage d’écrire un livre sur l’Odyssée mais il se retrouve plongé, de façon inattendue, dans une impasse, un « désespoir narratif ». Après le désespoir émotionnel, explicable en partie, le désespoir narratif, d’un ordre différent, nouveau, surtout pour un homme de plume qui ne manque pas, quant à son sujet, de matière. Mais voilà, ce n’est plus l’intellectuel mais l’écrivain qui se retrouve en panne, l’écrivain devenu orphelin et qui voudrait écrire, plutôt qu’un livre d’érudition, un livre sur le fameux séminaire de 2011 et sur la dernière année de la vie de son père, mais ce livre s’avère impossible à écrire. Pendant quatre années, les pages s’ajoutent aux pages, sans que ça prenne, sans qu’il puisse aboutir à un récit qui fonctionne. C’est l’intervention d’un ami éditeur, l’un de ses mentors depuis qu’il s’est lancé dans l’écriture, qui va le sortir d’affaire, faire interprétation. « On ne te demande pas de raconter des faits, mais une histoire… Fais des retours en arrière, des bonds en avant, oublie la chronologie. Invente s’il le faut ! Trouve une autre voie d’approche », lui dit-il. C’est le signifiant « voie » qui fait d’abord mouche et vient donner rétroactivement sens au désespoir émotionnel. Les Grecs anciens appelaient la voie sans issue aporia mais ce terme dans l’Odyssée désigne la mer, « ce terrifiant néant uniforme et vide dont Ulysse doit s’extirper, littéralement et métaphoriquement, pour retrouver son identité et le chemin de son pays[13]». Mendelsohn se remet en marche. Puis s’impose à lui l’autre recommandation, celle de faire histoire, en rompant avec la chronologie et l’exactitude, ce qui évoque pour Mendelsohn la composition circulaire, principe structurant des poèmes épiques. Mais cela renvoie le lecteur analyste aux digressions propres aux dits analysants suscités par la règle freudienne de l’association libre, aux tours et détours qui pourraient être sans fin sans ce tour en plus, le tour du dire qu’avance Lacan. Nous pourrions donc écrire histoire avec un y, ce que Mendelsohn l’helléniste ne nous reprocherait sans doute pas, hystoire[14] comme Lacan le propose en écho aux discours analysant faits de dits et d’un dire, l’un des quatre discours qu’il isole et qu’il nomme discours hystérique. Cherchant à comprendre avec Auerbach comment la littérature confère à la réalité un effet de réel, Mendelsohn, dans son commentaire de Mimesis, nous introduit à l’autre technique narrative, celle de la Bible hébraïque. Si le style circulaire homérique, avec sa prolixité narrative, ne laisse rien dans l’ombre, il fait obstacle pour Auerbach à une représentation convaincante de la réalité ; au contraire du style hébraïque, plein d’inconnues et d’omissions, plein d’ombres. Dans la Genèse, il y a également le voyage d’un père et d’un fils, c’est celui que Dieu impose à Abraham pour conduire son fils au lieu du sacrifice. Aucun détail ne nous est donné, ce qui n’empêche pas la scène d’être d’un réalisme convaincant. Le style homérique supposerait que tout peut être élucidé alors que l’hébraïque implique que tout n’est pas connaissable et impose donc l’interprétation. L’un sature et referme la quête de la vérité, alors que l’autre, celui qui inspirera l’inventeur de la psychanalyse, l’ouvre. Mendelsohn, plutôt que d’opposer les styles des deux piliers de la culture occidentale, considère qu’ils se complètent. Ajoutons que dans tout récit mémorable, quel que soit son style, il reste un point d’obscurité ou de trop grande clarté qui permet au lecteur de se l’approprier, de l’interpréter à sa guise et de s’en faire le passeur ; et qu’au terme d’une psychanalyse, c’est justement à partir de ce point irreprésentable, ce point de réel, du réel comme impossible, que peut naître un désir nouveau.

Ce point, que Mendelsohn ne traite pas explicitement, peut se déduire, du moins je le déduis, de la lecture de Trois anneaux, et il rend raison non seulement de la crise existentielle qu’il a traversée mais de sa solution. Il ne s’agit plus là de ce qui fait que le récit d’un auteur sonne vrai mais de la rencontre singulière du sujet Mendelsohn avec ce autour de quoi sa quête identitaire tourne ; nous passons ainsi de l’universel du conte au plus singulier. Il pensait qu’en multipliant les approches, les savoirs, les ruses, il découvrirait sa maison et voilà qu’il découvre qu’au centre de son long voyage, un voyage d’écriture de vingt ans, se tient un trou dont il lui faut bien admettre l’irréductible, quelle que soit la quantité de savoir accumulée. Ce trou, c’est sa demeure, sa demeure d’exil. Pas d’autre « compromis » qu’un exil réciproque entre le sujet de l’inconscient et la jouissance. Il nous rapporte en effet deux événements, survenus lors de son périple transcontinental à la recherche de ses racines historiques. Dans la salle des Maquettes du musée de la Diaspora de Tel-Aviv, où sont reproduites les synagogues construites à travers le monde au fil des millénaires, reconverties ou disparues, il a pour la seule et unique fois pleuré. Il s’est lui-même appliqué avec passion à l’adolescence à la construction de répliques fidèles de bâtiments antiques disparus mais il lui apparaît à présent qu’il manquera toujours à la réplique fidèle dans sa matérialité ce qui faisait l’âme de l’original (l’âme, déjà présente dans la citation de Proust, réapparaît, l’âme qui peut définir également le trou central du tore). Il relie son émotion d’alors à son « désespoir émotionnel ». Cela l’amène à se remémorer  la visite en 2005 du Musée-Mémorial de Belzec, camp de mise à mort uniquement où plus de 600 000 personnes ont été gazées en quinze mois. L’acte commémoratif consiste à marcher autour d’un immense terrain vide, sur lequel se dressaient autrefois les chambres à gaz, le long d’un sentier dont les dalles portent gravés les noms des lieux d’Europe dont sont partis les convois humains et la date de ces transports. Evénement qu’il relie à ce qu’il appelle le désespoir narratif, réactualisé par la mort du père en 2011. Mais les deux désespoirs, émotionnel et narratif, relèvent de la même cause, la confrontation au réel de la perte irréductible.

Le tour en plus, c’est celui qu’accomplit Mendelsohn à soixante ans avec ces Trois anneaux…, c’est du moins ce que je vous propose de déduire de la lecture d’une œuvre qui se déploie sur vingt ans. Il faut du temps pour qu’au terme de la Recherche, le narrateur proustien découvre que le côté de chez Swann et le côté de Guermantes, qu’il avait cru opposés, ne forment qu’un seul chemin en boucle à partir de la demeure familiale de Combray. Il faut du temps aussi pour qu’en fin d’analyse, au-delà des souvenirs, des boucles narratives, des dits, advienne un dire de clôture. Permettez-moi donc ce parallèle entre le parcours analysant et celui de l’écrivain Mendelsohn dont nous savons par ailleurs qu’il a suivi une psychanalyse[15], ce qui n’est sans doute pas sans incidence sur sa recherche. Au terme de trois récits qui nous présentaient l’érudit, l’intellectuel, le conteur remarquable qu’il est, il découvre et nous confie, dans le quatrième ouvrage et vingt ans après le début de son interrogation subjective via l’écriture, que ce qui le détermine et fait de lui un écrivain est ce trou originel. Il aura fallu pour cela non seulement la traversée d’un deuil réel, mais une crise existentielle et la parole interprétative d’un mentor (rappelons que Mentor, ami d’Ulysse, était le précepteur de Télémaque).

Voilà pourquoi Trois anneaux … n’est pas seulement la pièce manquante chronologique qui rendrait compte du trou temporel entre le deuxième et le troisième ouvrage, ce qui contenterait un historien, mais le tour nécessaire pour réunir topologiquement les trois ouvrages précédents. C’est le tour en plus introduit par Lacan dans « L’étourdit », celui qui opère par un dire une coupure dans le tore névrotique de la répétition des dits. Ce dire est toujours contingent. Nous ne pourrons savoir si dans sa cure l’analysant Mendelsohn aura pu découvrir les  trois dit-mensions de l’impossible dans le sexe, le sens et la signification que Lacan évoque, et cela ne nous importe pas, mais il me plaît de relever dans l’œuvre d’écrivain qu’il a produite jusqu’à présent (je laisse de côté ses textes de critique littéraire et cinématographique) l’importance et de la triplicité, et du trois plus un. C’est ce tour en plus supposé qui me fait considérer le plus mince de ses livres comme le plus accompli, dans son élégante simplicité de conte. Qu’en sera-t-il du suivant, s’il advient ? Nous ne pouvons que l’attendre…

 

[1] FERENCZI S., « Le problème de la fin de l’analyse » (1927), in Psychanalyse IV, Œuvres complètes, Paris, Payot, 1982, p.48.
[2] LACAN J., « Préface à l’édition anglaise des écrits » (1976), in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
[3] LACAN J., « L’étourdit » (1972), in Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001.
[4] MENDELSOHN D., L’Étreinte fugitive, Paris, Flammarion, 2009.
[5] MENDELSOHN D., Les Disparus, Paris, Flammarion, 2007.
[6] FREUD S., L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), Paris, Gallimard, 1986, et CHOURAQUI-SEPEL C., « Fantaisie freudienne », in RCCP, Paris, Hermann, 2006.
[7] MENDELSOHN D., Une odyssée, un père, un fils, une épopée,  Paris, Flammarion, 2017.
[8]  MENDELSOHN D., Trois anneaux, un conte d’exils, Paris, Flammarion, 2020.
[9]  AUERBACH E., Mimesis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946), Paris, Gallimard, 2007.
[10] FÉNELON F., Les Aventures de Télémaque (1699), Paris, Gallimard, 2003.
[11] SEBALD W.G., Austerlitz (2001), Arles, Actes Sud, 2002.
[12] SEBALD W.G., Les Anneaux de Saturne (1995), Arles, Actes Sud, 1999.
[13] MENDELSOHN D., Trois anneaux…, op.cit., p.28.
[14] LACAN J., « Préface à l’édition anglaise du séminaire XI », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.571.
[15] Le Monde des livres, 28 août 2020.