La langue du témoin

Intervention prononcée lors de la journée d’étude Témoin, pas sans l’Autre ? Organisée par les membres de l’EPFCL du Pôle à Ouest à Rennes le samedi 27 février 2016

Ce qui est arrivé à la langue

« La terreur s’est instaurée dans la manipulation de la langue » écrit Rithy Panh, « les khmers rouges ont commencé par assassiner les mots, ils ont travaillé comme des linguistes. […] Je ne comprenais pas tous les termes qu’ils utilisaient, souvent inventés à partir de mots existants : ils mêlaient de façon troublante sonorités et significations. Tout semblait se glisser, se déplacer. Instinctivement, ce langage nous a inquiétés: si les mots perdent leur sens, que reste-t-il de nous[1] ? » Je retiendrai cette phrase pour questionner ce qu’il advient du sujet lorsque la langue lui fait défaut.

Cette manipulation de la langue par le régime de Pol Pot ne va pas sans rappeler l’étude minutieuse réalisée par Viktor Klemperer concernant la langue nazie. « L’idéologie nazie imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret[2]». Ce phénomène se répète, de génocide en génocide, comme si il en devenait presque une condition. Réduire la langue, la pensée, le sujet : viser son effritement par le dedans, par une dose d’arsenic contenu dans chaque mot que le sujet avale, comme unique nourriture. La langue déviée et remaniée par les régimes totalitaires vise l’extinction du dire, la destitution de l’existence subjective du sujet en la raptant si on peut dire, au profit d’une homogénéisation. La torsion de la langue vise l’abolition du relief de l’altérité, elle crée un marasme signifiant dans lequel le sujet ne se reconnaît plus : l’effacement de la différence, jusqu’à l’effacement du nom, remplacé par un numéro tatoué sur la peau. Une langue ainsi rétrécie où  le sujet « ne dispose plus d’interprétant au monde » pour reprendre l’expression de Jeanine Altounian, comme si de la langue elle-même le sujet s’en trouvait exclu.

Quels sont les effets subjectifs de cette violence qui passe d’abord par la langue? Comment le sujet s’en sort pour reprendre la parole, pour trouver support à sa parole? Rithy Panh amorce une réponse à cette question : « Il nous faut dit-il avoir une conscience aiguë de notre langue, la langue avec laquelle on pense est celle avec laquelle on résiste[3].» La langue serait le support élémentaire de la propagande, l’instauration de la terreur, mais elle resterait la seule et unique forme de résistance, à condition d’avoir une conscience aiguë de ce qui la fait notre.

Face à cette forclusion de l’altérité dans la langue, le travail du sujet qui témoigne serait-il alors de refonder sa langue, de se la réapproprier, ou d’en recréer une dans laquelle il puisse à nouveau y loger son être?  Par le chemin de la littérature, de la poésie, de l’image, n’est-ce pas cela dont il s’agit pour le témoin ? Je vous propose d’envisager notre question « témoin pas sans l’Autre ?» en considérant l’Autre comme le lieu des signifiants, antérieur à l’avènement du sujet, et comme lieu de la parole et de son fondement.

En tenant comme fil rouge la question de la langue du témoin, je vous propose de suivre la voie philosophique avec Giorgio Agamben : Dans son livre Ce qui reste d’Auschwitz, le philosophe italien propose une véritable cartographie du témoignage  qui m’a semblé incontournable pour notre thème d’aujourd’hui. Nous interrogerons d’abord avec lui ce que Primo Lévi considère être « le vrai témoin ».

« Nous ne sommes pas les vrais témoins[4] »

Primo Lévi, réduit à Häftling n°174517 à Auschwitz, n’a jamais cessé de réfléchir à ce qui fonde véritablement la validité du témoignage. Dans ses écrits, il interroge la limite entre l’homme et celui qui a franchi le cap de la déshumanisation : Que signifie rester un homme ? Lévi nous pose cette question et nous demande de considérer « si c’est un homme ». Rithy Panh l’interroge également dans L’image manquante : « quand les hommes seront libres et égaux, seront-ils encore des hommes ?[5]». Pour Lévi, sur le seuil extrême entre l’humain et l’inhumain se tient le vrai témoin, celui qui n’a plus les mots pour parler : le Muselmann des camps.

Sur l’origine du terme Muselmann, les avis divergent. Certains rapportent que ce terme vient du fait que ces détenus, plus décharnés encore que les autres, marchaient comme des automates, le buste constamment penché en avant, les épaules rentrées, dont l’allure évoquait des silhouettes en prière. L’explication la plus probable renvoie au sens littéral du terme arabe muslim : à la différence que, si la résignation de l’homme pieux repose sur la conviction qu’Allah est à l’œuvre dans tout événement, le Muselmann d’Auschwitz semble lui, avoir perdu toute volonté et toute conscience. Il est celui qui n’est plus qu’un cadavre ambulant au regard opaque, indifférent, machinal et triste, aux cheveux hirsutes, au corps décharné sans présence, indifférent à tout ce qui se passe autour de lui, un assemblage de fonctions physiques dans leurs derniers soubresauts.

La violence si particulière du camp réside peut-être en ce qu’écrit Primo Lévi, de façon très juste et si terrible, au sujet de ces hommes qui peuplent les camps de leur présence sans visage : « On hésite à les appeler des vivants. On hésite à appeler mort leur mort[6]». Que la mort d’un être humain ne puisse plus être nommée, que précisément le mot ne s’y applique plus, telle est l’horreur spécifique introduite dans le camp. L’être de la mort y est forclos, la mort disparaît, remplacée par « la fabrication de cadavres[7]» écrira Hannah Arendt. Soulignons là l’arrachement du caractère sacré de ce que l’homme nomme la vie et la mort. Ce qui ne peut se dire et que représente le Muselmann réside en ceci : que la vie ou la mort d’un être humain ne se nomme plus.

« Nous, les survivants, ne sommes pas les vrais témoins. Ceux qui ont touché le fond, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont revenus muets, mais ce sont eux, les Muselmann, les engloutis, les témoins intégraux. Nous, nous parlons à leur place, par délégation[8].» Cela pose un nouveau regard encore sur le titre de notre journée : témoin pas sans l’Autre, l’Autre serait « l’englouti » qu’évoque P. Lévi, celui à la place duquel il parle. Ainsi cet Autre-là, « le disparu » est-il nécessaire pour témoigner ? Et en quoi ? Agamben propose d’élever au rang paradigmatique ce nécessaire renvoi à l’Autre ; cette impossibilité de témoigner pour soi-même devenant la condition même du témoignage : « Tout témoignage est un processus traversé par des flux de subjectivation et de désubjectivation. Il n’y a donc pas à proprement parler de sujet du témoignage[9]».

Sur la fiction

La désubjectivation, cette sorte de décentrement qui serait selon Agamben intrinsèque à tout témoignage, m’évoque ce qui se passe lorsque l’écrivain en passe par la fiction. Aharon Apelfeld dit en être passé par  une sorte d’identification à une enfant juive dans le ghetto, pour pouvoir commencer à écrire. La fixion comme l’écrit Lacan, tente d’attacher un bout de réel pour le transmettre. En passer par la fiction, qui vient du latin fingere, façonner, inventer, permettrait-il de s’approcher d’un réel indicible pour en dire quelque chose, de produire un tour de force au traumatique ?

Le Muselmann : objet témoin pour Primo Lévi et Marceline Loridan Ivens ?

Le Muselmann est un cadavre ambulant, « un homme sans visage » écrit Primo Lévi. S’il ne devait choisir qu’une seule image, Primo Lévi nous dit qu’il garderait la vision de ces « non-hommes en qui l’étincelle divine s’est éteinte[10]».

Le Muselmann, en lieu et place du non-homme, lui permet de se situer puisqu’il est celui que Primo Lévi n’est pas. Cette image, qui reste, ne représente-t-elle pas ce à quoi tient celui qui témoigne ? Primo Lévi s’appuie sur le Muselmann, à qui il suppose une impossibilité de dire : Il y tient comme objet témoin de ce qu’il n’est pas, comme garantie de son existence à lui. Dans « Et tu n’es pas revenu », Marceline Loridan Ivens l’évoque également de cette manière : « Au camp j’ai tout fait pour être des vivantes. […. Ne jamais ressembler à celles qui se laissaient aller, choisissaient un lent détachement de leur corps. J’ai tenu, moi[11]». Là aussi, nous entendons l’appui sur un Autre qu’elle n’est pas pour lui garantir son existence, à elle.

La langue du témoignage : porter « la parole de la langue »

Lorsque Primo Lévi dit que le disparu « témoigne à travers ses paroles », c’est parce que celui-ci s’est soustrait à la langue, il ne pouvait plus parler, ou est revenu muet. Nous retrouvons cette idée dans le travail de Rithy Panh : prendre la parole au nom des disparus. Le témoignage serait-il alors uniquement affaire de délégation ? Suivons la rigueur philosophique d’Agamben : « Le témoignage apparaît seulement là où est apparue une impossibilité de dire » écrit-il. Du fait de sa constitution même, le témoignage porte intrinsèquement dans son dire la ruine de la langue de ceux qui l’ont perdue. « La langue du témoignage est une langue qui ne signifie plus », écrit Agamben, « elle doit non seulement porter son propre non-sens (le son dénué de sens), et d’autre part porter la déchéance de la langue. Ce qui est transcris dans la langue du témoignage, c’est la parole de la langue, celle qui naît quand le verbe n’est plus au commencement, quand il déchoit de celui-ci pour – simplement – témoigner[12]».

Le dire poétique

En démontrant ainsi que ce n’est pas le sujet qui parle dans le témoignage mais la langue, Agamben nous met sur la voie de la poésie. « La parole de la langue » à laquelle il fait référence, je la mettrai du côté de la lalangue, du hors sens. Et si la poésie « vise un point d’effraction de la langue pour renouer avec l’impossible qui la fonde [13]» comme l’écrit J.-P. Lebrun, nous envisageons alors dans la poésie, une création de la langue comme puissance de dire.

Celan choisit de laisser parler la poésie, de « céder l’initiative aux mots[14]», laissant son « je » aux oubliettes. J’y entends une manière de lutter, de contrer, comme il le fait dans sa « contre-parole », contrer l’arsenic insinué dans la langue allemande qui ne lui permet plus d’y prendre place.

Alors qu’il parle plusieurs langues, Celan choisit d’écrire dans la langue des bourreaux. Ce choix d’écrire en allemand – dont il dit que c’est son « destin »[15] – n’est pas étranger au fait que sa mère lui a appris et lui lisait des poèmes en allemand. Comme d’ailleurs la langue française pour Rithy Panh : son père récitait des poèmes français quand Rithy était petit. C’est ce point qui a attiré mon attention : la plupart des rescapés exilés choisissent la langue de l’exil pour écrire. Celan, lui, choisira l’allemand. Mais il soumettra la langue à une sorte de dislocation langagière en y injectant  des apports lexicaux yiddish et hébreux, création qui vise de permettre à la langue de traverser « son propre mutisme[16]». La langue qu’il crée est une langue d’éclats, de brisures. Il joue de coupures, de musicalité, de l’intention de rythme pour signifier quelque chose, dans une langue hors code, hors norme. Il pulvérise la langue allemande en particules de mots, les atomise pour se constituer une langue unique, secrète. Ses vers deviennent de plus en plus cryptés, fracturés, monosyllabiques. Mais la langue ne dira rien de ce qui lui est arrivé confie-t-il : la langue reste sèche.

Et le poème lui, parle-t-il ?  C’est, il me semble, ce que Celan questionne lorsqu’il cherche à enserrer la fonction du poème. Il appelle « méridien » ce trajet du poème, ce chemin impossible qui, en revenant sur soi, mènerait à la rencontre d’un Autre. Comme si le poème voulait aller vers ce lieu rassurant et pourtant inexistant : l’impossible logé au creux même de la parole poétique, dont Celan dira finalement que c’est « un dialogue désespéré ».

Laisser parler le poème[17]

Le travail de Celan agit-il comme une sorte d’opérateur d’une résurrection de la langue par la création artistique ? D’une langue morte au sens où il ne pouvait plus s’y inscrire comme sujet ? Celan se suicide le 20 avril 1970. Certains considèrent que Celan s’est identifié au poème, et que l’impasse du mutisme de la langue et mutisme du poème l’ont plongé dans la Seine[18].

Enfin de quoi témoigne la poésie de Celan ? Et d’une façon plus large du dire poétique ? Car sans nul doute, l’écriture de Rithy Panh ainsi que celle de Marceline Loridan Ivens ne sont pas sans rappeler le chant poétique. Rappelons que Rithy Panh avait à l’endroit des mots une exigence particulière : « Pas de grands mots ! » demandait-il à Christophe Bataille pour l’écriture de « L’image manquante ». Ce texte convient en effet d’un rythme poétique avec ses phrases courtes, parfois énigmatiques, sous forme de strophes. Même son titre, « l’image manquante » reste une formule énigmatique qui ouvre à multiples possibles : de mon point de vue, il parle.

Il n’est pourtant pas question de poser l’hypothèse que la poésie permettrait de dire mieux qu’une autre forme de témoignage l’horreur absolue. Agamben considère que « Les poètes – les témoins – fondent la langue comme ce qui reste, ce qui survit en acte à la possibilité ou à l’impossibilité de parler[19]». Nous considérerons avec lui que la poésie montre dans son acte d’énonciation le lieu d’où les mots surgissent, rejoignant Peter Szondi lorsqu’il écrit que les poèmes de Celan ne prononçaient pas de parole, mais qu’ils parlaient de mots.

Ce qui apparaît dans le poème, c’est le parler lui-même, la mise à nu du parler. Et si le poète laisse parler la langue, c’est sans doute qu’il lui est nécessaire de convoquer ce qui le fonde, pour renouer avec son humanité.

 

[1] Panh, R. Article non paru « La parole filmée. Pour vaincre la terreur »,  p.42.
[2] Klemperer, V., LTI La langue du IIIème Reich , Paris, Albin Michel, p.40.
[3] Panh, R., « Ibid., p.19 et 20 ».
[4] Levi, P., Les Naufragés et les Rescapés, Paris, Gallimard, 1989, p. 82-83.
[5] Panh, R. avec Bataille, C., L’image manquante, Paris, Grasset, 2013, p.39.
[6] Lévi, P., Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987, p. 96-97.
[7] Arendt, H. citée par Agamben, G., Ce qui reste d’Auschwitz , Paris,  Petite bibliothèque Payot, 2003, p.76.
[8] Levi, P., Les Naufragés et les Rescapés, Paris, Gallimard, 1989, p. 82-83.
[9] Agamben, G., Ce qui reste d’Auschwitz, Paris,  Petite bibliothèque Payot, 2003, p. 131-132.
[10] Lévi, P., Si c’est un homme, Paris,  Julliard, 1987, p. 96-97.
[11] Loridan Ivens, M. avec Perrignon, J., Et tu n’es pas revenu, Paris, Grasset, 2015, p.70-71.
[12] Agamben, G., « Ibid., p.41-42 », Paris, Petite bibliothèque Payot, 2003.
[13] Lebrun, J.-P., L’altérité est dans la langue, Psychanalyse et écriture, Paris, Eres, 2015, p. 117.
[14] Latour M.-J., « Souffrir lalangue », dans Mensuel 56, EPFCL, p.27.
[15] Celan, P. citation exacte: « Je tiens à vous dire combien il est difficile pour un juif d’écrire des poèmes en langue allemande. Pourtant mon destin est celui-ci : d’avoir à écrire des poèmes en allemand ».
[16] Celan, P., « Allocution prononcée lors de la réception du prix de la littérature de la Ville hanséatique de Brême », in Le Méridien et autres proses, Paris, Seuil, 2002. Citation complète : « La langue, elle, ne fut pas perdue malgré tout cela. Mais elle dut traverser sa propre absence de réponse, traverser un épouvantable mutisme, traverser les mille ténèbres porteuses de mort. Elle les traversa, mais ne délivra pas un mot à propos de ce qui était arrivé ».
[17] Celan, P., « Le poème parle ! » dans Le Méridien, p.30.
[18] Voir à ce sujet l’article de Mitelman M. « Celan : la guerre dans la poésie même », dans La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, Berg International, 2015, p.89-93. (Citation  exacte « Dans une lettre à Adorno : Je suis très seul avec moi-même et mes poèmes. Je tiens d’ailleurs moi-même et mes poèmes pour une seule et même chose »).
[19] Agamben, G., Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2003, p. 176.

Email de l’auteure : mldune@yahoo.fr